– Lis ! dit-il seulement.
Le poète dénoua le ruban et parcourut les documents d’un œil habitué puis les roula de nouveau :
– Tout est en ordre, seigneur.
– Il y a encore une autre preuve, dit Léonarde. Et, tirant de son corsage l’anneau d’or aux armes des Selongey, elle le montra à Lorenzo puis, avec un rien de solennité dans la démarche, alla glisser la bague au doigt de Fiora qui referma sa main sur elle sans pouvoir se défendre d’un frémissement.
– Ainsi donc, murmura Lorenzo, tu es la femme d’un des hommes les plus importants de Bourgogne ? Il eut un petit rire sans gaieté et ajouta : Alors, pourquoi donc ton époux n’est-il pas venu, quand il en était temps, te réclamer hautement devant ceux qui t’accusaient ? Pourquoi n’a-t-il pas réclamé réparation par les armes pour l’offense involontaire faite à son nom ?
– Parce qu’à cette heure, dit Fiora avec amertume, je suis sans doute veuve. Messire de Selongey était décidé à mourir pour se punir d’avoir, en m’épousant, infligé une souillure à son nom... Il s’est vendu pour aider le Téméraire !
Lorenzo se redressa, fit quelques pas pour retrouver un peu de calme puis s’arrêtant devant Fiora dont les larmes coulaient en silence sur son visage immobile :
– Pauvre enfant ! fit-il avec une infinie douceur. Pourras-tu un jour croire, à nouveau, à la loyauté et à l’amour d’un homme ?
Incapable d’articuler une parole et se sentant infiniment lasse tout à coup, elle hocha la tête, négativement.
– En tout cas, enchaîna Lorenzo, si ton époux est mort, c’est tout récent. Le jour où ton palais a été mis à sac, il était là !
Le sang monta d’un seul coup aux joues de Fiora :
– C’est impossible ! fit-elle d’une voix éteinte...
– Non, dit Poliziano, c’est la vérité. Je l’ai vu et d’abord j’ai hésité à le reconnaître parce qu’il était vêtu comme n’importe quel homme de petite condition. Il se tenait dans la foule ; il regardait. J’ai vu qu’il parlait à quelqu’un. Sans doute demandait-il ce que cela voulait dire. Moi, je ne savais pas ce qui l’attirait là et j’ai hésité un moment à l’aborder. Quand je me suis décidé, la foule m’a empêché de l’approcher et il a disparu sans que je puisse seulement retrouver sa trace...
– J’ai cru qu’il venait espionner, reprit Lorenzo. J’ai fait fouiller les auberges, les tavernes mais personne ne l’avait vu, personne n’a pu dire ce qu’il était devenu...
Fiora, les yeux pleins de lumière, écoutait ces paroles comme elle eût écouté chanter les anges :
– Il est revenu ! soupira-t-elle. Il est revenu alors qu’il avait juré de ne plus me revoir...
– Pardonne-moi ce que je vais dire, Fiora, dit Lorenzo, mais es-tu certaine qu’il cherchait à te revoir ?
– Et qui d’autre ? s’écria-t-elle avec une soudaine violence.
– Ton père ! ... La ville de Neuss tient toujours contre le Bourguignon et avant-hier, premier de mai, la trêve signée voici trois ans entre France et Bourgogne et prorogée par deux fois, a pris fin... définitivement !
– Oses-tu insinuer qu’il venait encore chercher de l’argent ?
– Quoi d’autre ? Il a dû savoir ce qui t’est arrivé, s’il a questionné les gens de la rue... et pourtant il est reparti, il ne t’a pas cherchée. Voyant Fiora osciller sur ses jambes comme une grande fleur secouée par le vent, Démétrios intervint et, offrant à la jeune femme l’appui de son bras :
– Ne peut-on au moins lui accorder le bénéfice du doute ? reprocha-t-il. Doit-elle vraiment partir désespérée ? Je te rappelle respectueusement qu’en arrivant ici tu as insisté sur l’urgence qu’il y avait pour nous à fuir cette ville. Voilà beaucoup de paroles, il me semble et puisque l’on nous chasse...
– Je ne vous chasse pas, fit Lorenzo avec lassitude, j’essaie de vous sauver car même si vous refusez de le croire, vous m’êtes chers, l’un et l’autre. La preuve, la voici !
Il tira de sa robe une lettre scellée à ses armes qu’il tendit à Démétrios :
– Cette lettre est pour le roi Louis de France à qui je t’envoie. Il accueillera l’habile médecin que tu es car il souffre, sans pouvoir en guérir... de fort gênantes hémorroïdes. En outre, je lui dis que tu es mon ami.
– Je t’en remercie. Et... elle ? fit Démétrios en désignant de la tête Fiora que Léonarde avait fait asseoir.
– Je pensais que tu pourrais la conduire à Paris où elle... ou Beltrami avait un cousin qui tenait son comptoir. Elle n’y manquerait de rien puisque Donati qui gère actuellement les affaires de son père doit y veiller. Mais ce que je viens d’apprendre change bien des choses. Donne-moi de quoi écrire pendant que vous vous préparerez au départ...
– Tout est prêt en ce qui me concerne, fit Démétrios.
– Nous aussi ! dit Léonarde.
Le médecin avait disposé sur la table ce qu’il fallait pour écrire et Lorenzo prenait déjà la plume quand Fiora l’arrêta ;
– Que veux-tu faire ?
– Te recommander au roi Louis afin que...
– ... La femme de Philippe de Selongey puisse lui servir d’otage ? Tu viens de dire toi-même que je ne saurais compter pour l’homme auquel j’ai été unie.
– Non, fit Lorenzo gravement. Lui dire que je lui envoie la fille... malheureuse de Francesco Beltrami, l’ami que j’ai perdu. Son nom est connu à la cour de France.
Il allait se mettre à écrire mais elle saisit la page encore vierge et la déchira :
– Laisse-moi mener à ma guise ma destinée ! Tant que je n’aurai pas été reconnue innocente de tout ce que l’on m’a imputé et rétablie aux yeux de tous dans mes droits... et cela par toi-même, je n’ai que faire de tes recommandations.
– Fiora, je t’en supplie : laisse faire le temps !
– Le temps ? Dans quel poème Pétrarque a-t-il écrit : « Avant que j’atteigne à la rive espérée, on trouvera le laurier sans feuilles vertes... » ? Jamais tu n’oseras aller contre la volonté du peuple, Lorenzo... mais prends garde au jour où il se laissera attirer par une nouvelle idole ! Et prends garde au pape !
Droite et fière, la tête haute comme si elle marchait à la gloire au lieu de faire ses premiers pas dans une direction dont elle ignorait encore où elle la conduirait, Fiora tourna le dos au Magnifique, à cet homme en qui s’incarnait toute la grâce et toute la splendeur de sa jeunesse... et sortit de la pièce.
Un quart d’heure plus tard, cependant, vêtue du pourpoint vert que lui avait donné Chiara, elle posait le bout de sa botte sur l’étrier que lui tenait Lorenzo. C’était son propre cheval qu’il lui donnait, comme Démétrios et Léonarde recevaient les chevaux qui avaient amené
Poliziano et Savaglio. Les trois hommes redescendraient à pied à la Badia. Esteban avait sa monture habituelle et la mule, qui servait indistinctement à lui et à son maître, portait les quelques bagages.
Démétrios, avant de le quitter, regarda le petit castello qui lui avait offert sa première halte paisible et douce après tant d’années d’errance. Il allait être fermé – à moins que la foule furieuse n’y mît le feu demain ! – et la belle Samia regagnerait la Badia ou le palais de la via Larga. Le Grec savait qu’il laissait tout de même derrière lui des amitiés : Poliziano l’avait embrassé en pleurant et Lorenzo lui-même l’avait serré dans ses bras... en lui murmurant qu’il y avait de l’or dans les sacoches de son cheval comme dans celles de la monture de Fiora... Mais, le médecin n’était pas triste : il pensait à sa vengeance qui allait enfin devenir possible grâce à cette belle femme dont le ciel... ou le diable avait fait sa compagne et peut-être sa complice... Et puis il était trop habitué aux départs fréquents pour que celui-là lui fût pénible.
Sans vouloir l’avouer, Léonarde était heureuse. Elle avait retrouvé son enfant et elle allait revoir sa terre natale, ce pays de Bourgogne que la beauté de Florence n’avait jamais réussi à lui faire oublier. C’était au moins un vrai pays chrétien où l’on ne chantait pas la messe après avoir louange des divinités païennes !
Esteban ne pensait à rien. Il allait où allait le maître auquel il s’était attaché mais il était tout de même satisfait de partir. Il aimait trop l’aventure et la bagarre pour se satisfaire vraiment des plaisirs du marché et d’une vie paisible au sein d’une nature aimable. Certes, les choses étaient devenues plus passionnantes avec l’entrée dans cette vie de celle qu’il appelait en lui-même « la madone aux yeux gris » mais il était bien que l’on allât maintenant vers d’autres horizons... Des horizons où l’on faisait la guerre.
Fiora écoutait la nuit. Le vent s’était levé et portait avec lui les rumeurs de la ville qui ne se calmeraient pas. Elle pouvait apercevoir les lueurs mouvantes et les fumées légères qui serrées dans la ceinture des remparts évoquaient le cratère d’un volcan qui s’éveille... C’était sa mort que l’on appelait là-bas et elle devait laisser toute espérance d’y revenir jamais. Pourtant, en dépit de ce qu’elle avait souffert, les racines de son cœur demeuraient enfouies dans la cité du Lys Rouge. La voix de Lorenzo, qui retenait encore les rênes du cheval, lui parvint comme dans un songe...
– Ne me diras-tu pas adieu, Fiora ? Même si tu me détestes, je veux que tu saches que rien ne sera plus comme avant. Tu emportes un peu de la beauté de cette ville...
– Adieu, seigneur Lorenzo ! Si tu tiens tant à la beauté de ta ville, veille sur Simonetta Vespucci... Tu pourrais la perdre aussi... dit-elle, se souvenant de la prédiction de Démétrios.
– Qu’importe Simonetta ! Ce n’est pas moi qu’elle aime... et toi, il me semble à présent que j’aurais pu t’aimer...
Il lui rendit les rênes et elle les prit d’une main ferme. Dans l’obscurité, elle vit briller les yeux sombres de Lorenzo et, soudain, obéissant à une soudaine impulsion, elle se pencha et, un court instant, posa ses lèvres sur celles du Magnifique :
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