« Je n’ai point entendu parler de Favart. Il doit être bien flatté de voir que vous lui sacrifiez fortune, agrément, gloire, enfin tout ce qui eût fait le bonheur de votre existence, pour le suivre dans le genre de vie que la seule nécessité fait embrasser. Je souhaite qu’il vous en dédommage et que vous ne sentiez jamais le sacrifice que vous lui faites. Vous n’avez point voulu faire mon bonheur, peut-être ferez-vous votre malheur et celui de Favart. Je ne le souhaite pas mais je le crains. »

Exaspérée, Justine répond que rien ne la fera changer d’avis et que son tourmenteur perd son temps. Ce qui est à la fois héroïque et maladroit. Non seulement celui-ci n’aime pas qu’on lui résiste mais il a horreur qu’on lui fasse sentir qu’il a tort. Du coup, la rebelle se voit transférer du Grand-Andely à Angers dans un couvent dont la règle est plus sévère que celle du précédent. Quant à Favart, poursuivi par la police, il a trouvé refuge dans la cave d'un curé de campagne d’où - ô merveille car on se demande comment il a fait - il réussit à écrire à sa femme :

« La plupart de mes amis m’ont abandonné. Il n’y a que l’infamie qui puisse me tirer du précipice où je gis mais j’y resterai. Nos malheurs me sont chers ! » Encore plus romain que Justine !

Celle-ci est trop fine cependant pour ne pas deviner ce qu'il y a entre les lignes. Charles aime-t-il autant son précipice qu'il veut bien l'écrire et n'en viendrait-il pas à souhaiter tout doucement une capitulation qui mettrait fin à leurs tribulations, lui permettant de revenir à son métier de directeur de théâtre et à la lumière du jour ? Si brave que soit le bon curé, sa cave ne doit pas être très confortable… Et puis, en vérité, Justine elle-même commence à être fatiguée de la vie insensée qu’elle mène sans en tirer d’ailleurs le moindre profit moral, la vie des comédiennes étant réputée sujette à caution… Cela fait trop longtemps que cela dure !

Une dernière fois, elle écrit à son bourreau une lettre sans doute bien lasse et bien découragée car il lui répond :

« Vous me dites que vous souffrez et je le crois. Vous dites que j’ai des griffes et qu’il n’est pas facile de s’en tirer, je le crois encore, mais je ne vous ai jamais fait que patte de velours et ces griffes ne vous feront jamais de mal si vous ne vous en faites pas vous-même… »

Y eut-il une suite à cette correspondance ? C’est possible et même probable. Toujours est-il qu’en février 1750, après trois ans de valeureux combats, Justine se rendit à l’ennemi et fit son entrée à Chambord. Avec les honneurs de la guerre !

Non seulement Maurice ne la jeta pas dans son lit mais il la reçut en reine, lui fit donner un bel appartement proche du théâtre sur lequel elle devait régner. Surtout il la laissa libre de rester ou de partir et c’est volontairement que Justine resta, surprise de découvrir que le fauve dont elle avait si peur n’était au fond qu’un homme cherchant désespérément, après tant d’années, à retrouver le bel amour d’Adrienne Lecouvreur, celui peut-être aussi de la princesse de Conti dont le portrait avait disparu quand il s’était installé à Chambord. Un homme couvert de gloire mais secrètement blessé. Et ce fut d’elle-même qu’un soir sa sorcière vint le rejoindre…

CHAPITRE XIII

À L’AUBE D’UN JOUR D'AUTOMNE…

Comme s'il ne parvenait pas à y croire, le roi lut le message pour la troisième fois, puis le laissa retomber sur son bureau tandis qu’il relevait les yeux sur son ministre, le comte d’Argenson :

- Qu’est-ce là ? On me dit que le maréchal de Saxe est mort hier à Chambord. Quoi ? Comme cela ? Tout de go ?

- Sire, il était fort malade depuis quelques jours. Une fluxion de poitrine. Le 26 novembre il s’est mis au lit et ne s'en est pas relevé. Voilà tout !

Sous sa manchette de dentelle, le poing royal s’abattit sur le cuir du meuble :

- Voilà tout ? En vérité, Monsieur, c’est d'une étrange inconscience. Le plus grand soldat de mon royaume, celui qui nous a gagné tant de batailles, le sauveur de la France et l'oncle de Madame la Dauphine tombe malade et meurt sans que l'on juge bon de nous en avertir ? En vérité c'est à n'y pas croire ! Si vous saviez la maladie du maréchal, votre devoir était de le dire ! J'eusse envoyé vers lui, ajouta Louis oubliant dans son émotion le pluriel de majesté, mais je ne l'eusse pas laissé quitter ce monde sans l’assurer une dernière fois de mon amitié ! Grâce à vous j'ai commis une faute que je ne vous pardonne pas !

Tout en parlant, il se levait pour arpenter, les mains derrière le dos, le tapis de son cabinet de travail à Fontainebleau, une pièce magnifique où de hautes glaces se renvoyaient l'élégante silhouette du roi dont les yeux sombres s’étaient chargés de nuages. Il se mettait rarement en colère mais cette fois il y était vraiment et le ministre fit le gros dos sous l'orage :

- Sire, murmura-t-il, je ne pensais pas qu’un rhume du maréchal valût la peine d’être rapporté au roi…

- Un rhume qui tue en quatre jours ? Vous vous moquez ! Le comte de Saxe était bâti pour vivre cent ans. Il me dépassait d’une bonne demi-tête et je l’ai vu tordre un clou pour en faire un tire-bouchon !

- Mais sa santé laissait à désirer depuis des années ! Votre Majesté sait bien qu’il était hydropique et…

- … et que vous le détestiez ! Ce n’est un secret pour personne, d’où cette grande réserve. Mais retenez ceci : le maréchal m’était cher et je l’admirais. Aussi j'entends n'ignorer aucun détail d'une mort si soudaine, je dirais même si étrange, touchant un homme comme lui. En septembre dernier il était à Versailles et tout à fait égal à lui-même. Qui se trouvait à Chambord au moment de ce malheur ?

- Peu de monde, je crois, mais à coup sûr son neveu, le comte de Friesen, et le baron de Grimm… Et peut-être…

- Grimm ? Faites-le chercher !

Inquiet, le ministre tenta de protester :

- Sire ! le baron est ouvert aux idées les plus avancées. Il fréquente Voltaire, Diderot, et Mme d’Epinay l’a pris pour amant…

- Cela suffit ! Je veux le voir. Ne m'obligez pas à me répéter ! Mais je ne vous empêche pas d’entourer cette visite de toute la discrétion qui vous semblera convenable !

Maté, le ministre salua et sortit à reculons.

Resté seul, Louis XV revint s’asseoir à sa table de travail, s’y accouda en prenant sa tête dans ses mains. La mort de cet homme bizarre et démesuré, de ce serviteur irremplaçable qui, né étranger, était devenu plus français que tant d’autres, lui causait une peine plus profonde qu’il ne l’eût supposé. Saxe était le génie des batailles. La logique, la gloire aussi eussent voulu qu’il mourût au milieu de leur tumulte à l’un des moments où il s’exposait en personne à la mort avec une si folle témérité ! Pourtant il s’en allait bêtement, obscurément, victime d’une stupide maladie de vieillard à cinquante-quatre ans ! Une larme glissa soudain sur la joue de Louis…

La nuit tombait déjà éteignant le jour gris qui enveloppait le palais et la forêt de brume et de froidure. On était le 1er décembre 1750…

Trois jours plus tard, à la même heure et au même endroit, un homme d’une trentaine d’années, de taille légèrement au-dessus de la moyenne, assez replet, dont le visage frappait par la hauteur de son front et les dimensions de son nez, s’inclinait devant le roi. Debout près d'une fenêtre, silencieux et le front sévère, celui-ci le regardait :

- J'ai voulu vous voir, baron de Grimm, pour que vous me donniez des nouvelles de la mort malheureuse de mon cousin de Saxe. Vous étiez auprès de lui, m’a-t-on dit ?

- J’y étais, sire.

L'attitude du baron allemand était à la fois pleine de respect et de retenue. Il attendait simplement ce qui allait suivre. Et qui vint.

- Si je vous ai fait venir, c’est que dans cette affaire de maladie quelque chose m’intrigue. Est-il vrai, tout d’abord, que le maréchal fut souffrant depuis quatre jours ?

- Il avait pris froid, sire, et a dû se mettre au lit.

- Mais pas au point d’en mourir, tout de même ? Je n’ai pas ajouté foi à cette histoire de fluxion de poitrine. Lui qui a combattu en Bohême, en Flandre, en Pologne et Dieu sait où sous la neige, la glace et les bourrasques, on veut me faire accroire qu’un clément hiver de Touraine a réussi un tel exploit ? Non ! Il y a autre chose. Je sens autre chose… et c’est cela que je veux savoir !

- Sire, je ne puis dire que ce que Votre Majesté sait déjà : le 30 novembre le maréchal a cessé de vivre… Le site de Chambord est très humide, les étangs voisins…

- Ne jouez pas au plus fin avec moi, baron ! Oseriez-vous me donner votre parole que cette mort a été entièrement naturelle ?

Pris de court, Grimm baissa la tête et le roi put voir ses mains se serrer l’une contre l’autre.

- Sire, murmura-t-il enfin après un silence plus éloquent qu’il ne le croyait, si secret il y a, je supplie le roi de considérer que ce secret n’est pas le mien. Le maréchal lui-même a ordonné qu’il fût gardé.

- Ainsi donc j’avais raison…

Louis XV fit le tour de son bureau, vint vers son visiteur et lui désigna un tabouret :

- Asseyez-vous !

- Mais, sire, le respect…

- Il n’est pas en cause et nous avons à parler, et c’est pourquoi j’ai voulu vous recevoir seul. Prenez place sans barguigner !

Attirant à son tour un fauteuil, Louis XV considéra un moment son visiteur, visiblement mal à l’aise.

- Monsieur de Grimm, dit-il enfin, je suis ce roi que Saxe avait choisi de servir. Je l’admirais et d’une certaine manière je l’aimais. Je pense avoir le droit d’exiger la vérité et vous ne devez la refuser ni au monarque, ni à l’ami. Roi par la grâce de Dieu, j’ai le pouvoir de vous délier d’un serment, même fait à un mort. Bien que vous ne soyez pas de mes sujets…