— Sans doute. Que voulez-vous dire ?

— Que, bons ou mauvais, ils sont avant tout hommes de passions et d’orgueil. Surtout, ils n’ont jamais admis de ne pas être maîtres en leurs demeures et celui-là ne doit pas être différent des autres. D’autant que, bâtard, il n’a pas même le droit de porter le nom bien que toute la province sache qu’il est le fils du défunt marquis.

— Vous avez raison sur ce point. Il n’accepte pas de vivre dans cette maison…

— Et cela vous étonne ? Ma chère Hortense, une femme de votre qualité devrait être sensible à cette fierté, à cette pudeur, à cette force d’âme. Il sait bien que ce qui est à vous est avant tout à votre fils.

— Il est son fils aussi, affirma la jeune femme avec fierté.

— Je le sais bien, mais vous ne pouvez faire, que, pour tout un chacun, il ne soit le fils de ce pauvre Etienne de Lauzargues mort si tragiquement. En outre, votre Jean n’a pas de nom à vous offrir. Ce qui rend un mariage difficile.

— Il a le nom de sa mère et je saurai bien m’en contenter.

— Ou je le devine mal ou lui ne s’en contente pas. Tout bâtard qu’il soit, il a l’orgueil de son sang et n’acceptera jamais de vous faire partager un autre nom. Il vous aime trop pour vous faire déchoir.

— Je ne vois pas où serait la déchéance.

— Lui la voit. Il sais aussi que c’est important dans nos régions. Au fait, où vit-il puisqu’il refuse cette maison ?

— A la ferme. François Devès lui a donné une ancienne bergerie. Il s’y est installé dès sa guérison. Il dit qu’il ne veut pas être une entrave à ma vie. Comme s’il ne savait pas que ma vie c’est lui ! ajouta Hortense assombrie.

La douairière haussa les épaules.

— Ce sont des mots, ma chère enfant. Ceux que l’on dit quand l’amour nous tient. Mais quand on s’aperçoit qu’ils ne veulent pas dire grand-chose on a déjà commis une bonne quantité de sottises. Votre vie, c’est aussi votre fils et sa position à venir dans le monde. Celle de Jean n’est pas de rester assis à votre porte comme un chien à l’attache.

— Dans ce cas, quelle est sa vie, selon vous ?

— Je crois qu’il saura bien la trouver tout seul. Vous devriez lui faire confiance…

Mme de Sainte-Croix prit sa canne et, avec effort, se tira de son fauteuil, étouffant un léger bâillement.

— Je crois que j’ai assez parlé pour ce soir. Il est temps d’aller dormir, n’est-il pas vrai ?

— Je vous accompagne.

Les deux femmes passèrent dans le vestibule où les bougeoirs étaient disposés sur un bahut ancien. Hortense battit le briquet, alluma un petit chandelier à deux branches et se disposa à précéder sa vieille amie dans l’escalier. Mais, sur la première marche, elle s’arrêta et se retourna.

— Votre visite me cause un plaisir infini et j’espère que vous n’en doutez pas. Mais me diriez-vous enfin pour quelle raison vous avez affronté ce temps affreux et nos mauvais chemins pour venir jusqu’ici ?

Mme de Sainte-Croix sourit :

— Ne l’avez-vous pas encore compris ? Pour boire votre merveilleux café, mon enfant… et aussi vous laisser entendre que l’on commence à jaser. Vous savez ce que sont nos petites villes et nos vieux châteaux où l’on s’ennuie si fort ? Les langues ne s’arrêtent jamais bien longtemps.

— Alors, laissez-les marcher car je m’en soucie peu. Je ne veux ni ne peux me séparer de Jean !

— Je savais bien que vous me répondriez cela. Aussi prenez que je n’aie rien dit et mettez cette visite sur le seul compte qui importe : je vous aime beaucoup et je voulais vous voir. A présent, menez-moi à ma chambre !

Elle glissa son bras sous celui d’Hortense et lentement les deux femmes montèrent l’escalier sans plus parler sinon pour échanger baisers et vœux de bonne nuit au seuil de la chambre que Clémence avait préparée avec un soin tout particulier, car elle aimait et redoutait à la fois la douairière de Sainte-Croix. Puis Hortense redescendit.

Elle retourna au salon, ajouta une bûche dans la cheminée, puis, resserrant frileusement autour d’elle le grand cachemire bleu qui couvrait ses épaules, elle s’installa dans le fauteuil abandonné par la vieille dame. A ses pieds, Mme Soyeuse ouvrit languissamment ses yeux d’or mais les referma aussitôt, ayant dûment constaté que le moment n’était pas encore venu de regagner la chambre. Dans la cuisine, des tintements de cristaux et d’argenterie signalaient que Clémence était en train d’achever sa vaisselle. Dans un instant, elle monterait se coucher et Hortense demeurerait seule.

Elle n’avait pas envie d’aller au lit. Elle attendait Jean sans l’attendre. S’il savait la présence de Mme de Sainte-Croix, il demeurerait à l’écart comme il le faisait chaque fois qu’un visiteur apparaissait à Combert.

Hortense s’en montrait affectée car elle refusait farouchement toute idée de clandestinité pour ses amours. Ce que l’on pouvait en dire dans la région lui était profondément indifférent et si ses voisins l’avaient abandonnée à la solitude, elle ne se fût pas plainte puisque cette solitude l’eût laissée plus près de Jean. Et elle ne comprenait pas qu’il eût sur ce point des idées différentes. Apparemment, il pensait à leur fils plus qu’à elle…

Avec un soupir, Hortense appuya sa tête au dossier du fauteuil et ferma les yeux. Jean savait-il seulement que la douairière était là ? Depuis deux jours, il n’avait pas reparu… Une absence qui n’avait rien d’inquiétant d’ailleurs et qui se produisait parfois depuis sa guérison. Il arrivait au solitaire de partir deux ou trois jours quand son goût de la chasse et sa passion pour les grandes solitudes l’entraînaient vers les confins de l’Aubrac, de la Margeride ou même du Gévaudan. Il s’en allait alors de son grand pas souple, un bissac sur l’épaule avec son ample cape de berger et le chapeau noir – celui des paysans de par ici – qu’il aimait à porter, toujours suivi de Luern, le grand loup roux apprivoisé qui faisait si bien partie de son personnage que personne, autour de Combert, n’en avait peur…

Jean ne disait jamais où il allait au moment du départ. Peut-être parce qu’il ne le savait pas vraiment. C’était au retour qu’il se racontait, tout en dévorant à belles dents, en homme affamé, les solides repas que lui préparaient Clémence ou Jeannette Devès, la nièce de François, quand il ne venait pas au manoir.

Certains jours, il partait pour la journée et ne disait rien du tout mais, la nuit suivante, il aimait Hortense avec plus de passion, plus d’ardeur encore que de coutume. La jeune femme alors n’avait pas besoin de l’interroger : elle savait qu’il était allé à Lauzargues et qu’il en avait rapporte une charge de chagrin et de rage.

C’était là qu’il était allé pour sa première sortie après sa blessure, sans permettre qu’Hortense l’accompagnât, acceptant seulement un cheval pour éviter la trop grosse fatigue. Il en était revenu pâle jusqu’aux lèvres et les larmes aux yeux.

— Lauzargues n’est plus qu’une énorme ruine : quatre tours à ciel ouvert veillant sur un amoncellement de pierres et de morceaux de poutres, trop gros pour brûler… Le château est mort, Hortense, mort à jamais…

Ce n’était pas une nouvelle et tous deux savaient déjà que la vieille forteresse médiévale était ravagée. Dès le lendemain de l’explosion qui l’avait mise à mal, Hortense avait envoyé François Devès pour juger de l’étendue des dégâts et prendre des dispositions en vue de l’enterrement des victimes : d’abord le marquis de Lauzargues, oncle d’Hortense et aussi Eugène Garland, le bibliothécaire fou qui avait déclenché la catastrophe, mais sauvé Hortense et Jean des desseins meurtriers du marquis[2].

François rapporta un tableau saisissant de ce qu’il avait vu. Il dit aussi qu’au lieu de deux corps il en avait trouvé quatre mais pas ceux que l’on attendait : celui d’Eugène Garland, l’incendiaire, et ceux du fermier Chapioux, de son fils et de son valet qui tentaient de forcer la porte du château à l’instant où la déflagration s’était produite. De celui du marquis, aucune trace : les énormes blocs de lave dont était construit Lauzargues s’étaient refermés sur lui comme la main de Dieu.

— Si on veut le retrouver pour lui donner sépulture en terre chrétienne, il faut déblayer tous les décombres, dit François. Avec tous ceux du village, on devrait y arriver mais ça prendrait du temps et Dieu sait ce que l’on trouverait…

Alors Hortense ordonna de laisser les choses dans l’état. L’orgueilleux marquis reposerait plus heureux sous les pierres du château où il avait apporté la malédiction que sous les dalles de la petite chapelle Saint-Christophe voisine – et miraculeusement restée intacte – où dormaient de leur dernier sommeil ses victimes principales : sa femme, assassinée par lui, et son fils Étienne, le jeune époux d’Hortense qu’il avait conduit au désespoir et qui s’était pendu.

Les choses restèrent donc, à Lauzargues, telles que les avait faites la folie d’un homme aigri. Il y avait de cela trois mois au cours desquels Hortense refusa toujours de revoir ces lieux où elle avait tant souffert et où, par deux fois, elle avait failli mourir. Elle gardait rancune au château familial de ce qu’elle y avait enduré et, peut-être aussi, de lui avoir dérobé une partie de son cœur car elle avait aimé le vieux repaire qui avait vu l’enfance de sa mère et qui l’avait conduite à Jean.

— J’y retournerai peut-être mais plus tard, disait-elle à son ami. Pour l’instant, c’est trop tôt…

Jean n’avait pas insisté et ne parla plus d’emmener Hortense mais, après cette première visite, il retourna souvent là-bas et la jeune femme n’osa l’en empêcher. Elle savait quelle puissante attraction exerçait le château dont il aurait dû porter le nom sur celui que, dans le pays, on appelait Jean de la Nuit ou le « Meneu’d’loups »…