– Que veux-tu en faire ? demanda Politien en se penchant sur l’épaule de son ami. Pourquoi ne pas l’abandonner à son destin ? Le peuple n’en fera qu’une bouchée...

– C’est ce que je veux éviter. La foule l’écharperait et en ferait un martyr que le pape se hâterait de canoniser. Et c’est un trop précieux otage que ce blanc-bec pour l’abandonner ainsi à la fureur d’une aveugle populace.

Comme il finissait de parler, un groupe lamentable et vaguement grotesque émergea de la droite du chœur. C’était, étayé par deux chanoines grassouillets qui roulaient des yeux effarés, le petit cardinal qui faisait une apparition sans gloire. Le malheureux croyait sans doute sa dernière heure venue. Mais quand il reconnut le Magnifique à la tête de cette troupe armée, il fit un visible effort pour retrouver un peu de dignité.

– J’ai... j’ai le cœur navré... de ce drame qui ensanglante le saint jour de la Résurrection et je ne veux pas... rester ici plus longtemps ! Je veux partir... tout de suite !

Lorenzo le toisa du haut de sa taille avec un dégoût teinté de pitié :

– Il ne saurait en être question. La présence de Ta Grandeur en ce jour terrible a montré à tous d’où vient le coup qui a frappé mon frère et qui a failli me tuer. Tu resteras ici, dans ma propre demeure, et pour aussi longtemps qu’il me plaira de t’y garder.

– C’est violer le droit de l’Eglise ! Je suis légat du Saint-Père et comme tel ne puis être retenu contre mon gré. Tu n’oseras pas, je pense, porter la main sur un prince de l’Eglise ?

– Moi ? Jamais... Après tout, tu es libre, comme tu le dis. Va ton chemin ! Voici les portes grandes ouvertes...

Le jeune prélat regarda tour à tour le visage sarcastique du Médicis, le corps hissé sur ses cariatides humaines, les masques figés des gardes vêtus de fer et, plus loin, la foule, la foule qui grondait et qui même, hors les murs de l’église, hurlait déjà sa condamnation : A mort les Pazzi ! A mort les Riario ! et même « A mort le pape ! »

Malgré la chaleur il frissonna sous sa pourpre, baissa la tête et murmura, vaincu sans avoir combattu :

– Je m’en remets à toi, seigneur Lorenzo !

Sans ajouter un mot, celui-ci lui fit signe de le suivre, tandis qu’il allait prendre place devant le cadavre et marchait vers la sortie. La foule se tut et s’ouvrit devant lui. Sous le porche, quand le corps de Giuliano apparut, le soleil fit étinceler l’or de ses vêtements et une fois encore ce fut le silence. Les cloches du campanile se mirent à tinter en glas et le battement funèbre tomba sur la ville qui semblait retenir sa respiration.

Soudain, d’un seul élan et comme si un mot d’ordre mystérieux avait couru ses rangs, la foule se déchaîna : un monstrueux hurlement monta à l’assaut du ciel. Une clameur immense qui semblait jaillir des entrailles mêmes de la terre. Le cortège funèbre fut enlevé, entraîné par un raz de marée qui l’emporta et qui, dans sa fureur, changea cette heure de deuil en une heure de triomphe, le mort en un vainqueur acclamé follement et le malheureux cardinal légat, toujours soutenu par ses chanoines, en un vaincu traîné au char glorieux et auquel manquaient seulement les chaînes et les fers.

– Viens ! dit Démétrios à Fiora. Il est grand temps que tu prennes un peu de repos.

– Où m’emmènes-tu ? Au palais Médicis ?

– Non. Nous ne pourrions même pas l’aborder dans l’état actuel des choses. D’ailleurs, Esteban m’attend avec nos mules à cette taverne de mariniers, près de la Seigneurie, qu’il affectionne toujours.

– Mais mon compagnon ? Je ne peux l’abandonner.

– Il est parti avec Lorenzo et ses amis. Quand je t’aurai ramenée à Fiesole, je redescendrai au palais et m’enquerrai de lui. En même temps, je dirai que tu es revenue.

– Lorenzo le sait. Il m’a vue quand je lui ai donné mon épée.

– Raison de plus pour que je lui parle ce soir. Allons à présent !

Quand ils sortirent de l’église, clignant un peu de l’œil dans l’aveuglante lumière, la place était vide, mais, quand ils se dirigèrent vers la Seigneurie, ils virent que toute la ville n’avait pas suivi le cortège des Médicis et qu’une foule nombreuse encombrait les abords du vieux palais.

– Nous n’allons jamais pouvoir traverser, gémit Démétrios. Et pourtant, il le faut bien si nous voulons rejoindre Esteban.

En effet, une mer humaine, une mer en furie, hurlante et déchaînée, battait les puissantes murailles de la Seigneurie. Certains tentaient follement d’escalader les pierres cyclopéennes dont était construite la base, dans l’espoir insensé d’atteindre les fenêtres percées bien trop haut pour cela. D’autres s’écorchaient les mains aux larges clous de la porte bardée de fer devant laquelle les gardes des prieurs, vêtus de vert, faisaient de leur mieux pour les repousser. Toutes les bouches se distendaient sur des cris féroces et, juché sur le Marzocco, le lion de pierre symbole de la république, un énergumène échevelé poussait des clameurs sauvages en agitant son bonnet. Naturellement, la Vacca tonnait par-dessus tout ce vacarme, du haut de sa tour vertigineuse au sommet de laquelle flottait l’étendard au Lys rouge.

– C’est invraisemblable ! dit Démétrios qui regardait sans comprendre. Qu’est-ce que ces gens font ici à hurler à la mort ?

La fin de sa question se perdit dans une énorme clameur de joie : la fenêtre principale du palais, celle donnant sur un balcon de fer, venait de s’ouvrir et deux soldats en tunique verte parurent, traînant un homme ligoté qui hurlait de terreur. La foule se tut, attendant la suite. Ce fut rapide. L’un des hommes d’armes plongea une dague dans la poitrine de la victime puis, tandis qu’il retirait l’arme, son compagnon saisit le corps fléchissant, l’éleva à bout de bras dans un effort herculéen et le jeta sur la place où il s’écrasa. La foule s’écarta, avec quelque chose qui ressemblait à un soupir de volupté...

Sur le balcon, la scène se renouvelait et un autre corps poignardé était jeté à la foule tandis qu’entre les créneaux, la bannière de Cesare Petruccci, gonfalonier de justice, était déployée pour indiquer que force restait à la loi et que c’était à présent l’heure des représailles...

Démétrios n’eut pas le temps de demander une fois de plus ce que tout cela signifiait, occupé qu’il était à se débarrasser d’un gamin qui, sous prétexte de se hisser sur une fenêtre de la maison à laquelle il était appuyé avec Fiora, l’escaladait bravement. Une aide lui vint en la personne d’Esteban qui, l’ayant aperçu, avait joué vigoureusement des coudes et des pieds pour le rejoindre. Empoignant le garçon qu’il accrocha braillant et gigotant à l’un des porte-torches de ladite maison, le Castillan allait tirer son maître après lui pour le sortir de là quand il reconnut Fiora.

– Oh ! C’est pas vrai ? ... Je rêve !

– Eh non, mon cher Esteban, c’est bien moi !

– Por Dios !

Emporté par sa joie, Esteban prit la jeune femme dans ses bras et l’embrassa sur les deux joues. Mais déjà le mouvement de la foule les repoussait contre le mur, bouchant le fragile passage qu’il avait réussi à se faire pour rejoindre son maître.

– Impossible de bouger, mon garçon ! soupira le Grec. Il faut rester là. Si encore nous savions pourquoi ?

– Oh, moi je sais... C’est une véritable histoire de fous. Il expliqua de son mieux. Tandis qu’une partie des conjurés assaillaient les Médicis dans la cathédrale, une autre, avec à sa tête l’archevêque de Pise Salviati, avait reçu pour mission de s’emparer de la Seigneurie. Quand les cloches sonnèrent pour l’Élévation, ces gens crurent que les deux frères étaient morts et ils coururent s’enfermer dans le palais des prieurs, ignorant que les portes en question ne pouvaient s’ouvrir que de l’extérieur pour qui n’en possédait pas les clefs. Ils se retrouvèrent donc enfermés avec tous ceux que contenait le palais. Salviati, alors, demanda Petrucci, qui était à table et que cette visite importunait. Il reçut fort mal le prélat guerrier et celui-ci s’embrouilla dans un discours confus. Semblant ne pas tenir en place, il toussait très fort à chaque instant comme pour donner un signal.

Au même moment, le vieux Jacopo Pazzi, croyant que ses affaires allaient au mieux, déboucha sur la place avec quelques hommes en criant « Liberté ! Liberté ! ». Le gonfalonier qui regardait déjà Salviati d’un œil méfiant comprit tout de suite de quoi il retournait et, comme l’un des conjurés arrivait chez lui, venant tranquillement aux nouvelles, il l’attrapa par les cheveux et le fit tournoyer plusieurs fois sur lui-même, sous l’œil ahuri de l’archevêque, avant de l’envoyer tout droit dans les bras d’un garde en glapissant l’ordre de l’arrêter. Et, là-dessus, de crier « Aux armes ! A l’aide ! » avec tant de force que les huit prieurs et tout le personnel de la Seigneurie accoururent. Puis, comme les gardes seuls avaient des armes et que Petrucci se croyait en face d’une révolution, tout le monde se précipita aux cuisines pour y prendre des couteaux, des broches et des hachoirs avant de remonter dans la tour pour s’y retrancher et attendre les événements.

Pendant ce temps, les quelques conjurés enfermés dans la Seigneurie tournaient en rond à la recherche d’une impossible issue. Ils comprirent que tout était perdu, quand arrivèrent les archers et les serviteurs des Médicis qui escortaient les prisonniers faits à la cathédrale. Les prieurs, soulagés d’un grand poids, redescendirent enfin de leur tour pour se constituer en tribunal.

– A présent, Petrucci règle ses comptes en même temps que ceux de monseigneur Lorenzo ! conclut Esteban en désignant ce qui se passait sur le balcon.

On pouvait dire que sa justice était expéditive, et Fiora frissonna en se souvenant de la hargne avec laquelle le gonfalonier de justice l’avait traitée au moment du scandale causé par Hieronyma. Puis elle détourna la tête pour ne plus voir, écœurée par le spectacle.