En montant, ils jetèrent un coup d’œil dans la salle à manger. Elle avait été repeinte – aucun des deux ne se rappelait ce rose agressif –, mais c’était la seule modification notable. Les photographies sépia du passage du Gois, les aquarelles du château de Noirmoutier, des marais salants, de la régate annuelle. Les mêmes chaises de rotin, les mêmes tables avec leurs nappes blanches amidonnées.

Mélanie murmura :

— On descendait cet escalier pour aller dîner. Tu avais les cheveux plaqués à l’eau de Cologne, un blazer et une chemise Lacoste jaune…

Il acquiesça en riant et désigna la plus grande table qui trônait au milieu de la pièce.

— On s’asseyait là. C’était notre table. Et tu portais cette robe à smocks rose et blanc d’une boutique de l’avenue Victor-Hugo. Un ruban assorti dans les cheveux.

Comme il se sentait fier en descendant l’escalier au tapis bleu, campé dans son blazer, coiffé comme un petit monsieur ! De leur table, leurs grands-parents les suivaient tendrement du regard. Robert avec son whisky-glaçons et Blanche avec son martini. Solange, elle, savourait du champagne le petit doigt en l’air. Tous levaient les yeux vers ces enfants si bien mis, soigneusement peignés, les joues rosies par le soleil. Dignes héritiers des Rey. Une famille bien sous tous rapports, respectable et fortunée. Qui avait la meilleure table. Blanche laissait les plus gros pourboires, son sac Hermès semblait renfermer des liasses inépuisables de billets. La table des Rey était l’objet de l’attention constante du personnel. Le verre de Robert devait toujours être servi. Blanche exigeait un régime sans sel à cause de son hypertension. La préparation de la sole meunière de Solange devait être irréprochable. À la moindre arête, elle faisait un scandale.

Se souvenait-on encore des Rey ? Quelqu’un ici avait-il connu les grands-parents vénérables, la fille attentionnée, le fils brillant qu’on ne voyait que le week-end, les enfants modèles ?

Et la splendide belle-fille.

Soudain elle était là, sa mère, dans sa robe bustier noire. Ses cheveux bruns, encore humides, roulés en chignon, ses pieds fins dans des ballerines en daim. Les taches de rousseur sur son nez. Les perles qui ornaient ses oreilles… Tous les regards la suivaient, captivés par cette légèreté et cette grâce de danseuse dont avait hérité Mélanie. Il la revoyait si nettement que cela lui faisait mal.

— Ça ne va pas ? demanda Mélanie. Tu as l’air bizarre.

— Rien, dit-il. Allons à la plage.








Quelques instants plus tard, ils marchaient vers la plage des Dames, située à quelques minutes seulement de l’hôtel. De cela aussi, il se souvenait. La joie de cette promenade vers la plage, la lenteur frustrante du pas des adultes. Le chemin était envahi de joggers, de cyclistes, de familles avec chien, enfants ou poussette. Il montra du doigt la grande villa aux volets rouges que Robert et Blanche avaient failli acheter un été. Un van Audi était garé devant. Un homme de son âge et deux adolescents sortaient des courses du coffre.

— Pourquoi ont-ils finalement renoncé à l’acheter ? dit Mélanie.

— Après la mort de Clarisse, je crois que personne n’est plus revenu sur l’île, répondit Antoine.

— Je me demande bien pourquoi, reprit Mélanie. Antoine pointa à nouveau le doigt, vers la route cette fois.

— Il y avait une épicerie, juste là. Blanche nous y achetait des bonbons. On dirait qu’elle a disparu.

La plage apparut au bout du chemin et leurs visages s’éclairèrent. Les émotions roulaient en eux comme des vagues. Mélanie indiqua la longue jetée de bois tandis qu’Antoine se tournait vers l’alignement imparfait des cabines de plage.

— La nôtre sentait le caoutchouc, le bois et le sel, dit Mélanie en riant.

Puis elle s’écria :

— Oh, regarde, Tonio, la tour Plantier, elle a l’air minuscule tout à coup !

Antoine ne put s’empêcher de sourire à son enthousiasme. Mais elle avait raison. La tour qu’il admirait tant quand il était enfant, qui surplombait la cime des pins, avait rétréci. Ça fait toujours ça quand on grandit, couillon, se dit-il, eh oui, mon gars, tu n’es plus tout jeune. Comme il brûlait de redevenir le petit garçon d’alors, le gamin qui construisait des châteaux de sable, qui courait sur l’estacade en se plantant des échardes sous les pieds et tirait sur le bras de sa mère pour avoir une autre glace à la fraise ! Il fallait bien l’admettre : il n’était plus cet enfant, mais un homme d’âge mûr, seul, dont la vie avait perdu son sel. Sa femme l’avait quitté, il détestait son boulot et ses adorables bambins s’étaient métamorphosés en adolescents renfrognés.

Il fut tiré de ses réflexions par un cri. Mélanie, qui avait abandonné ses vêtements pour un bikini minuscule, se jetait dans la mer. Il la fixa, stupéfait. Sa joie était incandescente. Ses longs cheveux flottaient dans son dos.

— Allez, viens, pauvre nouille ! hurla-t-elle. C’est divin !

Elle prononçait « divin » comme Blanche, en laissant traîner la première syllabe. Il n’avait pas vu sa sœur en maillot de bain depuis des années. Elle était plutôt bien roulée, mince et ferme. En meilleure forme que lui en tout cas. Il avait pris du poids tout au long de cette première année de divorcé. Les longues soirées solitaires devant son ordinateur ou à regarder des DVD avaient laissé des traces. Finie la cuisine équilibrée d’Astrid, avec la juste portion de protéines, vitamines et fibres. Il se nourrissait désormais de surgelés et de plats à emporter, une nourriture trop riche mais qui avait l’avantage de se réchauffer facilement au micro-ondes. Question diététique, son premier et insupportable hiver de célibataire avait été une catastrophe. Ses abdos avaient cédé la place à une véritable bedaine, qui lui évoquait son père et son grand-père. Se mettre au régime était un effort dont il se sentait incapable. Il en fournissait suffisamment pour se lever le matin et venir à bout du travail qui s’accumulait. C’était déjà bien assez dur de vivre seul après dix-huit ans à jouer les mari et père de famille. Bien assez dur de tenter de convaincre tout le monde, et surtout lui-même, qu’il était parfaitement heureux.

À la pensée que les yeux de Mélanie se poseraient sur son ventre flasque, il tressaillit.

— J’ai oublié mon maillot de bain à l’hôtel ! hurla-t-il à son tour.

— Lâcheur !

Il se dirigea vers l’estacade et se tint debout face à la mer. La plage se remplissait progressivement. Des familles, des couples de retraités, des adolescents boudeurs. Le temps n’avait rien modifié. Il sourit, et ses yeux se remplirent de larmes. Il les essuya d’un revers de main agacé.

De nombreux bateaux fendaient une mer agitée. Il marcha jusqu’au bout de la jetée branlante et se retourna pour regarder la plage. Il avait oublié à quel point l’île était belle. Il inspira profondément, avalant goulûment de grandes lampées d’air marin.

Il observa sa sœur. Elle sortait de l’eau et secouait ses cheveux pour les sécher, comme l’aurait fait un chien. Malgré sa petite taille, ses jambes étaient longues. Comme Clarisse. De loin, elle avait d’ailleurs l’air plus grande qu’elle n’était en réalité. Elle s’approcha du ponton, son sweat-shirt enroulé autour de sa taille. Elle frissonnait.

— C’était fabuleux, dit-elle en passant un bras autour des épaules de son frère.

— Tu te souviens du vieux jardinier de l’hôtel ? Le père Benoît ?

— Non…

— Un vieux bonhomme avec une barbe blanche. Il nous racontait des histoires horribles de noyés au passage du Gois.

— Oui, peut-être… Un type avec une haleine atroce, c’est ça ? Entre le camembert et le vieux rouge, Plus les Gitanes !

— C’est lui ! gloussa Antoine. Une fois, il m’a amené ici et il m’a raconté le désastre du Saint-Philibert.

— Et qu’est-ce qui lui est arrivé à ce pauvre SaintPhiphi ? C’est pas le moine de Noirmoutier qui a donné son nom à l’église du village ?

— Il est mort au VIIe siècle, Mel, voyons… dit Antoine en souriant. Non, l’histoire dont je te parle est bien plus récente. J’adore ! Elle est tellement gothique !

— Raconte !

— Il s’agit d’un bateau portant le nom du moine. Ça remonte à 1931, je crois, et ça s’est passé juste là.

Antoine montra la baie de Bourgneuf qui s’ouvrait en face d’eux.

— Une tragédie ! Un mini-Titanic ! Le bateau était en route pour Saint-Nazaire. Le temps que les passagers aient fini de pique-niquer sur la plage des Dames, la météo avait changé. Au moment où le bateau quitta cette baie, une énorme tempête éclata. Une lame de fond frappa la coque et le navire chavira. Cinq cents personnes sont mortes noyées, beaucoup de femmes et d’enfants. Il n’y eut pratiquement aucun survivant.

— Pourquoi ce vieux schnock te racontait-il de telles horreurs ? souffla Mélanie. Quel vieux tordu ! À l’âge que tu avais !

— Mais non, il n’était pas tordu. Moi, je trouvais ça magnifiquement romantique. J’en avais le cœur brisé. Le cimetière de Nantes est plein de tombes des victimes de la tragédie du Saint-Philibert et il disait qu’il m’y emmènerait un jour.

— Ouf, il ne l’a pas fait ! Et Dieu merci, aujourd’hui, il bouffe les pissenlits par la racine !

Ils rirent tout en continuant de contempler le large.

— Tant d’images me reviennent qui me bouleversent. J’espère ne pas m’écrouler et fondre en larmes.

Il pressa son bras.

— Je ressens la même chose, ne t’en fais pas.

— Nous voilà bien ! Une impayable paire de pleurnicheurs !

Ils rirent à nouveau en rebroussant chemin vers la plage où Mélanie avait laissé son jean et ses sandales. Ils s’assirent dans le sable.

— Je vais fumer une cigarette, dit Antoine. Que ça te plaise ou non.

— Tu fais ce que tu veux. Ce sont tes poumons, ça te regarde. Mais, par pitié, laisse les miens tranquilles. Ne m’enfume pas !