Machinalement, la jeune femme caressa le bois ciré, doux comme du satin, de la grande table. Elle avait passé, dans cette cuisine, le meilleur de son temps à Lauzargues et elle était heureuse de la retrouver encore vivante même si elle n’était plus qu’un vestige qui ne correspondait plus à rien…

Derrière elle, François, Godivelle et Pierrounet attendaient qu’elle parlât, retenant leur souffle mais elle ne parvenait pas à s’y décider. Cet homme en train de mourir l’entendrait-il seulement ?… Et, soudain, elle entendit :

— Vous êtes venue faire l’inventaire ? C’est peut-être un peu prématuré ?

Elle s’approcha et vit que le marquis la regardait et que ce regard était toujours le même : froid, ironique, deux lacs couleur de glacier bleu que l’approche de la mort décolorait à peine. Alors elle lui rendit froideur pour froideur, sarcasme pour sarcasme :

— J’ai appris, non sans surprise, que vous étiez encore de ce monde, que vous aviez résisté même à l’écroulement du château. La nouvelle était assez fantastique pour mériter une visite. Je constate qu’en effet vous êtes toujours là. Comment allez-vous, mon oncle ?

— Mal puisque j’ai été trahi, puisque l’on vous a conduite ici. J’espérais bien ne jamais vous revoir et j’ignorais même que vous fussiez rentrée. Mais, de toute façon, cela n’a plus d’importance…

Il parlait en s’imposant un effort qui gonflait une veine de sa tempe, mais aucune pitié ne traversa le cœur d’Hortense.

— Ai-je jamais eu de l’importance à vos yeux ? En dehors du fait que vous espériez tirer de moi une fortune ?

— Plus que vous n’imaginez… car je vous ai aimée…

— Aimée ? Avez-vous jamais su ce que ce mot signifiait ? Aimée alors que par deux fois au moins vous avez tenté de me tuer ?

— C’est ma façon à moi d’aimer. Vous ne vouliez pas vous soumettre et moi je préférais vous voir morte qu’heureuse avec un autre. Mais je peux mourir en paix, à présent, car heureuse vous ne le serez jamais. Vous m’avez pris mon petit-fils et moi je vous ai pris son père. Il est à moi, à présent, Jean de la Nuit, Jean le meneur de loups ! Vous l’avez abandonné et moi je l’ai pris…

— Je ne l’ai pas abandonné. Dieu m’est témoin que je ne suis partie que pour sauver une femme que je tiens pour ma sœur. Une femme à qui je dois beaucoup. Je lui ai rendu la liberté mais pour lui rendre la vie et accomplir ce que mon père aurait souhaité que je fasse, j’ai dû passer plusieurs mois à Vienne…

— Touchante histoire ! Qui avez-vous suivi à Vienne ? Osez dire qu’il ne s’agissait pas d’un homme ?

— D’un homme ?… pas vraiment. D’une idée plutôt ! Nous avons tenté, avec une poignée de fidèles, d’arracher à l’Autriche le fils de l’Empereur…

Une brusque colère fit étinceler le regard terne du malade et lui arracha un spasme de toux :

— Êtes-vous folle ? Le fils de Bonaparte ? Vous vouliez le remettre sur le trône des grands Capétiens ? Quelle infamie !

— Lui préférez-vous donc le fils du régicide, Philippe-Egalité ? Le prince porte en lui le sang de l’Empereur et celui des Habsbourg. Vous pourriez avoir pour lui plus de considération… De toute façon…

— Vous avez échoué ? Pauvre folle, qu’espériez-vous contre la toute-puissance autrichienne ?

— La pauvre folle a failli réussir mais notre roi de Rome n’a plus longtemps à vivre. Il se meurt, même si Metternich refuse encore de s’en rendre compte. Je ne vous ai dit tout cela que pour vous faire comprendre que je n’ai pas démérité aux yeux de l’homme que j’aime. Pas une minute je n’ai cessé de penser à lui. Pas une minute je n’ai cesse de l’aimer.

— Cela vous fera de beaux souvenirs ! ricana le marquis. Car il vous faut désormais renoncer à lui et ce m’est une joie profonde de vous l’annoncer. Je lui ai donné à choisir entre devenir mon fils au su de tous ou rester votre amant. Et il a choisi. C’était facile d’ailleurs puisque vous aviez préféré courir les grands chemins en compagnie de votre précieuse amie. A présent, tout est en règle, tout est établi et vous allez pouvoir rire avec moi… J’ai arrangé cela avec le curé !

— Rire ? fit Hortense douloureusement.

— Mais oui, rire ! N’est-ce pas bouffon ? Vous porterez désormais tous deux le même nom : Lauzargues dont, à ma mort, il portera le titre de chevalier. Vous resterez comtesse mais plus séparée de lui que si un océan s’étendait entre ici et Combert. Un océan qu’il ne franchira jamais !

— Qu’en savez-vous ? Il m’aime et…

— En êtes-vous certaine ? Moi je crois qu’il aime encore plus l’idée d’être devant tous le dernier seigneur de ce castel écroulé. En outre, il n’est pas homme à revenir sur la parole donnée. Ou alors, il lui faudrait renoncer… renoncer au rêve de toute une vie !

Un rire dément secoua le corps amaigri presque invisible sous les draps et les couvertures…

— Vous êtes un monstre ! fit Hortense avec dégoût. Comment pouvez-vous être si cruel, si démoniaque alors qu’approche l’instant où vous allez paraître devant Dieu ?

Il eut un dernier éclat de rire qui s’acheva en hoquet. Godivelle se précipita avec un bol, souleva à la fois l’homme et l’oreiller et fit boire au mourant une ou deux gorgées d’un liquide brunâtre et qui fumait un peu.

— Vous devriez partir, madame Hortense. Il s’épuise à vous parler…

— Allons donc, Godivelle ! Il prend tant de plaisir à me faire du mal qu’il ne voudrait pas manquer cette scène pour un empire. Je suis en train de lui donner sa dernière joie…

Sous l’influence de la tisane calmante, les spasmes s’apaisaient et bientôt le marquis, repoussant la tasse, se laissa aller de nouveau sur ses oreillers.

— Grande parole, ma nièce, et combien juste ! C’est vrai, vous venez de me donner une joie sur laquelle je ne comptais plus. Soyez-en remerciée. Quant à Dieu, je ne m’en soucie guère. Nous nous sommes trop peu fréquentés pour qu’il me fasse l’honneur de me recevoir lui-même. Cela m’évitera ses reproches…

Dans les yeux de Godivelle, Hortense vit une lueur d’effroi et, d’un même geste, les deux femmes se signèrent…

— N’éprouvez-vous donc jamais le désir de faire la paix avec ce qui vous entoure et avec vous-même ? Quitterez-vous ce monde sans un regret, sans un signe de repentir ?

— Je ne me suis jamais repenti de rien. Quant aux regrets, si j’en ai, c’est de n’avoir pas réussi à assouvir tous mes désirs. A commencer par celui que j’avais de vous… mais je sais que vous ne m’oublierez jamais et que, dans la longue suite des nuits solitaires que vous allez passer, vous penserez à moi… presque autant qu’à l’homme que je vous ai arraché ! A présent, allez-vous-en ! Nous n’avons… plus rien à nous dire…

Il ferma les yeux, respirant avec difficulté. Godivelle tira Hortense en arrière et la jeune femme vit que des larmes brillaient dans ses yeux.

— Faites comme il dit, madame Hortense. Qu’il trouve un peu de paix à son dernier instant !

— Etes-vous certaine qu’il soit si proche, cet instant ? Et moi je veux voir Jean. Où est-il ? Pourquoi n’est-il pas au chevet de ce père tant aimé ? C’est là sa place. Il l’a payée de tout mon amour.

— Il est allé essayer de lui rendre un dernier service. Allez-vous-en ! Demain, tout le pays apprendra la vérité sur ces derniers mois ici et moi je réclame le droit de rester seule avec mon maître !

Vaincue par l’espèce de grandeur qui émanait de cette vieille femme usée au service d’un homme qui ne méritait pas tant d’amour, Hortense baissa la tête…

— Qu’il en soit fait comme vous le désirez. Je vais rentrer, Godivelle. Je pourrais attendre dehors le retour de Jean. Je ne le ferai même pas. Je commence à croire que cela ne servirait à rien… que ce n’est plus la peine. Il a choisi. Que son choix soit respecté, même si je dois en mourir de chagrin. Adieu, Godivelle ! Souvenez-vous qu’il y aura toujours, à Combert, une place pour vous.

Elle se dirigeait déjà vers la porte basse, mais Godivelle l’arrêta… et l’embrassa :

— Je dirai ce que j’ai entendu ce soir, murmura-t-elle. Ne perdez pas espoir, madame Hortense.

— Non, Godivelle. Un homme comme Jean ne revient jamais sur la parole donnée. Il est à jamais perdu pour moi… Je vous demande seulement de veiller sur lui comme vous avez veillé sur… son père ! Venez, François !…

Les yeux pleins de compassion, celui-ci lui offrait son bras. Elle le prit en réprimant le sanglot qui lui nouait la gorge et s’y appuya un instant. Après les débordements de haine qu’elle venait d’affronter, elle avait besoin de sentir auprès d’elle cette force calme, cette amitié quasi paternelle qui, plus clairvoyante que l’amour, n’avait jamais douté d’elle. Puis, silencieusement, tous deux franchirent la porte basse et redescendirent vers les chevaux… Pierrounet les suivit…

— Je vais vous accompagner jusqu’aux limites du domaine, dit-il. Mais François refusa.

— C’est inutile. Si Jean n’est pas là, les loups n’y sont pas non plus. Néanmoins, garde ce cheval et mets-le à l’écurie. Il te permettra de venir nous prévenir quand tout sera fini…

Tandis que Pierrounet entraînait l’animal vers la maison, les deux cavaliers se remirent en selle mais, au lieu de reprendre le chemin de la rivière, ils passèrent devant la chapelle et se dirigèrent vers le chemin qui longeait le village pour rentrer à Combert par la route normale. Cela, afin d’être sûr d’éviter toute mauvaise rencontre…

La nuit était profonde mais François connaissait chaque pierre, chaque brin d’herbe de son pays et Hortense savait qu’avec lui elle ne risquait pas de se perdre. Il allait en tête et elle le suivait machinalement. A présent que nul ne pouvait plus la voir, elle laissait couler les larmes qui l’oppressaient. Jamais elle n’avait éprouvé pareille détresse, pareille impression d’être abandonnée au cœur d’un monde hostile. Même la silhouette solide de François, qu’elle apercevait devant elle, ne la consolait pas. Qu’allait-elle faire d’une vie sans Jean ? Allait-il falloir vivre ainsi l’un près de l’autre, à peine à deux petites lieues, aussi séparés, aussi hostiles peut-être qu’il en avait été du temps du marquis ? Elle avait tant besoin de lui dans sa chair comme dans son cœur mais lui, apparemment, n’éprouvait pas le même besoin. Sinon il n’aurait pas accepté ce pacte scandaleux : renoncer à elle pour le triomphe de devenir un chevalier de Lauzargues.