Un couple d’âge mûr, Etienne Le Puellier et son épouse Péronnelle, avait été choisi, bien avant l’arrivée de Fiora, pour veiller à l’entretien du petit domaine. Leur maison des bords du Cher avait été emportée par une grosse crue, un an plus tôt, et Louis XI, qui connaissait Etienne depuis l’enfance et les avait recueillis au Plessis, leur avait promis de leur rendre une maison plus belle que la première s’ils acceptaient de s’occuper de La Rabaudière. Ce qu’ils avaient fait de grand cœur car ils se fussent tous deux jetés dans le feu sur un simple signe de leur « bon sire ». Ils habitaient, sous les combles de la maison, une belle chambre dont la fenêtre, couronnée d’un gable en forme de fleur de lys, s’ouvrait dans le brillant manteau d’ardoises qui couvrait la demeure. Bons Tourangeaux solides et affables, ils aimaient le travail et eussent été les gens les plus heureux du monde si le Ciel leur avait accordé un enfant, mais prières, neuvaines et fréquentes visites au tombeau du grand saint Martin, gloire de la ville voisine de Tours, s’étaient montrées inopérantes et, à quarante-cinq ans bien sonnés, Péronnelle savait qu’elle n’avait plus grand-chose à attendre de dame Nature. Elle s’en consolait en régalant son Etienne des trésors d’une cuisine dont la qualité soutenait la comparaison avec celle de maître Jacques Pastourel, qui régnait sur les cuisines royales, et il arrivait que le roi, au retour d’une de ses chasses, vînt s’installer à sa table.

Péronnelle était ronde comme une pomme, avec un visage tout en lignes douces dont la beauté résidait dans deux grands yeux de la couleur exacte de ces pervenches qui avaient baptisé la maison et, jadis, Etienne avait dû cogner plus d’une fois pour empêcher les galants de venir conter fleurette à ces yeux-là. Il s’en était toujours tiré à son avantage car il était aussi carré que sa femme était ronde, et l’usage alterné du filet de pêche, de la bêche et de la cognée l’avait doté de muscles avec lesquels il convenait de compter.

Bien loin de les chagriner, l’arrivée de Fiora et de Léonarde leur causa un vif plaisir assorti de soulagement. Ils ne savaient pas à qui, au juste, le roi avait donné la maison aux pervenches. On leur avait seulement dit que c’était une jeune dame à laquelle Louis XI voulait du bien. Aussi le couple craignait-il qu’il s’agît de quelque favorite, d’autant plus insupportable qu’elle ne serait peut-être pas sortie de la cuisse de Jupiter, et que l’âge du roi rendrait arrogante. Que Louis XI se fût donné une maîtresse alors qu’il avait juré de ne plus toucher autre femme que la sienne – ce qui ne risquait pas d’arriver souvent, la reine Charlotte vivant toute l’année au château d’Amboise à six bonnes lieues du Plessis – était déjà suffisamment préoccupant pour ces braves gens.

La beauté de la nouvelle venue, sa gentillesse et la mine si respectable de Léonarde leur ôtèrent, dès l’abord, le plus gros de leurs inquiétudes et Douglas Mortimer, qu’ils connaissaient bien et que le roi avait chargé d’accompagner la nouvelle propriétaire, acheva de les rassurer : donna Fiora était la fille d’un ancien ami du roi Louis et celui-ci avait décidé de la prendre sous sa protection après les nombreux malheurs dont elle avait été victime. Le plus grave était peut-être d’avoir épousé, jadis, un seigneur bourguignon trop ami du défunt Téméraire pour accepter de devenir français et qui, en dépit des prières de sa jeune femme, entendait reprendre les armes et courir les aventures. Aussi donna Fiora, désolée, avait-elle choisi de se réfugier auprès de son vieil ami dont elle se refusait à trahir la confiance.

Un discours aussi inhabituel chez l’Écossais, qui, en général, ne prononçait guère plus de trois paroles à l’heure, avait fortement impressionné Etienne, guère plus bavard que lui, et fait verser quelques larmes à la sensible Péronnelle. En foi de quoi le couple adopta Fiora et se mit en quatre pour lui faire goûter le bonheur qu’il y avait à vivre en pays tourangeau. Avec d’autant plus d’enthousiasme que l’accord entre Péronnelle et Léonarde avait été immédiat, en dépit d’une certaine différence d’âge. Très pieuses l’une et l’autre, elles surent s’entendre sur l’art de mener à sa perfection le train de la maison car, si Léonarde avait jadis régné sur un palais florentin et une somptueuse villa, elle savait mettre une sourdine à l’espèce de suprématie qu’elle pouvait tirer de ses talents et admirer en toute bonne foi la spécialité dans laquelle Péronnelle était passée maîtresse, c’est-à-dire l’art culinaire. De son côté, Péronnelle appréciait à sa juste valeur le tact de la vieille demoiselle, lui avait remis d’elle-même les clefs des coffres et des armoires et faisait son profit des connaissances rapportées par sa compagne d’au-delà des Alpes. En outre, elle ne se lassait jamais de l’entendre évoquer pour elle les merveilles de cette fabuleuse ville de Florence qu’elle n’avait aucune chance de visiter un jour. Il n’était pas rare de voir, dans la vaste cuisine, Léonarde trier le linge tout en décrivant à sa nouvelle amie, occupée à tourner une sauce, les bruits, les couleurs et les senteurs des marchés du vendredi. D’autres fois, le contraire se produisait, et Péronnelle initiait Léonarde aux us et coutumes tourangeaux ainsi qu’aux potins, bonnes histoires et autres cancans qui couraient la ville et la campagne, car elle avait une sorte de génie pour être toujours au courant de ce qui se passait dans les environs.

Incontestablement, Péronnelle était bavarde et, par ce trait, elle rappelait un peu à Léonarde la grosse Colomba qui était à la fois son amie et sa meilleure source de renseignements à Florence. Mais le débit tumultueux de la gouvernante des Albizzi était bien différent de celui de dame Le Puellier. Celle-ci était une conteuse-née qui savait donner couleur et piquant au récit de la plus banale dispute entre deux paysannes au marché du faubourg Notre-Dame la Riche. En outre, son langage, dépouillé de toute vulgarité, avait une certaine pureté et une élégance dont Léonarde n’avait pu se retenir de lui faire compliment.

– Cela tient, dit Péronnelle, à ce que je suis née dans ce pays. Nous autres, gens de Touraine, sommes connus dans tout le royaume pour être ceux qui parlent le mieux notre langue. Mais ne me demandez pas d’où cela nous vient, je serais incapable de vous répondre. Je pense néanmoins que c’est un peu pour cette raison que notre bon sire le roi Louis aime tant à s’entretenir non seulement avec les grands bourgeois de Tours, mais aussi avec les petites gens comme mon Etienne et moi.

Léonarde en conçut un nouveau respect pour sa compagne, ainsi qu’un peu plus d’amitié pour ce doux pays où il faisait si bon vivre. Elle s’y attachait chaque jour davantage et en vint à redouter les deux événements susceptibles de troubler sa béatitude : l’arrivée subite de Philippe venu rechercher sa femme pour l’emmener de gré ou de force dans sa forteresse bourguignonne, et la réalisation de la menace proférée par Fiora : partir pour Rome afin d’y demander au pape l’annulation de son mariage. Le fait que la jeune femme semblait se plaire dans son nouveau logis et ne prononçait jamais le nom de son époux n’arrivait pas à la rassurer tout à fait : elle connaissait trop son impulsivité et ce besoin de bouger inhérent à sa nature.

Aussi quand, certain matin du mois de mars, Fiora, en se levant, bouda son écuelle de panade au lait miellé, déclara qu’elle avait mal au cœur et s’évanouit avec grâce sur le pavé de la cuisine entre les pieds de Léonarde et de Péronnelle, les deux femmes se regardèrent-elles avec les mêmes yeux brillants comme des chandelles et tombèrent dans les bras l’une de l’autre avant de songer seulement à lui porter secours.

– Un enfant ! clama Péronnelle, notre jeune dame attend à coup sûr un enfant ! Loués soient le Seigneur Dieu et Notre Dame qui ont béni cette maison !

Léonarde pour sa part en pleurait de joie et, une fois la future mère confortablement installée dans son lit, elle courut d’une traite jusqu’au prieuré de Saint-Côme pour y faire aumône et y brûler quelques cierges. Il ne serait plus jamais question de ce démentiel voyage à Rome puisque l’union de Philippe et de Fiora allait porter fruit.

La nouvelle, quand elle en eut conscience, stupéfia Fiora. La pensée que Philippe ait pu, au cours de leurs nuits passionnées de Nancy, lui faire un enfant ne l’avait jamais effleurée. Son amour pour lui, elle l’avait enfoui au plus profond de son cœur, sous une couche de rancune et de jalousie si épaisse qu’il lui arrivait de l’oublier. Et voilà qu’il était en train de pousser un rameau à cet amour étouffé, un rameau qui allait bourgeonner durant le printemps qui s’annonçait et l’été qui suivrait pour fleurir quand mûriraient les raisins. Et le lien qui l’attachait à Philippe allait devenir trop puissant pour être jamais arraché, sinon au prix de sa propre vie.

Le malaise qui s’était emparé d’elle l’avait quittée comme une vague se retire. La maison était calme, chaude et silencieuse, à la seule exception des bruits montant de la cuisine où Péronnelle jouait sur ses casseroles de cuivre une musique triomphale. Fiora alors se leva et, sans même songer à chausser ses pantoufles, alla jusqu’à une longue et étroite glace de Venise, assez semblable à celle que son père avait jadis fait venir pour elle, et qui était la plus grande richesse de sa chambre. Là, elle laissa tomber sa chemise et examina son corps avec l’idée que peut-être elle y trouverait un quelconque changement, mais sa taille était toujours aussi mince, son ventre aussi plat et ses seins exactement semblables à ce qu’ils étaient la veille.

– Il est trop tôt, fit Léonarde qui entrait et la surprit dans cette position. Si nous comptons bien, vous devez être enceinte de deux mois, mon agneau. J’espère que vous êtes contente ?

Bien sûr elle l’était, et c’était une sensation délicieuse, après deux mois de repliement sur soi-même. Apprendre qu’une vie commençait à germer en elle lui ôtait ce sentiment accablant de n’avoir en ce monde aucune utilité, aucun prix réel puisque l’homme qui, un soir d’hiver, lui avait juré de la protéger, de la chérir, de la défendre et de la garder en son lit et en sa chambre jusqu’à ce que la mort les sépare lui préférait la guerre et le service d’une princesse dont on disait qu’elle allait se faire allemande. Désormais, Fiora avait une raison d’être et un but : donner le jour au plus bel enfant du monde et puis, même si le père ne revenait jamais, l’élever, en faire un homme fort et sage pour qui les armes et les fureurs des combats ne représenteraient pas le bien suprême ; un homme qui saurait s’arrêter pour respirer une fleur, pour admirer la beauté d’un paysage ou d’une œuvre d’art, ou simplement pour parler au coin d’une rue avec un ami de choses utiles à l’Etat ou des dernières découvertes de l’esprit humain. Un homme, enfin, qui ressemblerait à Francesco Beltrami beaucoup plus, en fait, qu’à son propre père.