Plus rien d’ailleurs ne serait jamais comme avant. Fiora l’avait ressenti en pénétrant dans cette maison où elle avait connu, jadis, le plus grand bonheur dans les bras de Philippe. Et cela tenait moins à ce que le décor intérieur n’était plus le même – pillée au moment du drame, la villa avait été remeublée par les soins de Lorenzo – qu’à une question d’atmosphère, à une qualité de silence.
Celui que Francesco Beltrami réclamait souvent quand il se retirait dans son « studiolo » était vivant. Il était fait des paroles chuchotées, des pas assourdis, des gestes mesurés de vingt personnes attentives à ne pas troubler le maître dans son travail ou dans son repos. A présent, c’était le silence du vide... Démétrios occupait cependant cette maison, avec Esteban, mais ce qui manquait, outre Francesco lui-même, c’était Léonarde dont la seule présence aurait suffi à communiquer une âme à une hutte de charbonnier, c’était Khatoun, le petit chat toujours ronronnant, et c’étaient aussi tous ces serviteurs qui semblaient, comme la maison elle-même, avoir pris racine dans la terre de Fiesole mais que la tempête avait dispersés. A présent, c’était la noire et discrète Samia qui régnait sur la cuisine et le ménage avec l’aide de deux esclaves, Samia au pas de velours qui, autrefois, servait de gouvernante au castello du médecin grec et qui, tout naturellement, était venue reprendre sa place.
Fiora aimait bien Samia qui était douce et ordonnée et qui l’avait bien soignée lorsque Démétrios l’avait ramenée chez lui à la fin du cauchemar, mais elle n’avait jamais appartenu à son univers d’adolescente heureuse et comblée. Elle n’était apparue qu’au temps de l’épreuve.
Il était près de minuit, à présent. Pourtant, en dépit de la journée harassante qu’elle venait de vivre, consécutive à quelques autres qui ne l’étaient pas moins, Fiora n’arrivait pas à dormir. Elle ne pouvait même pas rester étendue dans ce lit habillé de soie blanche comme la couche d’une vierge, mais qui n’avait jamais été le sien. Elle préférait rester là, pieds nus sur un tapis, regardant, attendant elle ne savait trop quoi.
Démétrios, après l’avoir conduite à Fiesole, était redescendu, comme il l’avait promis, pour tenter de voir Lorenzo. Il était revenu au crépuscule, ramenant avec lui un Rocco à moitié mort de fatigue que Samia avait nourri abondamment avant de l’envoyer se coucher. Il dormait à présent dans une chambre proche de celle de Fiora et, dans le couloir, on pouvait entendre, en passant devant sa porte, ses ronflements puissants d’homme harassé.
A la question de Fiora touchant le Magnifique, le Grec avait répondu :
– Tu le verras bientôt... Te retrouver a été, pour lui, le seul adoucissement à sa douleur qui est profonde. La mort de Giuliano l’ampute d’une partie de lui-même.
Il raconta ensuite les soins dont on avait entouré le corps du jeune homme. Lavé, parfumé, vêtu de drap d’or sous son armure de parade, Giuliano, mains jointes et les yeux clos, reposait à cette heure, dans la chapelle du palais familial, sur un extraordinaire lit funèbre tendu du même tissu précieux semé d’énormes bouquets de violettes, ces violettes qui étaient les fleurs préférées de son frère et que celui-ci faisait cultiver dans ses jardins. Aux pieds du jeune mort, son casque empanaché de blanc, ses gantelets et ses éperons d’or gisaient sur un grand coussin de velours pourpre.
La chapelle, en elle-même, était une œuvre exquise, et Fiora n’avait qu’à fermer les yeux pour la revoir. Tout autour de ses murailles, une grande fresque représentant le cortège des Rois mages allant vers l’Étoile déroulait un faste inouï et des couleurs d’un rare éclat, dans un délicieux paysage toscan semé de châteaux, de cyprès et de buissons fleuris. Ce n’étaient que chevaux richement caparaçonnés, vêtements brodés d’or, couronnes de pierreries, serviteurs parés et joyeux tenant en laisse des léopards, des lévriers de Karamanie, ou portant des présents. Lorenzo lui-même y apparaissait, mais sous la forme d’un bel adolescent blond et bouclé qui avait beaucoup amusé Fiora, car il fallait vraiment savoir que le beau Roi mage était censé représenter l’aîné des Médicis pour y croire. Lorenzo s’en amusait le premier et aimait à dire que Benozzo Gozzoli, le peintre, l’aimait tellement qu’il s’obstinait à voir en lui l’ange qu’il ne serait jamais...
Une autre merveille enrichissait cette chapelle joyau : une adorable Nativité, placée au-dessus de l’autel, œuvre d’un moine défroqué dont la vie tumultueuse avait scandalisé Florence vingt ans plus tôt. Mais Filippo Lippi avait tant de talent qu’on lui pardonnait... même d’avoir donné à la Madone le ravissant visage de la jeune nonne dont il était amoureux.
Oui, cette chapelle était bien le cadre digne de recevoir le corps du jeune prince, et Fiora regretta de ne pouvoir y aller prier car elle n’était pas certaine que les femmes de la maison, Lucrezia, la mère des Médicis, et Clarissa l’épouse de Lorenzo, fussent bien disposées envers une revenante qui, jadis, avait été l’objet d’un scandale. Elle eût aimé pourtant offrir ce tribut de larmes à celui qui avait été son premier amour comme il avait été celui de Catarina Sforza. Comment l’épouse de Girolamo Riario recevrait-elle la nouvelle de cette mort qu’elle souhaitait tellement éviter ? Parviendrait-elle à cacher son chagrin ? Après tout, Riario lui-même ferait grise mine puisque le complot avait échoué dans son but principal : abattre le maître de Florence. Et le maître de Florence était encore en vie et plus puissant, plus aimé que jamais !
Soudain, Fiora tendit l’oreille. Le galop d’un cheval résonnait dans la nuit, se rapprochait, se rapprochait encore... Elle entendit un bruit de voix : celle d’Esteban et une autre, plus sourde, qu’elle n’identifia pas. Qui pouvait venir à cette heure ?
Vivement, Fiora enfila sur sa chemise une sorte de dalmatique ouverte et sans manches qu’elle avait portée jadis et que, par une espèce de miracle, Samia avait retrouvée, avec quelques vêtements, dans un coffre du grenier. A la veilleuse qui brûlait sous les rideaux de son lit, elle alluma un flambeau, sortit dans la galerie et alla jusqu’à l’escalier. Là, elle s’arrêta, élevant au-dessus de sa tête le bouquet de flammes.
Au bas des marches, un homme tout vêtu de noir, sans chaperon et les mains nues, la regardait sans dire un mot et cet homme était Lorenzo...
Jamais elle ne lui avait vu ce visage ravagé, raviné, creusé par les larmes et la souffrance, ni ce regard ardent qui suppliait et exigeait tout à la fois. Dans l’ombre du vestibule, derrière lui, la robe sombre de Démétrios glissa sans bruit sur les dalles de marbre et disparut.
D’un pas lent, comme s’il craignait qu’un mouvement brusque fît s’évanouir l’apparition ou ne l’effrayât, Lorenzo monta vers Fiora. Le cœur de la jeune femme s’était mis à battre sur un rythme inhabituel qui emplissait sa poitrine, mais sans qu’aucune angoisse vînt la troubler. Ce qu’elle éprouvait ressemblait davantage à de la joie car elle sut, tout à coup, que ce qui allait suivre était inscrit au livre de sa vie depuis toujours et que, peut-être, sans même en avoir eu conscience, elle l’avait désiré.
Doucement, elle posa le chandelier sur la rampe de l’escalier. Lorenzo montait toujours. A présent elle pouvait entendre son souffle, elle pouvait voir, sous le pourpoint noir et la chemise ouverte laissant apparaître la blancheur d’un pansement, se soulever sa poitrine maigre.
Quand il fut devant elle, la dominant de sa haute taille, elle ne fit pas un geste, ne dit pas un mot, mais leva la tête vers lui, offrant seulement ses lèvres entrouvertes sur lesquelles, doucement, en fermant les yeux comme l’on fait pour mieux savourer un plaisir rare et longtemps attendu, il posa les siennes sans la toucher autrement. Ce fut un baiser long mais léger, délicat, presque timide, comme s’il buvait au calice d’une fleur...
Puis Fiora sentit les mains de Lorenzo sur ses épaules, et ces mains tremblaient. Alors, elle le repoussa avec douceur, mais lui sourit tendrement en voyant son visage se crisper de douleur. Elle prit l’une de ses mains, enleva le chandelier de la rampe et marcha vers la porte de sa chambre.
– Viens ! dit-elle seulement.
Tandis que d’un geste machinal, il fermait le vantail, Fiora alla placer la lumière sur un coffre et, l’une après l’autre, elle souffla les bougies. La chambre ne fut plus éclairée que par la lueur de la veilleuse qui dorait à peine l’intérieur des courtines blanches. Immobile, Lorenzo suivait des yeux chacun des gestes de la jeune femme. Alors, elle laissa tomber à terre le manteau sans manches, délia le ruban de sa chemise qui glissa jusqu’à ses chevilles. L’instant d’après, elle était dans ses bras et il l’emportait sur le lit où il se laissa tomber avec elle...
Ils firent l’amour en silence parce qu’ils n’avaient pas besoin de mots. Le vocabulaire de la passion n’avait rien à faire ici, ils savaient tous deux que leur union prenait racine dans un passé de longue admiration mutuelle, sans doute, mais aussi dans une sorte d’instinct qui les avait poussés à se joindre. Lorenzo était venu vers Fiora comme le voyageur perdu qui découvre soudain une étoile dans son ciel noir et Fiora l’accueillait parce qu’elle avait senti en le voyant que le don d’elle-même était le seul apaisement qu’elle pût offrir à ce désespoir mêlé de colère qui empoisonnait son âme. En outre, affublée du nom exécré des Pazzi, elle éprouvait une délectation secrète à donner au Magnifique cette nuit de noces qu’elle n’eût jamais accepté de subir.
Rapprochés dans de telles conditions et sans le secours d’un véritable amour, Lorenzo et Fiora auraient pu connaître un échec, ou tout du moins une déception, mais ils découvrirent avec émerveillement que leurs corps unis vibraient à l’unisson, réalisaient l’accord parfait si rare entre les amants. Chacun savait d’instinct ce qui pouvait combler l’autre et c’est ensemble qu’ils atteignirent à la volupté suprême, à un plaisir d’une telle intensité qu’en s’apaisant, il les rejeta pantelants dans la soie froissée des draps. Après quoi, ensemble toujours, mais dans les bras l’un de l’autre, ils sombrèrent dans ce sommeil dont ils avaient tant besoin et qu’ils n’avaient pas réussi à trouver dans leur solitude.
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