Tatiana de Rosnay




Boomerang



Traduit de l’anglais

par Agnès Michaux



Éditions Héloïse d’Ormesson, 2009








À la mémoire de Pierre-Emmanuel (1989-2006).

Que mon nom soit prononcé à la maison

Comme il l’a toujours été,

Sans emphase d’aucune sorte et sans trace d’ombre.

 

Henry Scott Holland.

 

 

 

Pour Sophie et Nicolas

en souvenir d’un week-end à Dinard.

 

 

Manderley n’était plus.

Daphné Du Maurier, Rebecca.








La petite salle d’attente est morne. Dans un coin, un ficus aux feuilles poussiéreuses. Six fauteuils en plastique se font face sur un lino fatigué. On m’invite à m’asseoir. Je m’exécute. Mes cuisses tremblent. J’ai les mains moites et la gorge sèche. La tête me lance. Je devrais joindre notre père avant qu’il ne soit trop tard, mais je suis tétanisé. Mon téléphone reste dans la poche de mon jean. Appeler notre père ? Pour lui dire quoi ? Je n’en ai pas le courage.

La lumière est crue. Des tubes de néon barrent le plafond. Les murs sont jaunâtres, craquelés par le temps. Hébété sur mon siège, désarmé, perdu, je rêve d’une cigarette. Je dois lutter contre un haut-le-cœur. Le mauvais café et la brioche pâteuse que j’ai avalés il y a deux heures ne passent pas.

J’entends encore le crissement des pneus. Je revois l’embardée de la voiture. Ce drôle de balancement quand elle s’est brutalement déportée vers la droite pour venir heurter le rail de sécurité. Puis le cri. Son cri. Qui résonne toujours en moi.

Combien de gens ont patienté ici ? Combien ont attendu sur ce même siège d’avoir des nouvelles d’un être cher ? Je ne peux m’empêcher d’imaginer ce dont ces tristes murs ont été témoins. Les secrets qu’ils renferment. Leur mémoire. Les larmes, les cris. Le soulagement et l’espoir, aussi.

Les minutes s’égrènent. Je fixe d’un œil vide la pendule crasseuse au-dessus de la porte. Rien d’autre à faire qu’attendre.

Après une demi-heure, une infirmière entre dans la pièce. Son visage est long et chevalin. De sa blouse dépassent de maigres bras blancs.

— Monsieur Rey ?

— Oui, dis-je, le souffle court.

— Vous voudrez bien remplir ces papiers. Nous avons besoin de renseignements complémentaires. Elle me tend plusieurs feuilles et un stylo.

— Elle va bien ? tenté-je d’articuler.

Ma voix n’est qu’un faible fil prêt à se rompre. De ses yeux humides, aux cils rares, l’infirmière me lance un regard inexpressif.

— Le docteur va venir.

Elle sort. Elle a le cul plat et mou.

J’étale les feuilles sur mes genoux. Mes doigts ne m’obéissent plus.

Nom, date et lieu de naissance, statut marital, adresse, numéro de sécurité sociale, mutuelle. J’ai les mains qui tremblent tandis que j’écris : Mélanie Rey, née le 15 août 1967 à Boulogne-Billancourt, célibataire, 49 rue de la Roquette, 75011 Paris.

Je ne connais pas le numéro de sécurité sociale de ma sœur, ni sa mutuelle, mais je dois pouvoir les trouver dans son sac à main. Où est-il ? Je ne me souviens pas de ce qu’est devenu ce fichu sac. Mais je me rappelle parfaitement la façon dont le corps de Mélanie s’est affalé quand on l’a extraite de la carcasse. Son bras inerte qui pendait dans le vide quand on l’a déposée sur la civière. Et moi ? Pas une mèche de travers, pas un bleu. Pourtant j’étais assis à côté d’elle. Un violent frisson me secoue. Je veux croire que tout ceci n’est qu’un cauchemar et que je vais me réveiller.

L’infirmière revient et m’offre un verre d’eau. Je l’avale avec difficulté. L’eau a un goût métallique. Je la remercie. Je n’ai pas le numéro de sécurité sociale de Mélanie. Elle hoche la tête, récupère les papiers et sort.

Les minutes me semblent aussi longues que des heures. La pièce est plongée dans le silence. C’est un petit hôpital dans une petite ville. Aux environs de Nantes. Je ne sais pas vraiment où. Je pue. Pas d’air conditionné. La sueur s’instille de mes aisselles jusqu’au pli de mes cuisses. L’odeur âcre et épaisse de la peur et du désespoir me submerge. Ma tête me lance toujours. Je tente de maîtriser ma respiration. Je ne tiens que quelques minutes. Puis l’atroce sensation d’oppression me gagne à nouveau.

Paris est à plus de trois heures de route. Ne devrais-je pas appeler mon père ? Ou ferais-je mieux d’attendre ? Je n’ai aucune idée de ce que le médecin va me dire. Je jette un coup d’œil à ma montre. Vingt-deux heures trente. Où se trouve notre père à cette heure ? Est-il sorti dîner ? Ou dans son bureau à regarder une chaîne du câble, avec Régine dans le salon d’à côté, probablement au téléphone ou en train de se faire les ongles ?

Je décide de patienter encore un peu. J’ai envie de parler à mon ex-femme. Le nom d’Astrid est toujours le premier qui s’impose dans les moments de détresse. Mais… Elle et Serge, à Malakoff, dans notre maison, dans notre lit, cette manie qu’il a de décrocher, même si c’est son portable à elle qui sonne. Rien que d’y penser… « Salut Antoine, ça va, mon pote ? » C’est plus que je ne peux le supporter. Alors, voilà, je ne vais pas appeler Astrid, même si j’en crève d’envie.

Je suis toujours assis dans ce cagibi étouffant à essayer de garder mon calme. À tenter de dominer la panique qui s’empare de moi. Je pense à mes enfants. Arno, dans la pleine gloire de son adolescence rebelle. Margaux, à peine quatorze ans et déjà si mystérieuse. Lucas, onze ans, gros bébé comparé aux deux autres et à leurs hormones débridées. Impossible de m’imaginer leur annonçant : « Votre tante est morte. Mélanie est morte. Ma sœur est morte. » Ces mots n’ont aucun sens. Je les repousse farouchement.

Une heure supplémentaire d’angoisse pure. Prostré, la tête entre les mains, je me concentre sur ce que j’ai à faire. Demain, c’est lundi et après ce long week-end, il y a tant d’urgences à régler. Rabagny et sa foutue crèche, un chantier que je n’aurais pas dû accepter. Lucie, l’assistante cauchemardesque que je dois me décider à virer. La situation est absurde. Comment puis-je penser à mon boulot alors que Mélanie est entre la vie et la mort ? Pourquoi Mélanie ? Pourquoi elle ? Et pas moi ? Ce voyage, c’était mon idée. Mon cadeau pour son anniversaire. Ses quarante ans qu’elle redoutait tant.

Une femme, qui doit avoir mon âge, entre dans la pièce. Elle porte une blouse verte et le drôle de petit bonnet de papier que mettent les chirurgiens au bloc. Des yeux noisette perspicaces, une chevelure courte et châtain où courent quelques mèches grises. Elle sourit. Les battements de mon cœur s’accélèrent. Je me lève d’un bond.

— C’était limite, monsieur Rey.

Je remarque avec effroi des taches brunes sur sa blouse. Est-ce le sang de Mélanie ?

— Votre sœur va s’en tirer.

Malgré moi, je sens mon visage qui se décompose et je fonds en larmes. Mon nez coule. Je suis gêné de pleurer devant cette femme, mais incapable de me retenir.

— Ça va aller, ne vous en faites pas, me dit le docteur.

Elle me prend fermement le bras. Ses mains sont petites et carrées. Elle m’oblige à me rasseoir et s’installe à côté de moi. Je gémis comme quand j’étais môme. Le chagrin me prend aux tripes, les sanglots sont irrépressibles.

— C’est elle qui conduisait, n’est-ce pas ?

Je confirme d’un hochement de tête, en m’essuyant le nez d’un revers de main.

— Nous savons qu’elle n’était pas sous l’emprise de l’alcool. Les analyses le prouvent. Pouvez-vous m’expliquer ce qui s’est passé ?

Je m’efforce de répéter ce que j’ai déjà dit à la police et au SAMU. Ma sœur avait voulu prendre le volant pour la fin du voyage. C’était une bonne conductrice. J’avais parfaitement confiance à ses côtés.

— A-t-elle perdu connaissance ?

Sur son badge, je lis : « Docteur Bénédicte Besson ».

— Non.

À cet instant, un détail me revient. J’ai oublié de le confier aux ambulanciers pour la bonne raison que je ne m’en souviens que maintenant.

Je fixe les traits fins et bronzés du médecin. Mon visage est encore déformé par l’émotion. Je respire profondément.

— Ma sœur voulait me dire quelque chose. Elle s’est tournée vers moi. Et c’est là que tout est arrivé. La voiture a fait une embardée sur l’autoroute. Tout s’est passé si vite.

Le médecin me presse.

— Que voulait-elle vous dire ?

Mélanie. Ses mains sur le volant. Antoine, il faut que je te dise quelque chose. J’y ai pensé toute la journée. La nuit dernière, à l’hôtel, tout m’est revenu. C’est à propos… Ses yeux. Troublés, inquiets. Puis la voiture quittant la route.








Elle s’était endormie dès qu’ils avaient quitté le périphérique. Antoine avait souri en voyant sa tête appuyée contre la vitre de la voiture. Elle avait la bouche ouverte et il entendait un discret ronflement. Quand il était passé la prendre ce matin-là, peu après le lever du soleil, il l’avait trouvée de mauvaise humeur. Elle avait toujours détesté les surprises. Après tout, il le savait. Pourquoi diable, alors, avait-il organisé ce voyage ? Franchement ! Assumer la quarantaine était déjà assez difficile comme ça. Sans parler de surmonter une séparation compliquée, de ne jamais avoir été mariée, de ne pas avoir eu d’enfants, de subir sans broncher les réflexions des uns et des autres sur ces histoires d’horloge biologique. « Si quelqu’un ose encore prononcer ce mot, je lui casse la gueule », avait-elle menacé, les dents serrées. Cependant, l’idée de passer seule ce long week-end lui était insupportable. Tout comme la perspective de se retrouver au-dessus du tumulte de la rue de la Roquette, dans cet appartement vide, étouffant en cette période estivale, alors que ses amis auraient déserté Paris en lui laissant des messages joyeux sur son répondeur : « Mais dis donc, Mel, ce ne serait pas le jour de tes quarante ans, par hasard ? » Quarante ans.