Esteban embrassa d’un regard rapide ces préparatifs :

– Maître, dit-il, est-ce que tu t’apprêtes à partir ?

– Il faut toujours être prêt à partir, mon garçon. Mais toi, dis-moi pourquoi tu es revenu plus vite que d’habitude ? Je vois à ta mine que tu as quelque chose à raconter.

– C’est vrai et c’est vrai aussi que je suis inquiet.

Le Castillan n’était pas l’homme des grandes narrations. En quelques phrases, il eut rapporté ce qu’il avait vu et entendu, tout en guettant sur le visage du Grec l’effet de ses paroles. Mais Démétrios, qui avait fini de remplir son coffre, se contenta de le fermer et de dire :

– Ah !

Puis s’approchant de ses instruments, il les essuya soigneusement l’un après l’autre puis les roula dans la peau de daim qu’il introduisit ensuite dans son sac. Esteban le regardait faire en silence, devinant qu’il réfléchissait. Au bout d’un moment, Démétrios leva les yeux sur lui :

– Va me chercher donna Fiora ! Elle est au jardin en train de donner à manger aux pigeons...

Fiora entra un instant plus tard, mince silhouette noire et blanche, nette et conventionnelle. L’échappée du couvent en bure blanche et sandales de corde, la jeune Grecque en tunique pourpre, le page en pourpoint vert avaient disparu pour laisser place à cette jeune femme en deuil, aux nattes sages, et Démétrios se surprit à le regretter mais les grands yeux gris pâle étaient toujours les mêmes et le Grec savait qu’ils pouvaient refléter tous les orages du ciel et que cette apparence élégante et sereine cachait les flammes d’un cœur ardent et d’un caractère fier et courageux. Tout comme si elle eût été en visite, Léonarde l’avait accompagnée et se tenait près de la porte, les mains nouées sur son giron comme il convenait à la suivante d’une noble dame. Démétrios eut la tentation de la prier de les laisser seuls mais pensa qu’en agissant ainsi il rejoindrait le terrain des conventions sociales qui l’agaçaient si fort. En outre, Léonarde était désormais embarquée sur cette galère, battue des vents et sans cesse menacée, qui était celle de son élève. Il était inutile de lui cacher quoi que ce soit, d’autant qu’elle serait très vite mise au courant. Le Castillan était entré derrière elle...

– Esteban vient de rentrer avec des nouvelles que je juge inquiétantes, fit Démétrios. Il faut que tu les entendes.

Elle les entendit et n’en parut pas autrement troublée. Seule, la mention du moine espagnol lui fit froncer les sourcils.

– Encore cet homme ! soupira-t-elle. Comment se fait-il qu’il s’attache à ce point à la cause des Pazzi ? Il semble vouloir les défendre envers et contre tout...

– S’il est vraiment l’envoyé secret du pape Sixte IV, cela s’explique car il est certainement aussi le mandataire de son favori, Francesco Pazzi... Je croyais que tu avais compris cela ?

– Sans doute ! Mais il est l’un de ces prêtres fanatiques dont le diable est l’obsession et qui voient des sorciers partout. Or, la milice, l’autre nuit, à dû trouver Hieronyma dans l’état où nous l’avons laissée : nue, étendue sur un autel satanique, marquée du sang du sacrifice avec, sur elle, le corps d’un enfant égorgé. Il me semble que cela devrait intéresser fray Ignacio au premier chef ? Et pourtant Esteban l’a vu parler à Jacopo Pazzi comme à un ami !

– Tout à fait comme à un ami ! approuva Esteban en écho.

– Tu as raison, c’est étrange ! dit Démétrios qui se tourna vers son serviteur : Au fait, tu n’as pas rendu entièrement compte de ta mission. As-tu entendu, par la ville, les gens parler de la dame Hieronyma que la milice a dû jeter en prison ?

Le Castillan secoua sa tête aux cheveux hirsutes :

– Non. Je n’ai rien entendu dire. Je venais d’arriver au marché quand j’ai appris que le corps de son fils venait d’être tiré de l’eau. Tous ne parlaient que de ça...

– Bizarre ! La ville devrait en être bouleversée. Quant au moine, pour une pareille affaire, il devrait réclamer la tête de toute la famille... et il parle amicalement avec le patriarche ? Difficile à comprendre ! ... Mais il faut savoir ! Selle la mule, Esteban !

– Où veux-tu aller ? demanda Fiora.

– Voir le seigneur Lorenzo. C’est avec lui que j’avais réglé l’intervention de la milice au mont Ceceri. Il doit tout de même savoir ce qui s’est passé ensuite ?

– N’y va pas ! Quelque chose me dit que tu serais en danger, pria la jeune femme avec angoisse. Tu vois, c’est moi qui, aujourd’hui, ai un pressentiment. Ils ont pris Pippa. Dieu sait ce que cette femme va dire !

– Elle ne peut rien dire. Elle n’a vu qu’un mendiant...

– Doué de pouvoirs peu communs. Es-tu bien certain qu’aucun souvenir ne subsiste quand on s’éveille de ce sommeil que tu provoques ? La Virago est habile, rusée ; pour sauver sa vie, elle dira n’importe quoi, elle accusera n’importe qui...

– Ou elle dira qu’elle ne sait rien. Que le jeune Pazzi est sorti de chez elle comme il y était entré...

– Peut-être mais une chose est certaine : le vieux Jacopo savait tout et pourquoi son petit-fils allait ce soir-là chez Pippa. Reste ici, je t’en prie ! Attendons un peu ! Lorenzo te fera peut-être savoir de ses nouvelles...

Elle tremblait, tout à coup, et son émotion frappa Démétrios. D’ailleurs, Esteban venait à la rescousse :

– Elle a raison, maître. Rien ne presse. Laissons finir le jour et passer la nuit. Demain, si tu veux, j’irai aux nouvelles dès l’ouverture des portes. Tu pourras me donner une lettre que je porterai au seigneur Lorenzo... Toi qui jamais ne te laisses gagner par l’impatience, je ne te reconnais plus.

Le médecin haussa les épaules et passa sur son visage une main un peu fébrile. Il alla vers le sac de cuir qu’il avait fermé tout à l’heure et s’y appuya comme s’il cherchait à en tirer un renouveau de forces. Puis, se retournant, il regarda Léonarde qui était toujours debout près de la porte aussi muette et immobile qu’une statue :

– Et vous, dame Léonarde, fit-il en français, quel est votre conseil ?

– Je ne pensais pas que mon avis pût avoir une importance à vos yeux mais je suppose que vous vous attendiez à un événement quelconque depuis ce matin... un événement qui pourrait vous obliger à partir. Sinon pourquoi ce coffre, ce sac, ces rangements que vous n’avez cessé de faire ?

– Je devrais savoir qu’aucun détail de ce genre n’échappe aux regards d’une bonne maîtresse de maison, fit-il avec un sourire. C’est vrai : depuis cette nuit je m’attends à quelque chose mais je ne saurais dire à quoi. Il me semble que l’heure approche où il va falloir quitter cette maison.

– Alors que ce soit au moins librement ! Suivez le conseil d’Esteban ! Quelques heures de plus ou de moins ne changeront rien...

Démétrios hocha la tête puis, sans rien ajouter, quitta la pièce. Fiora le suivit. L’un derrière l’autre et sans échanger seulement un mot, ils montèrent au sommet de la tour. La jeune femme cherchait encore à comprendre pourquoi, tout à l’heure, elle s’était opposée si vivement au départ du Grec mais une chose était certaine : à cet instant, elle avait su, aussi clairement que si une voix secrète le lui avait crié, que si Démétrios se rendait à Florence, il n’en ressortirait pas vivant. Et l’idée de perdre ce dernier ami qui, pour l’aider, avait été jusqu’à tuer, lui était devenue insupportable. Cet homme étrange et curieux, dont elle avait eu peur jadis, lui tenait au cœur à présent. Ce n’était ni la profonde tendresse éprouvée pour son père, ni l’amour brûlant que lui avait inspiré Philippe et qu’elle soupçonnait de couver encore sous les cendres, ni l’affection qu’elle vouait à sa vieille Léonarde et dont Khatoun avait emporté une part, ni la joyeuse amitié qui la liait à Chiara Albizzi, c’était un sentiment fait de reconnaissance, d’amitié et aussi de respect un peu craintif assez semblable à celui qu’elle portait autrefois à ces maîtres qui avaient ouvert son esprit à la culture et à la beauté. C’était, en résumé, quelque chose de solide et de fort. Tous deux n’étaient-ils pas liés d’ailleurs par ce pacte qu’ils avaient conclu et où leurs sangs s’étaient mêlés ? ... Quand ils furent en haut de la tour, Fiora s’approcha de Démétrios qui s’appuyait, d’un geste familier, au vieux créneau et posa sa main sur la sienne.

– Nous n’avons plus beaucoup de famille, toi et moi, dit-elle doucement.

– Tu as un mari...

– Non. C’est un rêve que j’ai fait et qui s’est tourné en dérision. Si je souhaite le retrouver c’est pour lui faire payer ma souffrance et son mépris. Il a tout pris de moi sans rien donner, qu’un nom que je ne porterai jamais. Toi, tu m’as sauvée et même, au prix de ta sécurité, tu as assumé ma vengeance. Et puisque nous avons mêlé nos sangs, j’aimerais que tu voies en moi... une fille.

– Une petite-fille ! Je pourrais être ton grand-père, Fiora. Mais vois-tu, nous ne savons pas ce que l’avenir nous réserve...

– Même toi ?

– Même moi ! Le voile du destin ne se lève pas toujours et le cours des étoiles oublie bien des détails. Peut-être vaut-il mieux ne pas nous laisser prendre au piège de l’affection ? Nous pourrions avoir à en souffrir. Nous nous sommes unis pour être compagnons de combat : essayons de nous en contenter mais je veillerai sur toi... comme un grand-père. Et je n’oublierai jamais ce que tu m’as offert aujourd’hui : mon premier instant de joie depuis la mort de Théodose...

A son tour, il prit la main de Fiora, y posa un baiser léger puis glissa cette main sous son bras :

– C’est l’heure du repas. Descendons pour éviter à Esteban de grimper jusqu’ici nous chercher.

Vers la fin du jour, ils remontèrent à la tour. Une rumeur montait de la ville avec des nuages de poussière. Il se passait quelque chose qui déchaînait l’agitation populaire, toujours à fleur de peau chez les Florentins. Ce n’était pas l’émeute car la Vacca, la grosse cloche de la Seigneurie qui ne servait que pour sonner le tocsin, restait muette. Soudain, des appels de trompettes se firent entendre et Démétrios se pencha, abritant ses yeux de sa main :