Le vieil homme avait laissé retomber ses mains et contemplait cette belle jeune femme qui, de toute évidence, l’avait oublié et se parlait à voix haute. Il la regardait avec étonnement mais non sans une sorte de soulagement...

– Vous pensez vraiment ce que vous dites ?

Elle lui sourit sans la moindre arrière-pensée. Ce vieillard déplorant le crime qui n’était pas le sien, qui même en était obsédé la touchait. Lui, le malheureux, n’avait été qu’un instrument et il demeurait hanté par le souvenir de ces deux êtres qu’il lui avait fallu décapiter. Ceux qui avaient voulu, ordonné cette double mort avaient-ils connu, eux aussi, les mauvais rêves et les obsessions ? Fiora en doutait beaucoup. Regnault du Hamel était un homme sans cœur, Pierre de Brévailles ne devait pas en avoir davantage. Quant au duc de Bourgogne, le souvenir d’un jeune frère d’armes assassiné ne devait pas peser beaucoup auprès de ses royales ambitions.

– Je pense chacun des mots que je dis, reprit Fiora, et je ne suis pas venue vous tourmenter mais uniquement vous demander où se trouve cette tombe que mon père avait souhaitée pour eux. Je voudrais pouvoir y prier...

Tout en disant ces mots et se souvenant de ce qui s’était passé chez Jehan du Poix, elle porta la main à son escarcelle mais le vieillard l’arrêta :

– Surtout, ne m’offrez rien ! Votre père a royalement payé la tâche qu’il m’a confiée : c’est à lui que je dois de posséder cette maison qui me rapproche du ciel, moi qui vivais dans la fange. La tombe que vous cherchez est tout près d’ici...

– Vous allez pouvoir m’y conduire, alors ?

– Non, car il vaut mieux que l’on ne nous voie pas ensemble. Mais vous trouverez facilement : en sortant d’ici et en prenant le chemin à main gauche, vous verrez, près du petit bois qui couronne ce coteau, une fontaine. Elle appartient au prieuré comme les terres qui l’entourent et s’appelle la fontaine Sainte-Anne. Le sol en est sacré. C’est à côté de la fontaine que je les ai enterrés et j’ai planté dessus une aubépine qui est en fleur plus tôt et plus longtemps que les autres. Les gens de la région ont vu, dans sa floraison, une sorte de miracle et, au printemps, les filles viennent y cueillir quelques brindilles comme porte-bonheur...

– Quand avez-vous fait cela ? ...

– Trois jours après l’exécution, il n’y avait plus de neige et il valait mieux ne pas attendre que la terre soit trop tassée. C’était la lune nouvelle et il faisait très noir mais je suis comme les chats et j’y vois dans l’obscurité. Et puis, j’ai eu de l’aide...

– Qui donc ? L’un de vos valets ?

– Oh non ! Je n’avais pas assez confiance. C’est le vieux prêtre qui m’a donné la main. Il n’a pas voulu repartir pour Brévailles avant d’avoir accompli avec moi ce qu’il considérait comme un devoir pieux. Pauvre brave homme ! Il n’était pas très solide mais il m’a été tout de même bien utile. Et il a pu au moins bénir la terre... Voyez-vous, madame, ce m’est une douceur de savoir que ces malheureux enfants reposent là, dans la paix d’un sol béni et tout près de moi. Même si mes nuits restent pénibles. Ma paix à moi, je ne l’ai trouvée que lorsque j’ai abandonné le métier et suis monté ici pour n’en plus redescendre. Et c’est pourquoi, tout à l’heure, j’ai eu si peur en vous reconnaissant...

– Vous voyez bien qu’il n’y avait aucune raison. Je suis certaine qu’ils vous ont pardonné eux-mêmes depuis longtemps. Sans doute depuis l’instant où vous avez frappé. Adieu, maître Signart ! Nous ne nous reverrons sans doute jamais. Sachez pourtant que je vous remercie du fond du cœur...

Le laissant rentrer dans sa maison, peut-être pour y prier mais plus certainement pour y boire un verre de son vin afin de se remettre, Fiora rejoignit ses compagnons.

– Les savoir en paix et dans une terre sainte change-t-il quelque chose à tes projets de vengeance ? demanda Démétrios.

– Cela n’atténue en rien les fautes des coupables. J’irai jusqu’au bout...

– Hormis le duc Charles, les autres sont peut-être morts ?

– C’est ce qu’il faudra découvrir. Seule la justice de Dieu peut leur éviter la mienne. Mais voici, je crois, la fontaine.

La description de l’ancien bourreau avait été parfaite et l’endroit paraissait charmant. A l’orée d’un joli bois de pins, un filet d’eau coulait dans un petit bassin fait de grosses pierres veloutées de mousse et, tout auprès, un gros buisson d’aubépine poussait ses branches vigoureuses, ses feuilles finement découpées et la neige parfumée de ses fleurs délicates qui poudraient déjà le sol et tremblaient sur l’eau de la fontaine. Mais ce que n’avait pas prévu le vieux Signart, c’était une présence : quelqu’un priait devant l’aubépine.

C’était un jeune homme pauvrement vêtu et si grande était sa ferveur qu’il n’avait pas entendu le pas des chevaux. Du regard, Fiora interrogea Démétrios. Le médecin haussa les épaules :

– Si l’on vous a dit que cet arbuste passait pour miraculeux, cela s’explique. Il suffit de laisser ce garçon achever sa prière...

Ce ne fut pas long. Sentant peut-être qu’il était observé, le paysan – car tout indiquait que c’en était un – termina bientôt son oraison sur un ample signe de croix puis, se penchant vivement, il baisa la terre, se redressa, cassa une petite branche qu’il enfouit sous sa blouse, enfin, se retournant, enfonça son bonnet sur sa tête d’un geste rageur et jeta aux nouveaux venus :

– Que venez-vous chercher céans ? Si c’est pour faire boire vos chevaux, sachez que cette fontaine est sainte.

– Nos chevaux n’ont pas soif, répondit Fiora et nous ne souhaitons rien faire d’autre que ce que vous faisiez vous-même : prier. Y voyez-vous quelque empêchement ?

Le jeune homme ne répondit pas mais s’avança lentement vers les cavaliers qui, d’ailleurs, mettaient pied à terre. C’était un garçon qui pouvait avoir vingt-cinq ou trente ans, assez grand mais, en dépit de ses habits grossiers, d’une complexion plus délicate et, pour tout dire, plus élégante que l’on ne pouvait s’y attendre. Son visage sans beauté avait des traits rudes et un peu brouillés mais qui, pourtant, semblèrent curieusement familiers à Fiora. Pour sa part, le paysan avait fixé sur elle son regard sans plus s’occuper des autres personnages. Il vint droit à elle :

– Marie ! murmura-t-il, trompé par le voile blanc qui cachait la chevelure noire de la jeune femme, Marie ! Ce n’est pas toi ? ... Ce ne peut pas être toi ? ... et pourtant...

– Non, dit Fiora, je ne suis pas Marie. Mais je suis sa fille. Et vous, qui êtes-vous ? L’avez-donc connue pour reconnaître son visage après tant d’années ?

– Je suis son jeune frère, Christophe. J’avais dix ans lorsque... et je les aimais tant, tous les deux ! Vous ne pouvez pas savoir : ils ont été la seule lumière de ma vie et voilà bientôt dix-huit ans que cette lumière s’est éteinte. Depuis, je n’ai pas cessé d’être malheureux...

Un sanglot lui noua la gorge. Alors, il se détourna et, arrachant son bonnet, courut s’agenouiller de nouveau sous l’aubépine comme il aurait couru vers un refuge :

– Regarde, murmura Démétrios. C’est un prêtre.

En effet, dans la masse broussailleuse des cheveux châtains, une tonsure découpait la rondelle blanchâtre qui est le signe du sacerdoce...

– Il n’a pas dû avoir d’autre alternative ! fit Léonarde avec un regard plein de compassion sur la maigre silhouette secouée par le chagrin. Fiora le rejoignit et récita une courte prière. Puis, prenant le jeune homme aux épaules elle l’aida à se relever, offrant son mouchoir pour qu’il essuie son visage inondé de larmes.

– Je me croyais sans famille, dit-elle doucement, et voilà que je trouve un jeune oncle ! Peut-être puis-je vous aider à être moins malheureux. Je m’appelle Fiora et je viens de Florence... Et vous, vous êtes d’Église, n’est-ce pas ?

Il eut un geste de dénégation violente puis, comprenant que sa tonsure l’avait trahi, enfonça rageusement son bonnet jusqu’aux sourcils :

– Je ne le suis plus... Hier je me suis enfui du monastère de Cîteaux où j’étouffais depuis dix-sept ans et je ne sais pas encore où je vais, mais loin, le plus loin possible ! ... Avant, pourtant, j’ai voulu venir prier ici, voir leur tombe au moins une fois...

– Qui vous l’a indiquée ?

– Notre vieux chapelain, le Père Antoine Charruet, qui les avait accompagnés jusqu’au bout et qui est venu mourir dans mon couvent après que mon père l’eut chassé comme un valet malhonnête à cause de ce qu’il avait fait. Mon père est un monstre. Il n’a ni cœur ni entrailles... J’ai été conduit à Cîteaux trois jours après l’exécution tandis que l’on menait ma petite sœur Marguerite chez les Bernardines de Tart... où elle est morte l’hiver dernier...

– Et... votre mère ? Est-elle encore vivante ?

– Malheureusement, car sa vie est un enfer. Elle vit autant dire recluse dans notre château, enfermée avec ce vieux démon qui n’a jamais assez d’injures pour les maudire ; elle et les fruits de ses entrailles. Elle, si bonne et si douce, elle qui a tant souffert et qui doit encore endurer ce calvaire dont il semble que Dieu se complaise à prolonger la durée. Oh, si je pouvais la délivrer ! ...

– Pourquoi ne pas chercher ensemble le moyen d’y parvenir ? dit Fiora, émue par la profonde douleur de ce garçon aux yeux hagards de bête traquée...

– Que voulez-vous dire ? Et d’abord, pourquoi êtes-vous revenue par ici ? N’étiez-vous pas heureuse auprès de ce marchand florentin dont le Père Charruet m’a tant vanté la générosité ?

– Oh si... mais mon père est mort et je suis venue ici pour payer de vieilles dettes. Si vous ne savez où aller, venez avec nous ! Je prendrai soin de vous...

– Vous êtes bonne... mais ce que je veux, c’est faire la guerre, c’est aller me battre. C’est le seul moyen d’en finir honorablement avec une vie qui me fait horreur...