– J’espérais pouvoir l’apaiser moi-même, soupira-t-il avec amertume, mais le meurtrier court encore. Cependant, j’ai quelques doutes depuis que j’ai rencontré le dernier possesseur du saphir.

– Le comte Solmanski... ou celui qui se fait appeler ainsi ?

– Vous le connaîtriez ?

– Oh oui ! Et j’ai aussi appris bien des choses en lisant les journaux parisiens du mois de mai. Il y avait dedans une excellente photographie de la jeune mariée enlevée au soir de ses noces... et une autre de son père !

– Il ne le serait pas ?

– Ça, je l’ignore, mais ce dont je suis certain c’est que le nom annoncé n’est pas le sien. Le vrai Solmanski a disparu en Sibérie, voilà de nombreuses années. Il y a été déporté pour complot contre le tsar. Il doit y être mort car je n’ai pas réussi à savoir ce qu’il est devenu, mais son remplaçant – Ortschakoff de son véritable nom – doit être au courant pour avoir osé venir s’installer à Varsovie dans le palais de celui qui a été sans doute sa victime. Comme beaucoup d’autres au nombre desquelles il aimerait me compter !

– Il est votre ennemi ?

– Il est celui du peuple juif. Pour une raison que j’ignore, il en a juré la perte et je puis vous dire qu’il a participé à plusieurs pogroms. Il cherchait déjà le pectoral dont il connaît la légende et il « me » cherchait. C’est pourquoi je vis dans la discrétion... et sous un faux nom.

– Parce que vous aussi...

– Oui. Je ne m’appelle pas Aronov mais mon vrai nom ne vous dirait rien. Et voyez comme les choses sont étranges : pendant des années nous n’avons rien su l’un de l’autre. Il a fallu que je commette l’imprudence de vous appeler pour que le voile soit levé et la piste retrouvée. Nous voulions le saphir tous les deux : lui l’a volé, ou fait voler, ce qui suppose des complicités ici et singulièrement à la poste de Venise : j’ai eu grand tort d’envoyer un télégramme. Ce papier bleu a tout déclenché... pour aboutir à la mort de mon pauvre Amschel. Malgré tout, je ne regrette rien : il n’est jamais bon de se mouvoir dans le brouillard.

– Que comptez-vous faire maintenant ?

– Continuer, voyons ! Ma tâche n’en devient que plus urgente. Seulement... j’ai quelques scrupules à vous entraîner avec moi.

– Pourquoi ? Vous m’aviez prévenu qu’il y aurait du danger ?

– Certes. Je vous ai parlé de cet ordre noir qui est en train de naître, et j’en arrive à penser qu’Ortschakoff pourrait en faire partie. Cependant, dans l’état actuel des choses, le péril ne vous menace pas trop même si Solmanski – appelons-le ainsi pour la facilité ! – vous connaît personnellement. Il est normal que vous recherchiez votre bien et tant qu’il croira le saphir entre les mains de sa fille vous n’aurez rien à craindre. C’était un geste de grand seigneur mais c’était surtout très adroit de votre part d’avoir l’air d’abandonner la lutte en laissant le joyau chez Ferrais.

– Vous savez tout cela ?

– Oui. J’ai rencontré Adalbert voici peu et il m’a tout raconté.

Aronov prit un temps et Aldo se demanda s’il avait été informé de ses relations passionnelles avec Anielka mais comme il n’y fit pas allusion en reprenant la parole, le prince en conclut qu’Adalbert était resté discret. À moins que le Boiteux ne fût particulièrement délicat ?

– C’est sur ce malheureux Anglais que pèse maintenant la menace. Un jour ou l’autre, Solmanski voudra récupérer la pierre et, tôt ou tard, son gendre y laissera la vie. Mais revenons à vous ! Pour ce forban, vous n’avez plus d’intérêt : vous êtes rentré chez vous et comme il ignore les accords que nous avons passés, vous sortez pour lui du circuit infernal. En revanche, s’il vous retrouve sur sa route à la recherche des autres pierres, il comprendra que vous travaillez pour moi et là vous aurez tout à craindre. Voilà pourquoi j’ai assez de scrupules pour vous proposer de rompre notre pacte.

Morosini n’hésita même pas.

– Je ne reviens jamais sur ma parole et vos scrupules sont hors de saison. D’ailleurs, n’aviez-vous pas évoqué une autre légende selon laquelle je serais l’élu, le preux chevalier chargé par le destin de conquérir le Graal ? fit-il avec un sourire impertinent. Rassurez-vous, je sais me défendre, ajouta-t-il plus sérieusement, et nous formons une excellente paire, Adalbert et moi !

– Ça aussi, je le sais. Cependant, vous pouvez encore réfléchir.

– C’est tout réfléchi ! Pourquoi voulez-vous que je retourne à une vie paisible de commerçant quand vous m’offrez une passionnante aventure ? Apprenez-moi plutôt quand doit avoir lieu la vente du diamant du Téméraire ! En septembre, je crois ?

– Un peu plus tard ! La campagne de presse commencera, à Londres, la dernière semaine de septembre mais, étant donné l’importance historique du bijou, la nouvelle débordera sur l’Europe occidentale. La vacation est prévue, chez Sotheby’s, pour le mercredi 4 octobre.

– C’est parfait pour moi. Diamant ou pas, je serais parti pour l’Angleterre de toute façon à cette époque afin d’assister aux funérailles d’un vieil ami, en Ecosse. Il est mort en Egypte en mai dernier...

– Vous parlez de lord Killrenan qui a été assassiné à bord de son yacht ?

– Oui. On l’a retrouvé étranglé dans sa couchette et ses appartements ont été fouillés de fond en comble et cambriolés, mais la police égyptienne n’a pas encore réussi à capturer l’assassin, aussi, après une foule de tracasseries administratives, le corps ne sera rapatrié qu’en septembre. Pour rien au monde je ne manquerais l’enterrement...

Par respect et par amitié d’abord, mais aussi par curiosité : il voulait voir de près cette famille que le vieux sir Andrew détestait au point d’avoir englobé les Anglais dans son interdiction de leur vendre le bracelet moghol. Quelque chose lui disait que ce meurtre crapuleux n’était pas le fait d’un des nombreux sacripants qui grouillent dans tous les ports du monde, à Port-Saïd comme ailleurs.

– Vous pensez à un crime sur commande ? demanda Aronov qui semblait lire dans les pensées de son compagnon.

– C’est possible. Tout est possible lorsqu’un joyau exceptionnel, historique de surcroît, fait son apparition, et vous le savez mieux que quiconque. Lord Killrenan en possédait un. Du moins sa famille le croyait, mais il ne l’avait plus.

– Et il a payé de sa vie. On dirait que les pierres précieuses, tirées des entrailles de la terre pour scintiller au front des dieux, sont chargées à la fois d’un pouvoir et d’un message dont nul ne saura jamais s’ils sont d’amour ou de mort : « Étoiles au-dessus, étoiles au-dessous, tout ce qui est au-dessus apparaîtra au-dessous. Heureux seras-tu toi qui liras l’énigme », dit Hermès trois fois grand dont les Grecs firent un très ancien roi d’Egypte et qu’ils assimilaient à Thot. J’ai bien peur que personne n’ait su la lire jusqu’à présent.

– Pas même vous qui savez tant de choses ?

– Pas autant que je le voudrais. Les pierres demeurent une énigme pour moi comme tout ce qui possède un pouvoir fascinateur. Je les recherche dans un but sacré, ce qui ne veut pas dire qu’elles me protégeront car elles ne portent pas souvent bonheur. La passion des hommes est payée, par elles, de noire ingratitude. Et, pour vous mon ami, je ne peux que prier afin qu’elle vous soit épargnée. Dieu vous garde, prince Morosini !

Un instant plus tard, le Boiteux avait disparu. Aldo alla rouvrir le tabernacle et pria un long moment pour cet homme et pour le succès de sa quête...

Cependant, la sinistre prédiction de Simon n’allait guère tarder à se réaliser. Peu de semaines après leur rencontre et deux jours avant le départ de Morosini pour l’Angleterre, les grands journaux européens annonçaient la mort de sir Eric Ferrais. Assassiné...

Saint-Mandé, août 1994




[i] Roi wisigoth de 649 à 672.