– Regarde ! Le soleil n’est pas encore couché et cependant on ferme les portes...
C’était vrai. Même à cette distance on pouvait entendre le bruit des herses qui retombaient, le grincement des pont-levis qui remontaient. L’œil aigu de Démétrios, servi par la pureté de l’air des collines, avait même aperçu ces mouvements. La ville se refermait plus tôt que d’habitude. Il semblait même qu’il y eut plus de soldats aux remparts...
– Est-ce qu’un ennemi marcherait sur nous ? demanda Fiora.
– En ce cas, la Vacca sonnerait pour l’appel aux armes. Non c’est à l’intérieur que cela se passe et l’on veut éviter que l’agitation se répande dans la campagne... Mais regarde encore ! Il y a quelque chose qui brûle là-bas...
En effet, en un point de la ville, vers le fleuve, une épaisse fumée noire, traversée d’éclats rouges, montait...
– Mon Dieu ! gémit Fiora, c’est folie que d’allumer un feu en ville où il y a encore bien des maisons de bois ! Et, on dirait que c’est près de chez nous...
Démétrios ne répondit pas. Tous deux restèrent là un moment, regardant monter cette fumée au sud et le soleil s’enfoncer vers la mer. La campagne devint violette et le calme du soir permit de mieux distinguer le tintamarre qui régnait dans la ville close... Fascinés, le Grec et la jeune femme ne pouvaient détacher leurs yeux de cette espèce de marmite bouillonnante où les toits mêmes, dans la poussière et la lumière incertaine, semblaient bouger à la manière des vagues. La voix essoufflée d’Esteban qu’ils n’avaient pas entendu venir éclata soudain auprès d’eux :
– Maître ! Le seigneur Lorenzo est là ! Il veut te voir, toi et donna Fiora ! Vite !
Ils descendirent en hâte, croyant à peine le témoignage de leurs oreilles. Mais Lorenzo était bien là. Dans la robe verte qu’il affectionnait, il se tenait debout près de la fenêtre dans le cabinet de Démétrios en compagnie de son ami Poliziano qui jouait avec ses gants, adossé à l’une des armoires. Le souci marquait son maigre visage mais il parut à Fiora plus grand qu’à leur dernier revoir, sous les voûtes de la Seigneurie. Les entendant entrer, il abandonna la fenêtre et leur fit face :
– Toi ici, Seigneur ? fit Démétrios en s’inclinant tandis que sa compagne ployait légèrement le genou pour le plus raide des saluts. C’est un grand honneur.
– Il fallait que je vienne car le temps presse. Tout à l’heure, j’ai quitté la ville pour la Badia où se tient une réunion de notre Académie platonicienne mais en donnant l’ordre de fermer les portes derrière moi. Elles ne s’ouvriront qu’à l’heure habituelle demain matin. Il faut que cette nuit vous mettiez le plus possible de chemin entre vous et ceux qui veulent votre mort !
– Nous diras-tu ce qui se passe, seigneur ? demanda Fiora d’une voix glacée. Nous savons que le corps de Pietro Pazzi a été repêché dans l’Arno, que la Pippa a été arrêtée mais je ne vois pas pourquoi l’on voudrait nous tuer, nous ?
– Parce que cette femme a parlé. Elle t’accuse d’avoir poignardé le bossu avec l’aide d’un sorcier habillé comme un mendiant...
– Moi ? Et comment suis-je censée être entrée chez elle ?
– Elle dit qu’elle te connaissait depuis longtemps, que tu... venais chez elle pour y rencontrer des hommes et que, tout naturellement, c’est dans sa maison que tu es venue chercher refuge après ta fuite du couvent... Pietro était... l’un de ceux que tu venais rencontrer parce qu’il était très amoureux de toi...
– Et quoi encore ? s’écria la jeune femme. Peut-on vraiment dans cette ville, ta ville, raconter n’importe quoi sur n’importe qui ? On l’a crue, bien entendu ?
– On croit toujours ce qui plaît à la populace.
– Vraiment ? Alors dis-moi comment la populace a reçu la nouvelle de l’arrestation de Hieronyma ? Comment il se fait que son beau-père fasse le jour et la nuit à la Seigneurie ?
– Le peuple n’a rien su de cette arrestation.
Lorenzo détourna les yeux de ce jeune visage flamboyant de colère et sa voix rauque parut s’assourdir encore lorsqu’il dit :
– Hieronyma s’est enfuie des Stinche avant que la nouvelle ne soit sue. Elle est en fuite à présent et l’on ne sait où elle est...
– Quoi ? crièrent d’une même voix Fiora et Démétrios mais ce fut le Grec qui reprit la parole :
– Comment est-ce possible ?
– Dans la milice il y avait deux clients des Pazzi. Ils ont prévenu aussitôt le vieux Jacopo. Il est venu lui-même, avec ses gens et le moine espagnol chercher sa belle-fille qui était encore inconsciente d’ailleurs. Cela leur a permis de dire qu’elle était victime d’une affreuse machination et d’un sortilège... Le repêchage du corps de Pietro et les aveux de la Virago ont mis le feu aux poudres. Ce fray Ignacio a prêché, tout le jour, sur les places et dans les carrefours pour que l’on s’empare de toi, Fiora, et de Démétrios...
– Et toi, lança Fiora, que faisais-tu pendant tout ce temps ? Toi le maître de Florence, le tout-puissant, le Magnifique ? Que faisais-tu pendant que l’on assassinait ton ami, mon père, que faisais-tu pendant que l’on me mettait en accusation à Santa Lucia, pendant que l’on m’arrachait du couvent pour me jeter à la Virago, livrée à n’importe qui et, surtout, à ce misérable Pietro qui avait commencé à m’étrangler ? Je serais morte sans Démétrios parce que toi, tu ne faisais rien. Tu me laisses dépouillée de tout, tu laisses...
– Mettre le feu au palais Beltrami, fit doucement le Grec. C’est bien lui qui brûle, n’est-ce pas ?
Fiora se retourna et le regarda avec horreur ;
– C’est... ma maison ?
– Oui Fiora, dit Lorenzo, c’est ta maison. Quand comprendras-tu que nous sommes en république et que je n’ai de pouvoir qu’autant que je fais cette république riche, heureuse et puissante ?
– Je vois. Tu préfères laisser un moine étranger manier les foules pendant que tu discutes avec les rois et les grands de ce monde ? Mais sais-tu seulement que cet homme, cet envoyé occulte d’un pape qui te hait, est ton ennemi plus encore que le mien ? Je suis un pion, sur son échiquier, un prétexte.
– Qu’en sais-tu ?
– J’en sais plus que toi...
Et rapidement, elle raconta ce qui s’était passé dans la salle capitulaire de Santa Lucia.
– Laisse le moine achever son ouvrage ! ajouta-t-elle avec mépris, et bientôt le neveu de Sixte IV sera le maître de Florence, un maître qui, lui, saura imposer sa volonté !
A mesure qu’elle parlait, le visage simiesque et cependant séduisant de Lorenzo avait verdi comme si sa robe de velours avait soudain déteint sur lui.
– Le moine loge à San Marco. Cette nuit même, il y sera arrêté et conduit sous bonne escorte aux frontières de Florence. Je te remercie d’avoir apporté une preuve de ce que je craignais déjà. Démétrios peut te le dire...
– Sans doute ! fit celui-ci avec ironie, mais nous n’en sommes pas moins désignés à la vindicte publique... alors que la dame Pazzi court les grands chemins.
– Je te promets de la faire rechercher mais il est vrai que je ne peux rien pour vous, sinon vous faire partir et vous mettre en lieu sûr...
– Je la chercherai bien toute seule, lança Fiora farouchement. Ne t’occupe pas de moi puisque tu n’as même pas su venger mon père assassiné et souillé...
– Marino Betti est mort. Et c’est moi qui l’ai fait tuer par Savaglio.
– Mais de nuit, mais chez lui et pas en plein jour et sur la place publique ! Ce qui fait qu’aux yeux de tous mon père passe toujours pour un misérable, un menteur et pourquoi pas un traître ?
– Pourquoi pas, en effet ? fit Lorenzo que la colère gagnait. J’ai tout lieu de supposer qu’il trahissait la république en favorisant, de son or, les armes du duc de Bourgogne. Les Fugger ont réclamé le remboursement d’une lettre de change de cent mille florins payés au trésor de Bourgogne pour le compte de messire Philippe de Selongey. Qu’as-tu à dire à cela ?
– Rien... si ce n’est une question ; la somme a-t-elle été payée ?
– A la banque Fugger ? Certainement pas. Ton père est mort et ses biens sous contrôle...
– Ton contrôle ! Et sans le moindre droit !
– C’était la seule façon de les empêcher de tomber aux mains des Pazzi et ton adoption est entachée de faux ! Quant aux Fugger tant pis pour eux ! Ils s’arrangeront avec le duc de Bourgogne...
– Ainsi, dit Fiora lentement, mon père passe pour un misérable et un menteur mais aussi pour un homme malhonnête, lui dont la parole n’a jamais été mise en doute ? Cet argent était ma dot !
– Ta dot ?
– Mais oui. Dans la nuit qui a précédé son départ j’ai, ici même, dans la chapelle du couvent voisin, épousé l’envoyé de Bourgogne. Il savait la vérité sur ma naissance et il a exigé ce mariage parce que tu avais refusé d’aider son maître. Je suis la comtesse de Selongey.
– Des preuves ! Tu as des preuves de cela, s’écria Lorenzo dont la figure après avoir été trop pâle s’empourprait. Fiora allait répondre qu’elle ne savait, à présent, où se trouvaient ses preuves quand une autre voix se fit entendre :
– Les voici, seigneur ! dit tranquillement Léonarde qui s’avança, un rouleau d’où pendait un ruban vert entre les mains. Tu trouveras là les actes d’adoption de donna Fiora, son contrat de mariage signé et scellé de son époux, la copie de la lettre de change et même une attestation portant la signature et le sceau du padre Antonio le prieur du couvent. Ser Francesco Beltrami, à la veille de sa mort, et parce qu’il se savait guetté par ses ennemis, m’a remis tout cela...
Le Magnifique prit le rouleau, le tendit à Poliziano qui perdit aussitôt son immobilité de statue puis, d’un pas soudain alourdi, il alla s’asseoir dans la haute chaise à bras qui avait été celle de Démétrios.
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