C’était sans doute illogique, et même aberrant, mais l’idée que son fils pût devenir un grand pourfendeur uniquement attaché à la force, voire à la brutalité, lui faisait horreur. Elle avait vu la guerre trop longtemps et de trop près pour n’en être pas dégoûtée, si tant est qu’elle lui eût jamais trouvé le moindre charme.
– Et si c’est une fille ? hasarda Léonarde qui demeurait la confidente des pensées de la jeune femme.
– C’est une idée qui ne m’avait pas encore effleurée. Pour moi, l’enfant de Philippe ne peut être qu’un garçon. Il faut d’ailleurs que ce soit un garçon ! N’allez surtout pas en conclure que je ne saurais pas aimer une petite fille ! Bien au contraire, car elle serait davantage à moi. Il faut toujours, un jour ou l’autre, remettre un jeune mâle à des maîtres. Mais je suis persuadée qu’il faut me disposer à continuer les Selongey.
Elle n’ajouta pas, mais c’était son espoir secret, que l’attrait d’un fils saurait peut-être ramener Philippe à une plus saine compréhension de la vie familiale. Dès lors, elle se prépara à ce grand événement, écoutant sagement les conseils que lui prodiguaient Léonarde et Péronnelle. Cette dernière se mit la cervelle à la torture pour confectionner des mets qui n’inspireraient aucun dégoût à la future mère, et tenteraient même son appétit. On bannit les succulentes mais lourdes cochonnailles dont Tours était fière à juste titre pour des nourritures plus légères. Fiora eut des laitages, des fromages frais, des pâtisseries aériennes, des volailles fondantes et les meilleurs poissons qu’Etienne allait pêcher dans la Loire. Elle eut aussi, tant que durèrent les nausées, des tisanes de mélisse et de menthe, et, quand le printemps couvrit les talus de primevères et fit éclater en énormes bouquets blancs ou roses les arbres fruitiers du verger, Fiora, ce premier temps d’épreuves dépassé, se sentit bien mieux qu’elle ne l’avait été depuis longtemps et prit une part active aux préparatifs de la naissance : la layette à confectionner.
La vie, dans la maison aux pervenches, était très calme, retirée et même assez solitaire. Fiora s’en réjouissait car elle avait craint, un moment, que le voisinage immédiat du château royal ne fût une source d’agitation sinon d’envahissement. C’eût été sans doute le cas si Louis XI avait résidé au Plessis mais, presque au lendemain de l’arrivée des voyageuses, il avait quitté sa demeure de prédilection avec la plus grande partie de sa maison pour rejoindre ses armées du Nord.
Il entendait, en effet, ne confier à personne le soin de recueillir l’héritage du Téméraire et, en fait, il n’avait laissé à son ennemi que peu de chances d’échapper au piège de Nancy : à l’instant même où les glaces de l’étang Saint-Jean se refermaient sur le corps agonisant du dernier des Grands Ducs d’Occident, les armées du roi de France prenaient position aux frontières de la Lorraine, près de Toul, près de Metz, ainsi que sur la Somme, et il y avait beau temps qu’elles n’attendaient qu’un signal pour s’enfoncer en Bourgogne dont les limites étaient déjà franchies. Depuis, la guerre faisait rage en Artois et en Picardie, cependant que les puissantes cités flamandes, plus soulagées que chagrinées d’une mort qui les libérait d’une tutelle dont elles refusaient le poids, laissaient entendre à Marie de Bourgogne que le temps n’était plus où l’on remettait en question leurs anciennes franchises et qu’en tout état de cause elle était, dans son palais de Gand, beaucoup plus prisonnière que souveraine. Pour mieux le lui prouver, on fit tomber les têtes du dernier chancelier de Bourgogne, Hugonnet, et du sire d’Humbercourt qui était l’un des plus solides conseillers de Marie.
Ne sachant plus de quel côté se tourner, l’héritière infortunée avait, sur la fin du mois de mars de cette année 1477, écrit au fils de l’empereur Frédéric, considéré par elle comme son fiancé, une lettre désespérée l’appelant à son secours. C’était à peu près au moment où Philippe de Selongey s’introduisait dans Dijon, la capitale du duché dont il espérait, en l’amenant à la rébellion, faire le foyer de la résistance.
Tous ces événements, Fiora, au fond de son manoir tourangeau gardé par la forêt et par le fleuve, les ignorait. Elle en eut une certaine idée quand, en avril, elle reçut la visite inopinée du sire d’Argenton, Philippe de Commynes, qu’en sa qualité de premier conseiller du roi elle croyait occupé à guerroyer à ses côtés.
Il s’était montré pour elle un ami dans des circonstances difficiles et elle l’accueillit avec le plaisir que l’on éprouve à recevoir quelqu’un que l’on aime bien, lui offrant le repos au coin de la cheminée où brûlait une pile de rondins odorants et le gobelet de vin d’usage dans toute maison accueillante pour l’arrivée d’un voyageur. Pendant ce temps, Léonarde courait sur son ordre prévenir Péronnelle qu’elle eût à mettre les petits plats dans les grands. Commynes était gourmand, elle le savait, et possédait un bel appétit flamand qu’il convenait de contenter. Pourtant toutes ces attentions n’arrachèrent au conseiller royal qu’un gros soupir :
– Vous allez bientôt regretter de vous mettre à ce point en peine pour moi. Vous vous imaginez sans doute que je vous apporte quelque message de notre sire ?
– C’est vrai, avoua Fiora. Je le pense, mais s’il n’en est rien vous n’en êtes pas moins le très bien venu. Est-ce que, depuis Senlis, nous ne sommes pas amis ?
– Je l’espérais et c’est pourquoi, sur le chemin de mon exil, je n’ai pu me retenir de venir passer un moment auprès de vous. Une façon comme une autre de me consoler.
– Le chemin de votre exil ? Vous êtes brouillé avec le roi ?
– Brouillé, c’est peut-être beaucoup dire. Disons que je l’indispose et qu’il souhaite m’éloigner de lui pour un temps. Il m’envoie à Poitiers.
– A Poitiers ? Et qu’allez-vous y faire ?
– Je n’en sais trop rien. Débrouiller je ne sais quelle histoire provinciale avec les échevins de la ville, une misère pour un homme comme moi. Il est vrai que je l’ai fort indisposé avec mes reproches.
– Vous avez fait des reproches au roi, vous ?
– Moi. Et le pire est que je ne le regrette pas et que je suis tout prêt à recommencer.
– Mais pourquoi ?
– Parce que je me demande s’il n’est pas devenu fou ! Par grâce, Madonna, versez-moi encore un peu de ce vin de Bourgueil ! J’en ai grand besoin car j’ai à dire des choses amères. Je ne reconnais plus du tout notre sire. Lui si sage, si prudent, si ménager de la vie d’autrui... voilà qu’il se conduit exactement comme l’eût fait à sa place le défunt duc Charles.
– Vous voulez dire qu’il massacre ceux qui lui résistent ?
– C’est à peu près cela. Pourtant, tout se passait si bien ! Le roi a commencé par intimer l’ordre à René de Lorraine de se tenir tranquille et de ramener ses troupes chez lui. Puis il a acheté Sigismond d’Autriche pour qu’il reste dans son Tyrol et en a fait autant avec les Suisses pour qu’ils acceptent de se contenter de ce qu’ils ont gagné. Et là-dessus, juste après votre arrivée, nous sommes partis pour les pays de la Somme. Alors... !
Et Commynes, avec la prolixité et le luxe de détails d’un homme pour qui la politique est une seconde nature, raconta à son hôtesse comment Louis XI avait pénétré en Picardie et en Artois sous le fallacieux prétexte de protéger les biens de Marie de Bourgogne – qui d’ailleurs était sa filleule –, comme doit en user un bon parrain envers une orpheline. Nombre de villes comme Abbeville, Doullens, Montdidier, Roye, Corbie, Bapaume, etc., s’étaient laissé prendre sans grandes difficultés et n’avaient pas eu à se plaindre ; mais d’autres, mieux tenues en main peut-être par les gouverneurs bourguignons, avaient refusé de se rendre et appelé Marie au secours. Elles surent alors ce que pesait la colère du roi de France : assauts, pillages, exécution des notables, expulsion des habitants et destruction de tout ou partie des villes coupables. Ce n’était plus l’Universelle Aragne tissant patiemment ses fils du fond de son cabinet, c’était Attila menant ses troupes à la curée. Arras, à demi détruite, fut vidée de ses habitants que l’on remplaça par de pauvres gens qui avaient eux aussi tout perdu.
– C’est là, conclut Commynes, qu’est intervenu le dissentiment entre le roi et moi. Je lui ai reproché ces grands excès si peu conformes à sa nature, et il m’a reproché d’être demeuré trop flamand et de nourrir de la sympathie pour ses ennemis. Voilà pourquoi vous me voyez sur la route de Poitiers avec, pour seule consolation, la pensée que je vais pouvoir aller saluer dame Hélène, ma belle épouse, dans sa cité de Thouars.
– Il est vrai que vous ne la voyez pas souvent. Est-il normal qu’une femme vive renfermée sur ses terres avec sa maisonnée tandis que son époux réside à la cour du souverain ? murmura Fiora songeuse. Il semble que vous n’alliez voir la vôtre que lorsque vous ne pouviez pas l’éviter ? Vous me faites l’effet de gens bien étranges, tous tant que vous êtes, Français et Bourguignons ! Chez nous, mari et femme vivent l’un près de l’autre jusqu’à ce que la mort les sépare. Et ne me dites pas que c’est là une vie bourgeoise : monseigneur Lorenzo et donna Clarissa, son épouse, s’ils ne sont pas toujours sous le même toit, demeurent au moins dans la même ville. Mais ici, le roi vit au Plessis et la reine à Amboise ; votre épouse vit à Thouars et vous auprès du roi, et...
Fiora s’était animée en parlant. L’ivoire pâle de son visage avait un peu rougi, cependant qu’une larme scintillait dans ses grands yeux gris. Et sa voix chaude faisait entendre une légère fêlure. Commynes la contempla un instant sans rien dire, se délectant au spectacle de sa beauté qui semblait aller vers la perfection comme une rose sur le point de s’épanouir. Elle était assise dans une haute chaire de chêne sculpté douillettement rembourrée de coussins de brocatelle d’un vert argenté qui mettaient des reflets d’eaux profondes sur la robe de moelleux « blanchet » brodée de menues feuilles de saule et de violettes pâles qui formaient guirlande autour des manches, du profond décolleté qu’une gorgerette de mousseline rendait plus modeste, et du bas de la robe. Ses beaux cheveux simplement tressés d’un ruban formaient une épaisse natte qui glissait contre son long cou gracieux et lui donnait l’air d’une toute jeune fille.
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