– Et Hieronyma ? dit Fiora avec amertume. Elle n’a rien fait, peut-être ?

– C’est la seule dont le Magnifique a ordonné que l’on se saisisse, dit Démétrios.

– Comment a-t-il su qu’elle était là ?

– C’est moi qui le lui ai dit hier, quand je suis redescendu à la via Larga après t’avoir menée ici. Tu peux être sûre qu’il la fait rechercher activement.

– Rien n’est plus vrai, reprit Esteban. J’ai interrogé Savaglio, le chef des gardes qui mène la traque, et s’il trouve ce démon femelle, il l’abattra sur place, mais il a fouillé toutes les maisons des Pazzi, depuis leur palais près de Santa Croce jusqu’à la villa de Montughi. Il a trouvé beaucoup de femmes en pleurs et la tête couverte de cendres, mais aucune n’était Hieronyma.

– Quand elle a vu le coup manqué, elle a dû repartir pour Rome, soupira Démétrios.

– Il faut pouvoir. Toutes les routes, tous les chemins sont gardés et personne ne peut sortir de la ville.

– Mais elle n’était pas en ville. Elle était justement à Montughi et, si on ne l’a pas trouvée, c’est qu’elle aura réussi à s’enfuir...

Lorsqu’il vint le lendemain soir, après avoir confié la dépouille de son jeune frère au tombeau familial, dans la Vieille Sacristie de San Lorenzo où reposaient déjà son père, Piero le Goutteux, et son grand-père, Cosimo l’Ancien, Lorenzo confirma cette vue pessimiste. Certains Pazzi avaient glissé entre les doigts des soldats. Bien sûr, Antonio et Stefano, les deux clercs qui l’avaient attaqué étaient morts après avoir, sous la torture, livré tous leurs complices ; c’est ainsi que l’on avait arrêté Montesecco qui, cependant, avait reculé au dernier moment devant l’horreur d’un sacrilège. Il avait eu la tête tranchée. Bien sûr, Francesco Pazzi avait reçu le châtiment qu’il méritait, mais Bandini, l’homme qui s’était acharné sur le corps de Giuliano, avait pu s’enfuir. Poursuivi sur la route de Venise, il avait par un miracle réussi à disparaître dans la nature.

– Mais je le retrouverai, affirma Lorenzo. Où qu’il aille et, même s’il se réfugie chez les Turcs, je mettrai la main sur lui[xxiii].

– Cela fait beaucoup de morts, dit Fiora. Es-tu certain qu’ils aient tous été coupables ?

– Bien sûr que non, mais je ne peux retenir la fureur du peuple. J’ai déjà assez de mal à l’empêcher de prendre d’assaut mon propre palais pour en extirper le cardinal Riario...

– Que vas-tu en faire ? Lorenzo haussa les épaules :

– Rien du tout ! Quand la ville s’apaisera, je le renverrai à Rome sous bonne escorte... ou à Pérouse puisqu’il y a été nommé en tant que légat. Si tu le voyais : il meurt de peur et je suis bien certain que, s’il avait seulement soupçonné ce qui allait se passer à Santa Maria del Fiore, il n’y aurait jamais mis les pieds. Mais, je t’en prie, ma douce, ma belle, ma précieuse, cessons de parler de cette horreur ! Auprès de toi je ne veux être que désir et amour...

Cette nuit-là, tous deux s’aimèrent longuement, ardemment comme s’ils ne pouvaient se rassasier l’un de l’autre. Pourtant, Lorenzo finit par trouver le sommeil, vaincu par l’écrasante fatigue supportée depuis la tragédie de Pâques. Fiora, elle, ne pouvait dormir. Assise dans le lit, les coudes aux genoux, elle contempla longtemps le grand corps brun, à la fois maigre et musclé, qui gisait auprès d’elle, semblable à ces transis qu’elle avait vus sur certains tombeaux. L’épuisement l’avait foudroyé et il reposait, bras et jambes écartés sur la couche en désordre, l’un de ses poings enroulé dans une des longues mèches noires de la jeune femme.

Elle essaya de dégager ses cheveux, mais Lorenzo les tenait bien et elle y renonça pour ne pas le réveiller. Alors, elle finit par s’allonger contre lui après avoir un instant posé ses lèvres sur le cou blessé dont le pansement s’était déplacé.

Une fois de plus, elle se demanda si elle l’aimait sans que son cœur lui fournît de réponse. Elle avait envie de lui et, dans ses bras, elle était heureuse, mais quand le silence retombait entre eux Fiora ne pouvait s’empêcher d’entendre, au fond d’elle-même, une voix douloureuse qui était celle de ses regrets. Si merveilleuses que soient les heures vécues avec Lorenzo, elles ne parviendraient jamais à étouffer le souvenir de son amour pour Philippe... pour Philippe à jamais perdu en dépit des vaticinations fumeuses de Démétrios. Et sans même s’en rendre compte, Fiora laissa couler d’abondantes larmes contre l’épaule de son amant endormi.

Quand il s’éveilla, elle n’avait pas réussi à s’assoupir un seul instant. Plusieurs idées s’étaient mises à tourner dans sa tête. Et tandis que Lorenzo se rhabillait dans la fraîcheur d’un petit matin chargé de pluie, elle lui fit part de son désir d’aller prier sur la tombe de son père, dans l’église corporative d’Or San Michele.

– C’est impossible pour le moment, mon amour. Je ne veux pas que tu descendes en ville tant que le peuple ne sera pas calmé. Le spectacle est abominable. L’odeur aussi, et je ne voudrais pas être à la place de Sandro Botticelli...

– Pourquoi donc ?

– La Seigneurie lui a commandé de peindre, sur ses murs, l’image des corps suppliciés que l’on a pendus au balcon. Le malheureux passe des heures, mal abrité par une bâche, à faire des croquis.

– Pauvre Sandro ! Lui qui n’aime que la beauté... Eh bien, je me contenterai de me promener autour de la maison. Mais, au fait, peux-tu me dire ce qu’est devenue notre métairie ?

– Celle que vous possédiez près de Montughi ? Je crois qu’elle est toujours à toi, personne ne veut s’y installer et le domaine est à l’abandon.

– Pour quelle raison ?

– La mort de Marino Betti, l’assassin de ton père, a fait fuir tout le monde. Nos paysans sont superstitieux, tu sais, et ils ont une peur affreuse des fantômes. Il faudra tout de même que nous essayions d’en faire quelque chose. Peut-être qu’en brûlant l’arbre où il a été pendu et en rasant la maison qu’il habitait ?

– Nous en parlerons plus tard. Rien ne presse, en effet...

– Nous avons beaucoup de temps devant nous, fit-il tendrement en se penchant sur sa bouche.

Comme il allait sortir, elle le rappela :

– Il vaudrait mieux que tu ne viennes pas ce soir, dit-elle.

– Pourquoi ? fit-il l’œil tout de suite assombri. Tu es déjà lasse de moi ?

– Comment peux-tu dire de telles sottises ? Non, Lorenzo mio, je ne suis pas lasse de toi mais il y a, dans la vie d’une femme, des nuits qu’elle doit passer seule. Tu as compris ?

Il se mit à rire et la prit dans ses bras pour couvrir son visage et son cou de baisers.

– Soit, créature impure ! Au moins tu pourras dormir ! Et ma mère aussi. A cause de ce qui s’est passé, elle s’inquiète de mes sorties nocturnes. Mais ne crois pas que tu pourras me tenir longtemps à distance !

Une heure après son départ, Fiora entra chez Démétrios pour lui faire part de l’idée qui lui était venue. Il l’écouta sans mot dire et quand elle eut fini, il demanda :

– Sais-tu quel jour nous sommes ?

– Le 28 d’avril je crois... oh mon Dieu ! C’est la même date ?

– Oui. Il y a trois ans, jour pour jour, que nous sommes allés là-bas pour punir un assassin. Tu crois que Hieronyma pourrait se cacher dans la vieille ferme ?

– Bien sûr ! C’est une excellence cachette pour elle que la maison de son complice. Et surtout une maison défendue par la terreur. Ce démon n’a jamais eu peur de rien et encore moins des fantômes.

– Il se peut que tu aies raison, Fiora ! ... Oui, je le pense. En tout cas, cela ne nous coûtera guère d’y aller voir.

Si le jour était le même, la nuit était bien différente. Plus d’étoiles au ciel, plus de frais parfum de la terre en son printemps ! Un ciel noir qui déversait des trombes d’eau, des chemins détrempés, ravinés, dangereux pour qui ne les connaissait pas. Mais Fiora eût reconnu sa route les yeux fermés et sous un tremblement de terre, tant elle lui était familière. Au pas sûr de sa mule, elle chevauchait botte à botte avec Démétrios, courbant le dos sous l’averse dont la protégeait une grande mante noire à capuche, mais elle ne sentait pas la pluie et elle eût aussi bien traversé les flammes pour atteindre son but tant était grande sa certitude que ce chemin la menait enfin à sa vengeance.

Derrière elle venaient Esteban et Rocco, armés jusqu’aux dents. L’ancien bandit de grand chemin avait tenu à participer à l’expédition quand il avait su de quoi il était question :

– Je te dois bien ça, dit-il à Fiora. Grâce à toi, je vais redevenir un vrai soldat et servir un maître qui me plaît.

Le lendemain, il repartait pour sa grotte de San Quirico d’Orcia, afin d’y récupérer ses hommes que Lorenzo engageait à son service et sous ses ordres. Il était plus que certain, en effet, que la guerre avec le pape éclaterait bientôt et le Magnifique connaissait à son juste prix la valeur d’une troupe bien entraînée. En outre, Rocco avait reçu de lui une belle somme pour s’être battu à ses côtés dans la cathédrale. Aussi se sentait-il le cœur plein de joie et, de temps en temps, Fiora pouvait l’entendre siffloter une romance.

Arrivée à destination, elle retrouva sans peine le sentier bordé de haies vives et, plus loin, la masse sombre des bâtiments de ferme, et le grand pin dont la tête immense ombrageait les piliers de pierre à l’entrée de la cour. Le grand pin où le corps martyrisé de Marino Betti avait été pendu...

Comme autrefois, les cavaliers mirent pied à terre à quelque distance et attachèrent leurs montures aux cyprès plantés en coupe-vent puis, étouffant leurs pas autant qu’il était possible, ils remontèrent vers le domaine.

– C’est grand ! souffla Rocco. Si nous voulons tout explorer, nous devrions peut-être nous séparer mais, à première vue, il n’y a personne.