- Je le suis de cœur, sire !

- Alors, parlez avec la certitude que ce que vous direz ne sortira pas de cette pièce où nous sommes seuls ! A un autre, je dirais que je l’exige. A vous, je dirai seulement que je vous en prie.

Grimm baissa la tête comme pour se recueillir puis, la relevant :

- Que le roi m’interroge ! Je répondrai.

- Bien. Alors dites-moi de quoi est mort le maréchal de Saxe ?

- D’un coup d’épée, sire !

- Un meurtre ou un duel ?

- Un duel.

- Contre qui ?

- Sire, pria le baron, j'implore Votre Majesté de se souvenir que le maréchal ne voulait pas qu’on le sût. Que nous avons juré…

- Je m’en souviendrai et il n’y aura pas de représailles mais je veux savoir qui l’a tué.

- Le prince de Conti.

- Ah ! J’aurais dû m’en douter ! Ainsi il a fini par manquer à sa parole…

Grimm leva sur le souverain un regard qui interrogeait sans oser toutefois s’exprimer. Louis XV sourit et son visiteur ressentit une nouvelle fois le charme de ce sourire. Puis il soupira :

- J’avais exigé de mon cousin Conti la promesse formelle de ne jamais s’en prendre au maréchal. Sauf peut-être s’il obtenait des preuves accréditant ses griefs. Il était persuadé que sa mère avait été la maîtresse de Saxe, qu’elle l’était peut-être encore et, en outre, qu’il avait trempé dans la mort suspecte de son père… Il croyait au poison !

Grimm réagit aussitôt :

- Ça non !… C’est impossible ! Jamais Maurice de Saxe n’aurait employé un moyen aussi vil ! S’il avait tué l’époux de la princesse, il l’eût fait l’épée à la main et en plein jour. Au besoin en plein Versailles et sous les yeux de toute la Cour !

- Calmez-vous ! Je sais tout cela, il ne peut donc être question d’une quelconque preuve de crime. Au surplus le prince Louis-Armand s’était attiré trop de haine, à commencer par celle de sa femme. En revanche, que celle-ci ait eu jadis avec le comte de Saxe une liaison comme le bruit en a couru…

- Et malheureusement le prince, cette fois, a trouvé ce qu’il cherchait. Pendant que sa mère assistait aux funérailles de la princesse de La Roche-sur-Yon, sa grand-tante, une servante congédiée lui aurait livré des lettres, anciennes mais explicites. En outre il aurait réussi à se procurer un petit portrait que conservait le maréchal.

- Je sais qu’il est habile et ne manque pas d’idées… Cela dit, baron, racontez-moi ce que vous savez sur cette triste affaire. Mais d’abord cette maladie si funeste ? Un rideau de fumée ou…

- Non, sire, une réalité.

Depuis deux jours, le maréchal, qui avait pris froid au cours d’une promenade, se sentait fatigué. Il se plaignait de maux de tête et d’une certaine difficulté à respirer. La fièvre s’y était jointe, Senac, son médecin, le saigna et l’obligea à rester au lit. Ce qui le mit en colère : il détestait « paresser » dans ses draps. En outre, il aimait particulièrement cette saison d’automne où le parc et la forêt se paraient d’une telle magnificence. Délaissant ses fastes habituels il se plaisait à de paisibles soirées en la seule compagnie d’amis chers comme le maréchal de Lowendal, et son neveu Henri de Friesen, ainsi que Grimm lui-même dont il appréciait l’esprit et la culture. L’immense château parais sait alors s’assoupir dans un silence troublé seulement à heures fixes par la relève de la garde et les commandements militaires.

Ce 26 novembre, tôt le matin, une chaise de poste précédée d'un courrier sans marques distinctives pénétra dans le parc par la porte des Muides et s’arrêta au bout du parterre. Deux personnes en descendirent et s’enfoncèrent sous les arbres tandis que le courrier se rendait au château porteur d’une lettre urgente pour le maréchal de Saxe. On lui répondit qu’il était couché mais il insista pour que le message lui soit remis sur-le-champ. Ce dont se chargea Mouret, le valet de chambre qui, depuis quelque temps déjà, assistait Beauvais.

Le malade venait de se réveiller tout juste :

- Qui a porté cette lettre ? demanda-t-il.

- Un courrier, Monsieur le maréchal, mais il n’a pas dit qui l’envoyait…

Maurice de Saxe regarda le vieux serviteur puis la lettre qu’il tenait à la main. Finalement il haussa les épaules :

- Donne.

Le pli ouvert il le lut, le relut et, soudain, rejeta ses couvertures et se leva :

- Habille-moi, ensuite tu iras prévenir mon aide de camp !

Mouret ouvrit de grands yeux et voulut protester :

- Vous êtes malade, Monsieur le maréchal ! Le docteur Senac vous a interdit de vous lever. Vous avez encore toussé une bonne partie de la nuit et si…

- Je te coupe les oreilles si tu le préviens ! Allons, fais vite ! Le temps presse !

En maugréant, le vieil homme aida son maître à passer ses vêtements et alla chercher l’aide de camp. Quand celui-ci entra, le malade était en train d’accrocher son épée à son baudrier mais on ne lui laissa pas le temps de s’étonner :

- J’ai besoin de vous, mon garçon ! Affaire d’honneur !

Que répondre à cela. Louis de Taffat s’inclina. Suivis de Mouret plus qu’inquiet, tous deux quittèrent la chambre et descendirent par un escalier dérobé qui menait hors du château dans les douves. Le jour se levait avec difficulté. Un jour bas et gris de novembre, plein de brumes et de nuages sombres.

- C’est de la folie ! protesta Mouret, incapable de se taire en constatant que son maître frissonnait. Vous allez reprendre un coup de froid.

- Tais-toi ! Tu es un âne !

Sous les arbres, à quelque distance, deux hommes enveloppés de manteaux noirs attendaient en faisant les cent pas. Le maréchal et Taffat les rejoignirent tandis que, resté en arrière, Mouret observait la scène. Il vit l’un des hommes jeter à terre son chapeau, enlever son manteau. Les épées furent tirées et l’on croisa le fer. Dans le jour à peine levé les armes luisaient d’un éclat terne et sinistre. La différence d’âge et de forme se fit sentir et la rencontre fut brève. Après quelques passes, le maréchal, dont la fièvre gênait le souffle et qui ne se battait que mollement alors que son adversaire se lançait dans le combat avec furie, chancelait et tombait, atteint à la poitrine. Mouret accourut et avec lui le père Desfri, l’un des fermiers de Chambord. Ils purent entendre le blessé ordonner d’une voix faiblissante :

- Vous voilà satisfait ? Partez… mais partez vite ! Le secret vous sera gardé… Avant, rendez-moi ces lettres !

Ce qui fut fait. Après quoi, sans plus insister, les inconnus s'enveloppèrent dans leurs manteaux, remontèrent dans leur voiture qui s'éloigna au grand trot. Le blessé les suivit des yeux. Quand ils eurent disparu sous les arbres mouillés, il ordonna :

- Ramenez-moi ! Je ne me sens pas bien…

Soutenu d’un côté par Mouret et de l’autre par Taffat, on revint vers le château. La blessure ne saignait presque pas. En chemin, on rencontra Henri de Friesen qui arrivait affolé :

- Mon oncle !… Qu’est-ce que cela veut dire ?

- Chut ! Absolument rien !… De toute façon tu n’as rien vu…

Quelques minutes plus tard il était recouché. Senac, appelé en hâte, put constater que la blessure n’était pas grave, la lame ayant glissé sur une côte, mais que le refroidissement, lui, l’était devenu singulièrement.

- Quelle folie !… Sortir par ce temps ! Et pour aller vous battre comme un gamin !

La main du maréchal se leva et se posa sur le bras du médecin :

- Non, Senac ! J’avais trop chaud et j’ai seulement voulu respirer un peu d’air frais. Il n’y a pas eu de duel et je ne suis pas blessé ! Personne ici n’a rien vu, rien entendu ! J’exige, vous entendez… J’exige votre parole à tous que le secret soit gardé ! Il n’appartient qu’à moi !

Tous jurèrent…

- La suite, le roi la connaît, reprit Grimm avec une profonde tristesse. Le 30 novembre au matin, le maréchal de Saxe s’est éteint sans souffrance apparente et même avec une certaine sérénité. Avant de mourir il a dit : « La vie n’est qu’un rêve. Le mien a été beau mais il est court… »

La voix du baron se tut, laissant place à un silence. Louis XV songeait, le menton dans la main. Avec stupeur Grimm crut voir une larme chassée d’un geste rapide et détourna les yeux, s’attendant à un commentaire. Il entendit :

- Dites-moi encore, baron ! Comment était Chambord de son vivant ?

- Magnifique, sire ! Aussi beau je pense qu’au temps du roi François Ier. Les pièces sont meublées et décorées avec un luxe extrême… Aux murs des tapisseries des Gobelins ou des Flandres, des tableaux, beaucoup de glaces de Venise et des tentures de velours ou de brocart sur les boiseries blanc et or. Des plafonds pendent des lustres à cristaux ou en cuivre et il y a des candélabres partout. Il adorait la lumière. Cependant, lorsque l’on arrivait on avait l’impression d’aborder une place forte. Au faîte de la lanterne centrale flottait le fanion du maréchal et sur la terrasse qui borde la rivière s’alignaient les six canons que Votre Majesté lui avait offerts après Raucoux. A la porte Royale, cinquante uhlans armés de piques montaient la garde de jour comme de nuit. Il l’avait d'ailleurs exigé. Beaucoup de fusils et de baïonnettes dans ses salles d’armes et pas de chambellans dans ses antichambres. Lorsqu’il paraissait les tambours battaient aux champs…

- Comme pour un souverain ! Je sais que son rêve était de devenir roi quelque part dans le monde. Peut-être parce qu’il ne parvenait pas à oublier la Courlande, il avait pensé un moment se faire un trône à Madagascar puis dans l’île de Tobago ! Au bout de la terre ! Loin derrière l’horizon… Un rêve d’enfant ?

- Sans aucun doute ! Dans le charmant théâtre que lui avait aménagé Servandoni, sa place est marquée par un haut fauteuil sous un dais en drap d’or…