Aussi longtemps qu’elle vivrait, la vieille demoiselle reverrait, deux jours après les funérailles du Téméraire, Fiora surgir dans sa chambre mal chauffée, pieds nus sur les carreaux froids, à peine vêtue d’un drap qu’elle retenait contre sa poitrine, la masse noire de ses cheveux croulant sur ses épaules mais le regard plein d’éclairs. Sans même prendre le temps d’un bonjour, elle avait ordonné, d’une voix tremblante de colère, que l’on fît les bagages, que l’on envoyât voir si l’envoyé du roi de France, Douglas Mortimer, était encore au palais. Si c’était le cas, il fallait lui demander de faire préparer des chevaux afin d’être prêts à partir dans l’heure suivante.

Naturellement, Léonarde ne s’était pas rendue sans combat. Voir sa fille élective aux prises avec une telle fureur alors qu’elle la croyait au plus doux comme au plus ardent des joies de l’amour retrouvé était bien la dernière chose à quoi elle s’attendait. Elle avait demandé des explications. Qu’on ne lui avait pas données tout de suite.

– Ce parchemin que vous m’avez montré, à Grandson, ce titre de propriété d’un petit château donné par le roi Louis, vous l’avez toujours ?

– Il ferait beau voir que je l’aie perdu ! Ce sont de ces choses que l’on serre précieusement. Je le porte cousu sous ma robe. Mais je vous rappelle que vous n’en vouliez pas.

– J’ai changé d’avis. J’accepte. C’est là que nous allons !

– Mais... votre époux ? Messire Philippe ?

– ...viendra m’y chercher quand il sera disposé à vivre avec moi !

Il n’avait pas été possible d’en tirer autre chose, mais, connaissant « son agneau » comme elle le connaissait, Léonarde, laissant Fiora entasser rageusement dans un coffre de cuir le peu de biens terrestres que leur avait laissés leur longue pérégrination à la suite du défunt duc de Bourgogne, s’était lancée à la recherche de Mortimer. Elle l’avait trouvé au moment où il se préparait lui-même à partir, mais n’avait eu aucune peine à le convaincre de les attendre puis de les escorter auprès de Louis XI. Fidèle à lui-même, l’Écossais n’avait fait aucun commentaire, se contentant de lever un sourcil. A certain pétillement de ses yeux bleus, la vieille demoiselle avait compris qu’il n’était pas mécontent du tout de ramener à son maître la jeune Florentine qu’il avait prise en amitié.

De retour au logis, ce qu’elle avait fait sans se presser, Léonarde espérait que l’orage serait passé et que, même si la dispute entre les deux époux était sérieuse, une réconciliation serait au moins amorcée. Il n’en était rien. Elle avait trouvé Fiora tout habillée, son grand manteau fourré sur les épaules, assise près d’une fenêtre, regardant au-dehors avec cet air absent de ceux qui ne voient rien. Ses yeux étaient secs mais ils étaient un peu rouges, et les joues encore brillantes de la jeune femme ainsi que sa poitrine haletante disaient assez qu’elle venait de verser d’abondantes larmes. Sans prononcer une parole, Léonarde remit un peu d’ordre dans le coffre où tout était jeté à la diable, se prépara elle-même, puis toutes deux attendirent, en silence, l’arrivée de Mortimer et des chevaux.

Durant des lieues et des lieues, Fiora ne desserra pas les dents. Elle allait son chemin à travers la bise coupante, les tourbillons de neige et le givre, droite sur sa selle, en apparence aussi insensible qu’une statue et sans prononcer plus de trois paroles par jour. C’est seulement à la halte de Troyes, après une étape particulièrement dure, qu’elle laissa déborder l’amertume qui empoisonnait son cœur. Philippe n’avait rien d’autre à lui offrir que s’enfermer au fond d’un vieux château en compagnie d’une belle-sœur qui la verrait venir sans plaisir, tandis que lui-même s’en irait mettre son épée et sa vie au service de la duchesse Marie ! Alors qu’elle avait cru les combats terminés avec la mort du duc Charles, Selongey ne rêvait que de les faire reprendre de plus belle pour l’indépendance de la Bourgogne... et pour les beaux yeux d’une princesse de vingt ans que l’on disait jolie et séduisante !

Léonarde avait laissé le flot empoisonné s’écouler, se gardant bien de l’arrêter : Fiora avait besoin de ce soulagement. C’est seulement quand, épuisée, elle se laissa tomber à plat ventre sur son lit pour y pleurer toutes les larmes de son corps qu’elle essaya, avec une grande douceur, de la raisonner : les lois de Bourgogne, comme celles de France et de tous les autres pays connus, et même de Florence, voulaient que la femme, gardienne du foyer et productrice d’enfants, restât au logis pendant que le mari vaquait à ses propres affaires et allait où son devoir l’appelait. Il n’était pas normal de vivre toujours sur les grands chemins, livrée au hasard des mauvaises rencontres... et le repos pouvait avoir bien du charme.

– Aussi vais-je me reposer, répondit Fiora, mais chez moi et non dans une maison où je ne serais qu’une intruse. Il est temps que Philippe me prouve son amour car, depuis notre mariage, il ne s’est pas donné beaucoup de mal !

– Vous êtes injuste. Il était cependant revenu à Florence pour vous retrouver. Et, plus tard, ne s’est-il pas battu pour vous, et par deux fois ? Si j’ai bien compris, vous ne lui avez pas laissé de grandes chances quand vous l’avez abandonné dans cette chambre à Nancy ?

– Croyez-vous ? Il me semble, à moi, que je lui en ai donné une belle, au contraire, et qu’il l’a saisie puisqu’il ne m’a pas empêchée de partir.

– Quelle chance ?

– Celle de retrouver sa liberté. Je lui ai dit d’ailleurs que j’irais à Rome pour faire annuler notre mariage par le pape s’il ne venait pas me rechercher en France !

Léonarde, alors, n’avait pu retenir un soupir désolé :

– Fallait-il vraiment que par orgueil pur vous vous fassiez tant de mal, alors que vous veniez tout juste de vous retrouver ? Il n’est jamais bon d’obliger un homme à choisir entre son cœur et son devoir. S’il allait... ne jamais revenir ?

Au silence que Fiora garda durant quelques instants, Léonarde comprit qu’elle venait de toucher le point sensible. Dans les yeux gris elle put lire d’ailleurs une angoisse, mais ce ne fut qu’un instant : les étincelles de la rancune reprirent leurs droits. Fiora tournait comme un fauve en cage dans l’étroite chambre d’auberge qu’elles partageaient, cherchant peut-être quelque chose à casser quand, brusquement, elle s’arrêta devant sa vieille gouvernante :

– A ce qu’il fera je jugerai la valeur de son amour. Et, voyez-vous, Léonarde, je me demande si, avec un homme tel que lui, je ne me l’attacherais pas davantage en le fuyant comme je viens de le faire.

– En voilà une idée !

– Pas si folle ! Je crois que je commence à connaître les hommes. Accepter de rester confinée au logis en attendant leur bon plaisir et les enfants grâce auxquels ils s’assurent de notre tranquillité est peut-être le meilleur moyen d’user l’amour. A devenir trop quotidien, il perd de son éclat.

– L’amour-passion, peut-être ! Mais il reste la tendresse et cette douce trame que tissent les jours enchaînés aux jours. J’ai peur que vous ne vous lassiez vite de nuits trop solitaires.

– Le seraient-elles moins à Selongey pendant que Philippe galoperait à la queue du cheval de sa duchesse ? J’ai envie d’être chez moi, vraiment chez moi. Il y a trop longtemps que je ne sais plus ce que c’est.

Le sujet était clos pour ce soir-là et l’on n’y revint pas. Léonarde avait fini par penser qu’une retraite dans une solitude campagnarde ferait du bien à la trop impulsive jeune femme et l’amènerait peut-être à plus de sagesse et à des réactions moins irraisonnées. Elle fut d’ailleurs séduite, elle aussi, par cette maison que le roi donnait à sa jeune amie et où tout était disposé pour l’agrément de la vie.

Le manoir s’appelait La Rabaudière, mais, depuis longtemps, les gens des alentours l’avaient surnommé la maison aux pervenches à cause des longues traînées bleues qui, au printemps, éclairaient le sous-bois et eussent envahi le jardin si l’on n’y avait mis bon ordre ; elles se rattrapaient en s’accrochant à la terrasse qui, du côté du fleuve, soulignait les fenêtres de la grande salle. Leurs centaines d’étoiles d’azur foncé et leurs feuilles d’un joli bronze clair faisaient chanter la blancheur des pierres de chaînage et les murs couleur d’aurore. Quant au jardin qui ouvrait sur un verger, il avait de grands massifs à bordures de buis, tout débordants de giroflées rouges dont les touffes un peu folles enveloppaient des rosiers, des groseilliers, des romarins et des cassis qui poussaient à leur gré de chaque côté de l’allée conduisant à la volée de pierre d’où l’on gagnait la terrasse.

L’intérieur avait autant de charme que l’extérieur et semblait continuer le jardin. En dehors de la grande tapisserie mille fleurs qui était la gloire de la grande salle, pas de tissus lourds dans cette maison des bois, mais des brocatelles brillantes, des toiles brodées d’animaux familiers et de fleurettes de toutes couleurs qui habillaient les lits et les « carreaux[iii] » disposés un peu partout pour le confort des corps fatigués et le repos des pieds. Les meubles étaient simples, mais d’un goût irréprochable. Ils embaumaient la cire d’abeille et supportaient de superbes étains et des objets dont certains obtinrent de Fiora un sourire attendri, comme de belles coupes en verre rouge de Venise et des majoliques vertes qui avaient dû voir le jour sous le ciel de Romagne. Quant aux nombreux coffres et dressoirs éparpillés dans les différentes pièces, ils renfermaient assez de vaisselle et de linge pour combler une maîtresse de maison, même aussi difficile que l’était Léonarde. Enfin, la cuisine, rutilante de cuivres et abondamment pourvue de jambons, de chapelets d’oignons, d’aulx et de bouquets d’herbes sèches pendus aux solives, acheva de conquérir le cœur de la vieille demoiselle qui, pour la première fois depuis bien longtemps, retrouvait l’impression délicieuse de rentrer chez elle après une trop longue absence. Fiora, elle, était entrée dans sa maison avec la simplicité d’un petit chat perdu qui trouve enfin un foyer et se roule en boule près des cendres de l’âtre pour y passer la mauvaise saison. Elle s’y intégra comme si elle l’avait connue depuis toujours.