– Il paraît que non. En fait... cela m’étonnerait, admit Morosini à contre-cœur.

– Ce serait tellement stupide ! Mais je me ferai un devoir de l’informer car, en vérité, ce qu’il a osé faire à sa propre sœur dépasse l’entendement. C’est... c’est immonde !... Comment allez-vous, ma très chère ?

La dernière phrase s’adressait à Anielka dont les yeux, à présent, étaient grands ouverts. Le cœur arrêté, Aldo épia sa réaction en face du visage qui se penchait sur elle, mais elle n’eut pas un tressaillement. Au contraire, il put voir l’ombre d’un sourire sur les jolies lèvres pâlies :

– Eric ! murmura-t-elle. Vous êtes donc venu ? Je ne l’aurais jamais cru...

– Peut-être parce que vous ne savez pas encore à quel point je vous aime ? Oh, mon bel amour, j’ai été si malheureux ! Au point de croire un instant que vous vous étiez enfuie pour me punir de... de l’autre nuit !

– Vous avez pensé ça et, cependant, vous avez été jusqu’à sacrifier votre précieux saphir... et risquer votre vie ?

– Je sacrifierais plus encore s’il le fallait ! Mon âme elle-même ! Oh ! Anielka, j’ai eu tellement peur de vous avoir perdue ! Mais vous êtes là ! Tout est oublié !

Il y avait maintenant des larmes sur son visage et Anielka, qui semblait ne plus voir que lui, tendait ses mains pour les essuyer en murmurant des paroles d’apaisement.

Incrédule et accablé, Aldo écoutait cet incroyable duo en luttant contre l’envie furieuse de clamer la vérité, d’expliquer à ce fauve changé en agneau bêlant que sa bien-aimée lui jouait une indigne comédie, qu’elle était partie de son plein gré et qu’elle souhaitait encore, un instant plus tôt, mettre entre eux la plus longue distance possible. Ce serait tellement bon de faire comprendre à Ferrais qu’il n’inspirait même pas la pitié à cette ravissante créature ! Rien que du dégoût... À moins qu’après tout elle n’ait encore menti ? Depuis qu’elle était réveillée, elle n’avait pas eu un regard pour lui ni pour Adalbert. Mais il n’était pas de ceux qui dénoncent. Il choisit de se taire et de rejoindre son ami qui comptait les billets tout en observant la scène du coin de l’œil :

– N’essayez pas de comprendre, chuchota celui-ci. Les desseins de Dieu sont impénétrables : ceux des jolies filles aussi. En outre, celle-ci est terrifiée.

– Par quoi ?

– Par vous, bien sûr ! Elle craint que vous ne parliez... Ah ! ajouta-t-il en changeant de registre, je crois que voilà enfin la maréchaussée ! Je commençais à me demander si le jeune Guichard ne s’était pas perdu en route...

Un moment plus tard, dans la voiture de police qui le ramenait rue Alfred-de-Vigny avec Adalbert – on avait amarré le vélo de l’archéologue à l’arrière du véhicule – Morosini remit la question sur le tapis :

– Pourquoi avez-vous dit tout à l’heure qu’Anielka craignait que je parle ?

– Mais parce que c’est la vérité ! Elle mourait de peur que vous ne révéliez qu’elle était de mèche avec ses ravisseurs. Qu’elle ait suivi son frère ne changerait rien à la chose : les sentiments de Ferrais pourraient se modifier singulièrement à son égard et, pour une raison connue d’elle seule, elle préfère qu’on la croie toujours une victime. Alors elle caresse Ferrais dans le sens du poil. Peut-être par crainte de son père ? Solmanski n’est sûrement pas un tendre et doit détester qu’on se mette en travers de ses projets... dont le plus mirifique doit être toujours de mettre la main sur la fortune de son gendre.

– C’est possible, mais vous devriez penser à Ulrich. Celui-là ne va pas garder le silence.

– Oh ! que si ! Parce qu’il n’a aucun intérêt à la dénoncer. Il chargera Sigismond, oui, mais pas Anielka. Il peut escompter qu’elle lui en sera reconnaissante et c’est sans doute ce qui arrivera. Il se taira, soyez-en sûr ! C’est d’ailleurs ce que je lui ai conseillé de faire avant que la police n’arrive.

Bien qu’il n’en eût pas vraiment envie, Aldo se mit à rire et, appuyant sa tête sur la moleskine de la banquette, ferma les yeux.

– Vous êtes impayable, Adal ! Vous pensez à tout ! Quant à moi, Anielka est persuadée que je lui ai menti : elle a vu Mme Kledermann m’embrasser, après quoi Sigismond a pris soin de m’exhiber quand j’étais inanimé sur son lit. Et elle ne veut rien entendre !

– Eh bien, voilà la dernière pièce de mon puzzle ! fit Adalbert avec satisfaction. Je vous l’ai dit : les jolies filles sont imprévisibles, mais quand elles sont slaves leurs réactions relèvent de la poésie lettriste. Et dans la jalousie, elles deviennent monstrueuses. Celle-ci mérite peut-être un peu d’indulgence : pour un être aussi impulsif, cela a fait beaucoup d’émotions contradictoires.

Aldo ne répondit pas. Une pensée soudaine venait de lui traverser l’esprit tandis qu’Adal cherchait des excuses à Anielka : pendant qu’il était auprès d’elle, pas un instant il n’avait pensé à demander des nouvelles de Romuald : elle seule, avec Vidal-Pellicorne et lui-même, connaissait l’endroit du rendez-vous et, à moins que le malheureux n’eût été découvert par hasard, elle avait peut-être quelque responsabilité dans sa disparition. Et lui, Morosini, venait de se conduire en parfait égoïste.

– Vous parliez à l’instant d’un puzzle complet. Il me semble à moi qu’il y manque un important morceau : nous ne savons toujours pas ce qu’est devenu le frère de Théobald...

Adalbert se frappa le front :

– Par tous les dieux de l’ancienne Egypte ! Quel étourdi je suis ! Il est vrai qu’avec ce qui s’est passé cette nuit, je peux plaider les circonstances atténuantes ! Romuald est rentré ! Ce soir, vers les dix heures. Éreinté, moulu, affamé, trempé par un retour à moto sous la pluie mais bien vivant !

Théobald et moi en avons pleuré de joie et, à cette heure, le brave garçon doit dormir dans la chambre d’amis après le copieux repas préparé par son frère.

– Que lui est-il arrivé ?

– Des hommes masqués lui sont tombés dessus, l’ont ligoté, enlevé de sa barque puis jeté dans une autre qui attendait un peu plus loin en aval, cachée dans des roseaux, après quoi, arrivés au milieu du fleuve, on l’y a balancé sans autre forme de procès. Il a bien cru sa dernière heure arrivée. Par chance, le courant l’a porté vers un banc de sable où les racines d’une végétation fournie l’ont accroché. Il est resté là jusqu’à l’aube où une femme l’a découvert, une riveraine qui venait relever des nasses à brochets. Elle l’a emmené chez elle pour le réconforter et c’est là que le conte de fées se change en vaudeville : une fois installé chez « la Jeanne », le pauvre Romuald a eu toutes les peines du monde à en sortir. Non que ce soit une mauvaise créature, mais elle s’est prise aussitôt pour lui d’une espèce de passion : elle l’appelait Moïse, il était son rescapé et elle ne voulait rien entendre pour se séparer de lui...

– Ce n’est pas vrai ?

– Oh que si ! Enfermé à double tour quand sa châtelaine allait aux commissions, le Romuald ! Le premier jour, il ne s’en est pas rendu compte parce qu’il avait vraiment besoin de récupérer, mais ensuite, il a compris qu’il n’avait quitté un piège que pour un autre : afin qu’il ne se sauve pas, elle mettait des barres à ses volets et traînait en travers de la porte un matelas sur lequel elle dormait. Vous imaginez l’état d’esprit du garçon ? D’autant qu’il se faisait un sang d’encre à notre sujet. Alors il a joué la faiblesse pour que la surveillance se relâche et puis, ce matin, quand elle est revenue du marché, il lui a sauté dessus, l’a ligotée sans trop serrer pour qu’elle puisse se libérer assez facilement, a fermé la porte de la maison et s’est enfui en courant pour remonter le fleuve. Heureusement, il était sur la rive droite et pas trop loin de sa maisonnette et de sa motocyclette. Le temps de ramasser ses affaires, de sauter sur son engin, et il fonçait à travers un bel orage sur la route de Paris. Je ne vous cache pas que je me sens beaucoup mieux depuis que j’ai revu sa bonne figure.

– A moi aussi, ça me fait plaisir. C’eût été trop injuste qu’il soit la seule victime de cette histoire stupide ! Je crois que je vais me sentir mieux à présent...

– Quelles sont vos intentions ?

– Rentrer chez moi, bien sûr !

La voiture où flottait une désagréable odeur d’humidité et de tabac refroidi atteignait la porte Maillot. Les lumières violentes de Luna-Park, le fameux parc d’attractions populaire, brillaient encore, reflétées par la chaussée mouillée comme au bord d’un canal vénitien.

– Je vous l’avoue, mon ami, continua Morosini, j’ai hâte de revoir ma lagune et ma maison ! Ce qui ne veut pas dire que je n’aie plus l’intention d’en bouger. Je vais y attendre des nouvelles de Simon Aronov et le moment de partir pour l’Angleterre afin d’assister à la vente du diamant. Vous devriez venir me voir, Adal ! Vous aimeriez ma maison et la cuisine de ma vieille Cecina.

– Vous me tentez !

– Il ne faut jamais résister à la tentation ! Je sais bien qu’en été nous débordons un peu de touristes et de jeunes mariés, mais vous n’aurez pas à en souffrir. Et puis la grâce de Venise est telle qu’aucun oripeau, aucune foule vulgaire ne saurait l’atteindre. On y est mieux que partout ailleurs pour lécher des blessures...

Oubliant un peu son ami, Morosini avait pensé tout haut. Quand il s’en aperçut, il était trop tard, mais ce fut au bout d’un silence assez long qu’Adalbert demanda doucement :

– Gela fait si mal ?

– Encore assez, oui... mais ça passera !

Il l’espérait de toute sa volonté sans y croire tout à fait. Ses chagrins d’amour avaient la vie dure. Peut-être qu’en ce moment même il adorerait encore le souvenir de Dianora si Anielka n’était venue l’effacer ? Mais qui l’aiderait à oublier Anielka ?

En rentrant chez Mme de Sommières, les deux hommes la trouvèrent dans son jardin d’hiver qu’elle arpentait en faisant sonner les dalles sous sa canne. Assise dans un coin sur une chaise basse,