Marie-Angéline faisait semblant de tricoter et ne sonnait mot, mais au mouvement de ses lèvres il était évident qu’elle priait.

Quand Aldo entra, la vieille dame exhala un soupir de soulagement et courut l’embrasser avec une chaleur qui donnait la mesure de son anxiété :

– Tu es vivant ! souffla-t-elle contre son cou. Merci à Dieu !

Il y avait des larmes dans sa voix mais n’étant pas femme à s’abandonner longtemps à une émotion, elle se reprit vite. S’écartant de lui, elle le tint un instant à bout de bras :

– Tu n’es pas trop détruit ! remarqua-t-elle. Cela veut dire que la jeune femme est sauve ?

– Elle n’a jamais été en danger ! En ce moment, elle regagne tranquillement la maison de son époux.

La marquise ne posa pas de questions, se contentant de scruter avec attention, le beau visage amer et fatigué.

– Et toi, murmura-t-elle, tu pars demain ou à peine plus tard. Ma vieille demeure ne te reverra pas de longtemps, sans doute ?

Une toute petite fêlure dans la voix. Une infime note de mélancolie mais qui toucha Aldo au plus sensible. Ces jours passés ensemble les avaient beaucoup rapprochés. Elle lui était devenue chère et ce fut lui, cette fois, qui la prit dans ses bras, ému de sentir une fragilité insoupçonnable chez cette indomptable vieille dame.

– J’ai passé ici de trop bons moments pour ne pas souhaiter y revenir, dit-il gentiment. Et de toute façon, nous allons nous revoir bientôt. J’espère que vous ne renoncerez pas à votre voyage d’automne à Venise ? Pas avant octobre cependant ! Je devrai, en septembre, me rendre en Angleterre pour une affaire importante, ajouta-t-il avec un coup d’œil en direction de Vidal-Pellicorne qui avait rejoint Marie-Angéline près de la cave à liqueur. Si Adalbert m’accompagne comme il me l’a laissé entendre, je viendrai vous embrasser en passant le chercher.

Un bris cristallin signala que la cousine venait de casser un verre et attira l’attention sur elle. On put voir alors qu’elle était devenue toute rouge mais que ses yeux brillaient de façon insolite.

– Quelle maladroite vous faites, Plan-Crépin ! rugit la marquise, enchantée, au fond, de trouver un dérivatif à son attendrissement. Ces verres appartenaient à défunte Anna Deschamps et sont irremplaçables ! Que vous arrive-t-il encore ?

– Oh ! je suis navrée, s’exclama la coupable qui n’en avait vraiment pas l’air, mais je crains que nous ne soyons absentes en septembre. Ne devons-nous pas répondre à l’invitation de lady Winchester pour... chasser le renard ?

– Est-ce que vous ne perdez pas un peu la tête ? s’étrangla la marquise. Chasser le renard ? Et quoi encore ? Que voulez-vous que je fasse, à mon âge, sur un canasson ? Je ne suis pas cette folle de duchesse d’Uzès, moi !

– Pardonnez-moi ! Il se peut que j’aie confondu ! C’était peut-être la grouse en Ecosse, mais je suis formelle : nous devons être en Grande-Bretagne en septembre. Remarquez, cela ne doit pas empêcher le prince Aldo de passer. Ce serait peut-être amusant de voyager ensemble ?

Cette fois, Mme de Sommières éclata de rire :

– Vos malices sont cousues de fil blanc, ma grande ! fit-elle avec une nuance affectueuse qui n’échappa à personne. Croyez-vous qu’il ait besoin de s’encombrer d’une vieille femme délabrée et d’une vieille fille un peu folle... même si cela vous amuse beaucoup de vous mêler de ses affaires et de galoper sur les gouttières en sa compagnie ? Vous vous contenterez de prier pour lui. Et ça, croyez-moi, ça lui sera utile !

Morosini s’approcha de Marie-Angéline et prit de ses mains le verre de cognac qu’elle venait de servir en tremblant un peu :

– L’aide a été trop intelligente et trop efficace pour être dédaignée, tante Amélie, et j’en serai toujours reconnaissant à Marie-Angéline. Je bois à vous, cousine, ajouta-t-il avec un sourire qui chavira le cœur de son ancienne acolyte. Sait-on jamais ce que l’avenir nous réserve ? Il nous arrivera peut-être encore de courir les aventures ensemble. Je vous écrirai avant de partir. Mais, à présent, je crois que je vais aller me reposer...

Quand il monta dans sa chambre, le premier geste d’Aldo fut d’aller fermer les persiennes. Il ne voulait pas voir se refléter sur la verdure du parc les lumières des fenêtres d’Anielka. Cette page-là devait être tournée et le plus tôt serait le mieux ! Ensuite, il s’assit sur son lit pour consulter l’indicateur des chemins de fer...

Cependant, s’il pensait en avoir fini avec son joli roman polonais, il se trompait.

Le lendemain dans l’après-midi, alors qu’il achevait de boucler ses bagages, Cyprien vint lui annoncer que sir Eric et lady Ferrais demandaient à lui parler et l’attendaient au salon.

– Seigneur ! fit Morosini. Il a osé franchir le seuil de cette maison ? Si tante Amélie l’apprend, elle va vous ordonner de le jeter dehors.

– Je ne crois pas qu’elle en ait l’intention. Madame la marquise a reçu elle-même vos visiteurs. Je dois dire... avec plus de grâce que l’on ne pouvait s’y attendre. Elle vient de remonter dans sa chambre en m’ordonnant d’aller prévenir monsieur le prince.

– Mlle du Plan-Crépin est avec elle ?

– N... on. Elle est en train de donner des soins aux pétunias du jardin d’hiver qui présentent des signes de fatigue depuis ce matin mais, se hâta-t-il d’ajouter, j’ai pris soin de bien fermer les portes !

Aldo ne put s’empêcher de rire. Comme si une porte pouvait quelque chose contre l’insondable curiosité féminine ? La discrétion et le sens de sa dignité interdisaient à tante Amélie d’assister à la visite mais ne l’empêchaient pas de laisser traîner derrière elle les oreilles attentives de sa lectrice. Et c’était à cette même curiosité qu’elle avait obéi en recevant l’homme qu’elle détestait tant : elle avait beaucoup trop envie de contempler de ses yeux celle qui faisait perdre la tête à son « cher enfant ». Qui donc pourrait lui en vouloir ? C’était, après tout, une des formes de l’amour. Aldo descendit rejoindre ses visiteurs.

Ils l’attendaient au petit salon dans l’attitude habituelle aux couples quand ils sont chez le photographe : elle posée gracieusement sur un fauteuil, lui debout à son côté, une main appuyée sur le dossier du siège et la tête fièrement levée.

Morosini s’inclina sur la main de la jeune femme et serra celle de son mari.

– Nous sommes venus vous dire adieu, dit celui-ci, et aussi toute la gratitude que nous conserverons de l’aide généreuse que vous nous avez apportée dans des circonstances pénibles. Ma femme et moi...

Aldo n’aimait pas les discours et moins encore celui-là. Il y coupa court :

– Je vous en prie, sir Eric ! Vous ne me devez aucun remerciement. Qui ne serait prêt à risquer certains désagréments pour une jeune femme en danger ? Et puisque tout est rentré dans l’ordre, permettez-moi d’y trouver ma meilleure récompense.

Son regard s’attachait à celui de Ferrais, évitant de glisser vers Anielka afin d’être plus sûr de garder une pleine maîtrise de soi. Un bref coup d’œil lui avait suffi pour constater qu’elle était plus ravissante que jamais dans une robe de crêpe de Chine imprimée blanc et bleu Nattier, un étroit turban de même tissu emprisonnant sa tête exquise. Elle gardait trop de pouvoir sur lui et il n’avait pas envie de se mettre à bégayer comme un potache amoureux.

Il pensait, par ces quelques mots, en finir avec une visite plus pénible qu’agréable mais sir Eric avait encore quelque chose à dire.

– J’en suis tout à fait persuadé. Cependant je voudrais que vous me permettiez de matérialiser ma reconnaissance en acceptant ceci.

Aucun doute, c’était bien l’écrin du saphir qui venait d’apparaître sur sa main et, pendant un instant, Morosini fut partagé entre la surprise et l’envie de rire.

– Vous m’offrez l’Étoile bleue ? Mais c’est de la folie ! Je sais trop ce que cette pierre représente pour vous.

– J’avais accepté de m’en séparer pour retrouver ma femme et grâce à vous, c’est chose faite. Ce serait tenter le diable que vouloir tout garder et puisque j’ai retrouvé le plus précieux...

Il tendait le coffret de cuir qu’Aldo repoussa d’un geste doux masquant à merveille la jubilation quasi diabolique qui l’envahissait.

– Merci, sir Eric, mais l’intention me suffira. Je ne veux plus de cette pierre.

– Comment ? Vous refusez ?

– Eh oui ! Vous m’avez dit un jour que, dans votre esprit, le saphir et celle qui était alors votre fiancée étaient inséparables. Rien n’a changé depuis et il va trop bien à lady Ferrais pour que l’idée m’effleure de lui voir une autre destination. Ils sont vraiment faits l’un pour l’autre, ajouta-t-il avec une ironie qu’il fut seul à apprécier. C’était délicieux de se donner les gants d’offrir une pierre fausse à une femme qu’il jugeait tout aussi fausse !

Cette fois, le marchand d’armes semblait confus et, pour alléger l’atmosphère, Morosini rompit les chiens :

– Pour en finir avec la triste histoire que vous avez vécue, puis-je vous demander si vous avez retrouvé votre voiture et votre beau-frère.

– La Rolls oui. Elle était abandonnée à la porte Dauphine. Le beau-frère non, mais je préfère que nous n’en parlions pas afin de ne pas ajouter au chagrin de mon épouse et à celui du comte Solmanski, très affecté par la conduite d’un fils dévoyé. Je n’ai d’ailleurs pas porté plainte et je me suis arrangé pour que la presse ne soit pas informée : nous avons retrouvé ma femme, la rançon, et capturé les ravisseurs, un point c’est tout ! Le nom de Solmanski ne sera pas traîné dans la boue ! Le comte rentre à Varsovie ces jours prochains et nous partons demain pour notre château du Devon où il nous rejoindra plus tard quand la plaie de sa fierté sera un peu cicatrisée...