Le cri d’une chouette, triste à mourir, troua la nuit, cette nuit qui abritait Jean, cette nuit qui était son royaume et où il savait se fondre aussi totalement que ses loups, aussi totalement qu’un fantôme. Il devait bien être quelque part dans ces champs, dans ces bois ?… Alors soudain, Hortense cria, de toute sa voix, de tout son amour à l’agonie :
— Jean !… Jean… Je t’aime… je t’aime… je t’aime !
L’écho renvoya sa voix à travers la vallée et l’on dut l’entendre jusqu’au village dont le clocher pointait au ras de la planèze. François, à ce cri, n’avait même pas tressailli. Il le reconnaissait. Il savait, il sentait qu’il allait venir, qu’Hortense ne pourrait pas le retenir longtemps. Lui aussi, jadis, avait crié dans la nuit le nom de Victoire quand il avait été certain qu’elle ne reviendrait plus. C’était une façon comme une autre d’exorciser la souffrance d’amour et il en avait éprouvé un peu de soulagement. A présent, il entendait Hortense sangloter sans retenue, sachant bien qu’il n’essaierait même pas de lui dire des paroles qui ne serviraient à rien, qui ne pourraient jamais la consoler… Simplement, au bout d’un moment, il se retourna sur sa selle et attendit qu’Hortense fût auprès de lui.
— Voilà la route ! dit-il seulement. Et voilà le vent qui se lève. Il faut rentrer auprès de votre fils, madame Hortense. Prenons le galop…
Elle ne répondit pas et à son tour se retourna. On était à l’endroit exact où, la nuit de sa fuite, elle s’était retournée pour regarder les tours de Lauzargues. On les apercevait à peine, ce soir, à cause de la nuit sombre et Hortense y vit un signe. Il allait falloir essayer d’oublier…
Le vent se faisait vif et Hortense frissonna. D’un revers de bras, elle essuya ses yeux :
— Vous avez raison, François. Rentrons ! Rentrons vite ! Je n’ai plus rien à faire ici… plus jamais !
On prit le galop et le vent sécha les dernières larmes d’Hortense…
Il était tôt, le matin suivant, quand l’écho d’un glas vint jusqu’à Combert et jeta Hortense à sa fenêtre pour mieux entendre mais le doute n’était pas permis : les lents battements de la cloche venaient de Lauzargues. Le marquis avait cessé de vivre pour la seconde fois et l’on allait apprendre, par toute la province, comment le plus orgueilleux des seigneurs avait vécu terré comme une bête pour que nul ne fût témoin d’une déchéance physique insupportable à son orgueil…
Le ciel était d’un bleu immaculé, en dépit de la brume qui montait de la rivière et ouatait les vallées. L’air était d’une pureté de cristal et portait bien le son en dépit de la distance. Pourtant, Hortense voulut l’entendre mieux, ce tintement funèbre qui consacrait la mort de son plus terrible ennemi et sa propre défaite. Dans un jour ou deux, on porterait le corps du marquis dans la chapelle Saint-Christophe et il reposerait auprès de ses victimes : sa femme, la douce Marie de Lauzargues qu’il avait tuée froidement, son fils, le malheureux Étienne, l’époux d’Hortense qu’il avait conduit au suicide. Il reposerait là parce que c’était la tradition et nul ne s’aviserait sans doute que c’était un scandale qu’enterrer en un lieu saint ce vieux diable qui avait passé sa vie criminelle sans être effleuré jamais par l’idée de repentir.
Jean, sans doute, conduirait le deuil comme il en avait à présent le droit et le devoir et, normalement, Hortense et son fils devraient être présents eux aussi mais, quoi que l’on puisse dire, au pays, Hortense savait qu’elle n’irait pas. Elle aurait trop l’impression de figurer l’une de ces captives que l’on enchaînait, jadis, au char du vainqueur…
S’enveloppant d’un châle, elle voulut descendre au jardin. Ce faisant, elle rencontra, au pied de l’escalier, François, Jeannette et Clémence. Au visage des femmes, elle comprit que François venait de les mettre au courant…
— Le marquis encore vivant dans ces ruines ! s’exclama Jeannette. Qui aurait pu croire chose pareille ?
— D’un homme comme lui, rien n’étonne, bougonna Clémence. Faut seulement espérer que, cette fois, il est bien mort !
Et pour se faire pardonner cette pensée si peu chrétienne, elle se hâta de faire trois ou quatre signes de croix… A tout hasard…
— Il faudra prier pour lui, dit Hortense. Je crois qu’il en aura besoin…
— Par ma foi, c’est pas mes prières qui lui donneront la paix, fit Clémence. Après ce qu’il a fait à notre demoiselle Dauphine, il peut bien griller en enfer tout à son aise ! Je ne comprends même pas qu’on sonne la cloche pour lui.
Hortense ne put s’empêcher de sourire. La rude franchise de Clémence lui plaisait. En voilà une, au moins, que les hypocrisies de convenance n’encombraient pas…
Son châle bleu serré autour de ses épaules, elle sortit dans l’air frais du matin. Le jardin lui parut particulièrement beau parce qu’aux fleurs encore brillantes s’ajoutaient les ors et les pourpres de l’automne. Il avait la beauté fragile des choses qui vont plonger dans le silence hivernal et disparaître jusqu’à ce que le printemps les rappelle à la vie. La paix y était profonde et Hortense y fut sensible. On aurait dit que le monde se retenait de respirer et concentrait ses forces dans l’attente de l’épreuve qui allait venir.
Lentement, la jeune femme descendit la grande allée, laissant son regard caresser les fleurs : les chrysanthèmes jaunes, les reines-marguerites blanches et dorées, les phlox écarlates qui revêtaient la terre d’une parure somptueuse. Elle voulait aller jusqu’à la rivière, ce lien vivant, indestructible, qui reliait Combert à Lauzargues, et s’y asseoir un moment pour regarder bouillonner l’eau auprès de laquelle elle avait connu ses heures les plus douces. La révolte l’avait quittée et elle ne sentait plus qu’une grande lassitude. Il avait fallu lutter contre trop de choses et trop de gens durant ces mois écoulés ! Et Hortense n’avait plus de force pour un combat qu’elle savait perdu d’avance. Elle n’aspirait plus qu’à la paix et cette maison, ce jardin pouvaient la lui dispenser… Elle resterait là, à regarder grandir son fils, à regarder bouillonner l’eau, à regarder passer la vie… alors qu’elle n’avait que vingt ans !…
Elle eut froid tout à coup et quand une main se posa sur son épaule, elle en éprouva un réconfort mais, pensant que c’était Clémence, ou François, elle ne se retourna pas et murmura :
— Je vais rentrer bientôt mais laissez-moi seule encore un moment…
— Tu es trop jeune pour la solitude, dit la voix de Jean. J’aurais dû le savoir…
Le cœur arrêté, elle ferma les yeux pour mieux retenir ce qui ne pouvait être qu’un rêve. Mais une autre main se posait sur elle et l’obligeait à se relever. Alors elle ouvrit les yeux et vit qu’il était là, qu’elle ne rêvait pas, que c’était bien Jean, son Jean, celui qu’elle ne cesserait jamais d’aimer, qui la tenait entre ses deux mains.
— Tu es venu ? balbutia-t-elle. Tu es venu vers moi ?…
Un sourire fit étinceler les dents blanches et pétiller le regard d’azur pâle si semblable à celui du marquis.
— Cette nuit, tu as crié mon nom dans le vent et le vent me l’a apporté. Il fallait que je vienne.
— Pour me dire adieu ?
— Non. Pour te demander si tu veux toujours de moi… tel que je suis, c’est-à-dire l’homme de la nuit, le maître des loups…
— Non. Tu es Jean de Lauzargues à présent et je ne te demanderai jamais un parjure. Je m’étonne même que tu le proposes.
— Qui parle de parjure ? Cette nuit, j’ai rendu sa parole au marquis. Je lui ai dit que je préférais n’être rien mais garder ton amour. Si tu le veux toujours, je vivrai auprès de toi, dans ton ombre, auprès de notre fils… J’ai trop souffert de ton absence !
Mais déjà elle était dans ses bras, riant et pleurant tout à la fois, emportée par une vague de bonheur si puissante qu’elle lui coupait le souffle…
— Si je le veux ? Si je le veux ? Oh, mon amour, je n’ai jamais rien voulu d’autre… Nous nous marierons pour que Dieu soit avec nous et nous vivrons en solitaires comme tes loups, loin des autres, réprouvés peut-être mais ensemble… ensemble ! Voilà des mois que j’ai froid sans toi. J’ai besoin que tu me réchauffes…
— Tu n’as pas peur de la calomnie, de la médisance, du mépris des autres ?
— Je n’ai peur que de te perdre. Qu’importent les autres et ce qu’ils pourront en penser ? Nous serons ensemble !
Alors il la serra très fort contre lui et enfouit son visage dans les cheveux blonds qui sentaient si bon le lilas et l’herbe fraîche. Et ils demeurèrent là longtemps dans la lumière du soleil qui était apparu par-dessus les montagnes, incapables de dénouer cette étreinte qu’ils avaient trop longtemps attendue…
Ce fut la voix de Clémence qui les rappela aux réalités terrestres…
— Madame Hortense ! Où êtes-vous ? Il faut vous décider pour le dessert de. ce soir… Est-ce que M. le chanoine préférera une tarte meringuée ou un gâteau à la purée de châtaignes ?
Hortense éclata de rire et son rire s’envola dans la brise fraîche du matin :
— Faites les deux, Clémence ! Vous savez bien qu’il est gourmand comme un évêque…
— Le chanoine ? dit Jean. Est-ce que tu l’attends ?
— Oui. Il vient ce soir et j’en suis bien heureuse puisque nous pourrons lui parler de notre mariage. Il avait promis de le bénir à Pâques… à la seule condition que je t’avouerais mon mensonge. Si tu savais comme j’ai regretté cette sottise…
Jean passa son bras sous la taille d’Hortense pour remonter avec elle vers la maison…
— Nous n’en parlerons plus. A présent, offre-moi à déjeuner car je meurs de faim. Et puis… j’aimerais bien que tu me racontes tes aventures en compagnie de la superbe Felicia…
Dans le lointain, la cloche cessa soudain de sonner et par son silence rappela Hortense à la réalité. Son visage se rembrunit.
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