Soudain, un homme sortit des ruines, portant une torche à l’aide de laquelle il alluma rapidement deux bûchers préparés à droite et à gauche du pré dont cette partie s’éclaira d’un seul coup comme une scène de théâtre découvrant un effrayant décor. Entre les deux bûchers se dressait une table grossière faite de deux pierres et d’une dalle disposées devant un petit tertre habillé de lierre qui supportait une statue peinte d’une manière si réaliste que
Fiora sentit ses tempes se resserrer et ses cheveux se dresser sur sa tête.
C’était, sur des pattes de bouc repliées en tailleur, un corps d’homme nu surmonté d’une tête hideuse. Les oreilles pointues, les longues cornes enroulées et la barbe filandreuse étaient d’un bouc mais le long nez crochu, la bouche rouge et grimaçante, les yeux luisants blancs et rouges étaient presque humains. Entre les cornes, trois chandelles étaient posées que l’homme alluma cependant que, dans l’une de ses mains griffues, la statue tenait une faux et dans l’autre une coupe dorée..,
– Le diable ! souffla Fiora qui, machinalement, se signa. Mais déjà Démétrios lui appuyait sur la bouche une main péremptoire :
– Plus un mot ! chuchota-t-il à son oreille. Tu risques de nous faire prendre...
En effet, la mise à feu des bûchers avait révélé, autour du hideux simulacre, une rangée de fantômes enveloppés de tissus sombres qui, d’un même mouvement, rejetèrent leurs manteaux et firent apparaître, vêtue d’oripeaux bariolés, la plus étrange collection de figures de cauchemar que puisse rêver un cerveau pris par la fièvre : vieilles édentées aux lèvres rentrées, hommes contrefaits aux yeux luisants sous des tignasses sales, femmes encore jeunes mais flétries par la débauche, ceux de Fontelucente et quelques-uns de leurs pareils se tenaient là, immobiles et silencieux comme des gargouilles de cathédrale, à peine moins repoussants que le maître qu’ils s’étaient donnés.
Cependant, l’homme à la torche la plantait en terre, s’éloignait et reparaissait avec un drap noir qu’il jeta sur la pierre puis deux chandeliers de fer, garnis de gros cierges en cire noire qu’il alluma. Une épaisse fumée âcre se dégagea et monta vers la tête de l’idole. Alors une mélopée se fit entendre, émise par les bouches closes des sorciers, sourde d’abord mais qui allait en s’amplifiant et sur son rythme lent, hommes et femmes se mirent à se balancer avec ensemble, de gauche à droite, sans cesser de tenir leurs regards fixés devant eux et leurs mains croisées sur leurs genoux. Cela donnait un grondement vaguement musical qui s’étendait sur la prairie avec les lourdes volutes de fumée. Peu à peu le champ commençait à s’animer...
Par deux, par trois ou isolément, des gens masqués sortaient des bois et des murailles effondrées. Quand ils ouvrirent leurs manteaux, Fiora dont les yeux dilatés ne manquaient pas un détail, vit qu’il y avait là des paysans, hommes ou femmes, des vieillards en robes noires et usagées dont les fronts dégarnis et les yeux fatigués trahissaient les longues veilles à la recherche d’introuvables secrets, des mendiants parmi lesquels elle crut bien reconnaître Bernardino, des garçons jeunes et robustes et quelques jolies filles. Avec stupéfaction, elle nota aussi la présence de trois femmes masquées dont les vêtements luxueux trahissaient une haute condition et de quelques hommes, masqués eux aussi, en habits brodés. Mais le plus extraordinaire était l’espèce de fraternité qui mêlait tous ces gens, une dame entre un mendiant loqueteux et un paysan avec, au fond de leurs yeux, la même attente.
Les flammes des bûchers dans lesquelles on avait jeté de la résine donnaient une lumière jaune qui uniformisait les visages. Impassibles, les sorciers se balançaient toujours en chantant leur mélopée lente et lugubre et qui semblait n’avoir pas de fin mais que les arrivants reprenaient avec eux en même temps que le balancement qui devenait général. Fiora, fascinée, dut se cramponner aux branches qui la masquaient pour ne pas faire comme eux mais l’épine d’une ronce en traversant son gant secoua cette espèce d’envoûtement...
Soudain, un son grave et profond se fit entendre, semblable à celui que produit un gong et, instantanément, le silence se fit. Un cortège sortait des ruines...
En tête, portant une croix à laquelle était attaché le cadavre d’un chien venait un Noir athlétique vêtu d’une chasuble écarlate dont les fentes laissaient entrevoir son corps luisant comme un bronze. Derrière lui venaient deux jeunes filles à peine vêtues de tuniques blanches transparentes. Elles étaient couronnées de lierre et l’une portait un encensoir cependant que l’autre élevait entre ses mains une coupe pleine de grains de blé et d’olives noires. Un homme qui avait l’air d’un prêtre fermait la marche.
Il portait une réplique exacte de la chasuble d’un officiant chrétien. La sienne était blanche, doublée d’écarlate et brodée de longues flammes noires. La croix y était remplacée par une tête grimaçante. Une sorte de casque noir, étroit, orné de deux cornes enserrait sa tête barbue et il tenait en main un calice recouvert d’un voile rouge. Sur son passage, les sorciers se levaient et s’inclinaient. Ils s’écartèrent de l’autel, puisqu’il fallait bien l’appeler ainsi, pour se ranger en deux lignes aux deux ailes de l’assistance.
Le prêtre alla poser son calice sur l’autel puis, tombant à genoux, leva les deux bras vers la statue démoniaque et s’écria d’une voix forte :
– Père du mal et du péché, père du vice et du crime, Satan, dieu du plaisir et de la richesse, source éternelle de virilité et des passions interdites, maître des luxurieux et des fornicateurs, visite-nous en cette nuit, en ce lieu où nous sommes réunis pour t’honorer et t’adorer ! ...
En dépit des recommandations de Démétrios, Fiora ne put s’empêcher de demander tout bas :
– Qui est cet homme ?
– Un moine défroqué. Il faut avoir été prêtre pour pouvoir célébrer la messe vaine...
– Il va...
– Oui, mais tais-toi et, quoi que tu puisses voir, ne dis plus rien !
Une nouvelle phase du cérémonial se déroulait : les sorciers d’abord, puis les assistants s’avancèrent deux par deux, un homme et une femme, pour saluer le démon. Ils se prosternaient devant l’autel et la statue puis revenaient se ranger comme les fidèles à l’église. Une femme restait seule, qui vint la dernière, l’une des trois qui devaient appartenir à la haute société. Elle portait entre ses mains une sorte de patène d’argent sur laquelle il y avait quelque chose d’indistinct. En s’agenouillant, elle tendit le petit plat au prêtre qui l’éleva vers l’idole :
– Accepte, ô père du mensonge et du crime, ces cœurs, arrachés à un menteur et à un assassin et que t’offre ta servante pour que tu la couvres de tes bienfaits ! Elle s’offre aussi elle-même pour que le sacrifice que nous allons célébrer soit accompli sur son corps.
Démétrios, sentant trembler Fiora, mit un bras autour d’elle et à nouveau, plaqua sa main sur sa bouche par crainte d’une manifestation involontaire.
– Je t’ai dit, souffla-t-il, que ceci était une descente aux Enfers... Courage !
Cependant, dans la lumière des brasiers, la femme se dévêtait entièrement et, nue, allait s’étendre sur l’autel. En dépit de son masque, Fiora, horrifiée, avait déjà reconnu Hieronyma. Le calice, un instant ôté, fut posé sur son ventre blanc. En dépit du fait qu’elle n’avait plus vingt ans, elle avait un corps plantureux mais ferme qui devait attirer le désir de bien des hommes et expliquait l’emprise qu’elle avait fait peser sur Marino Betti.
La messe, si l’on pouvait appeler ainsi cette suite d’imprécations et de sacrilèges, commença. Fiora, les oreilles bourdonnantes, n’en entendit pas grand-chose. Elle était hypnotisée par cette femme nue dont les longs cheveux artificiellement blondis, traînaient jusqu’à terre.
Soudain, il se passa une chose si odieuse que Fiora, sous la main de Démétrios, se mordit les lèvres au point de se faire saigner. Des premiers rangs de l’assemblée, une femme venait de sortir avec au fond des yeux, une extase imbécile. Elle portait, sur ses mains étendues, un enfant nouveau-né qu’elle tendit à l’officiant. Celui-ci le prit, le posa sur le corps de Hieronyma et d’un rapide coup de couteau lui ouvrit la gorge. Il n’y eut qu’un tout petit cri mais une sorte de frisson courut sur tous ces gens. Fiora crut que c’était d’horreur mais ne vit, sur tous les visages qu’une joie stupide, une cruauté bestiale, un plaisir trouble. Le sang apportait à cette monstruosité l’élément qui lui manquait.
Le prêtre l’avait recueilli dans le calice. Il y trempa ses lèvres, en marqua les seins de Hieronyma puis le passa à l’une de ses acolytes pour qu’elle fît circuler le vase au premier rang. En même temps, l’autre fille apportait une jarre pleine d’un vin dans lequel on avait mélangé une décoction qui en décuplait l’action. Tous burent et mangèrent des galettes que l’on distribua aussitôt. Puis se mirent à danser au son de la flûte dans laquelle soufflait le grand Noir. Ils dansaient en se tenant dos à dos, les mains unies et la tête tournée de façon à joindre leurs joues.
L’office sacrilège s’achevait. L’officiant, se débarrassant de sa chasuble sous laquelle il était nu, se coucha sur Hieronyma. Ce fut le signal d’une invraisemblable scène de débauche dans la lumière rouge des brasiers qui faiblissaient. Les couples roulèrent un peu partout, au hasard, sans distinction d’âge ou de rang social, le vieil homme avec la jeune fille, la grande dame avec le valet de ferme. Fiora qui se sentait devenir folle ferma les yeux. Démétrios, alors la lâcha :
– Ne bouge surtout pas ! souffla-t-il. Je te laisse avec Esteban. Je reviendrai vous chercher...
– Où vas-tu ?
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