Il jeta de nouveau un coup d’œil vers elle. Mélanie, sa petite sœur, allait donc avoir quarante ans. Il n’arrivait pas à y croire. Ce qui lui faisait quarante-trois ans. Cela lui paraissait aussi invraisemblable.

Pourtant, ces yeux aux pattes-d’oie naissantes, que lui renvoyait le rétroviseur, étaient bien ceux d’un quadragénaire. Une tignasse poivre et sel, un visage long et mince. Il remarqua que Mélanie se teignait les cheveux. Ses racines blanches la trahissaient. Il trouvait touchant qu’elle ait succombé à cette pratique. Et pourquoi pas, après tout ? La plupart des femmes se colorent les cheveux. Peut-être parce qu’elle était sa petite sœur, il avait du mal à l’imaginer vieillir. Son visage était encore séduisant. Peut-être plus même qu’à vingt ou trente ans. Sans doute ses traits avaient-ils cette élégance qui sied mieux à l’âge. Il ne se lassait jamais de l’observer. Elle incarnait la grâce et la féminité. Tout – le vert sombre de ses yeux, la finesse de son nez, la blancheur éclatante de son sourire, la délicatesse de sa silhouette – lui rappelait leur mère. Elle n’aimait pas qu’on évoque sa ressemblance avec Clarisse. Elle n’appréciait guère cette comparaison. Mais pour Antoine, à travers Mélanie, c’était l’image de sa mère qui surgissait.

Malgré le feu nourri de ses questions après son invitation, il n’avait pas craché le morceau ; leur destination restait une surprise. Il lui avait seulement lâché : « Prends ce qu’il faut pour quelques jours. Nous allons fêter dignement ton anniversaire ! » il appuya sur l’accélérateur de la Peugeot. Ils arriveraient dans moins de quatre heures.

Cela avait posé un léger problème avec Astrid, son ex-femme. Ce week-end prolongé était normalement « le sien ». Les enfants devaient quitter la Dordogne et leurs grands-parents maternels pour venir le rejoindre. Il n’avait pas cédé. Il tenait à fêter l’anniversaire de Mel, ses quarante ans, parce qu’elle se remettait difficilement de sa rupture avec Olivier. Il voulait que ce soit un moment inoubliable. Ce à quoi Astrid avait répondu : « Oh, merde, Antoine, j’ai eu les enfants pendant quinze jours. Serge et moi, nous avons aussi besoin de nous retrouver seuls tous les deux. »

Serge. Rien que le prénom le crispait. Photographe, la trentaine. Le genre belle gueule, sain et musclé. Sa spécialité ? La photo culinaire de prestige. Il passait des heures à éclairer des pâtes, à rendre du veau irrésistible, à insuffler une sensualité torride à des fruits. Serge ! À chaque fois qu’il lui serrait la main quand il venait prendre les enfants, Antoine ne pouvait réprimer le souvenir de sa découverte dans l’appareil numérique d’Astrid, ce fameux samedi où elle était sortie faire du shopping. Devant la vidéo d’une paire de fesses poilues contractées, relâchées, contractées, relâchées, il était d’abord resté interdit. Mais soudain il avait compris : ces fesses besognaient à introduire un pénis dans ce qui avait tout l’air d’être le corps d’Astrid. Impossible d’échapper à l’évidence : elle le trompait. Ce maudit samedi, il avait cueilli sa femme avant même qu’elle n’ait eu le temps de poser ses paquets. Elle avait éclaté en sanglots et avoué qu’elle était amoureuse de Serge. Cela durait depuis leurs vacances avec les enfants au Club Med, en Turquie. Et pour couronner le tout, elle lui avait avoué se sentir soulagée, au fond, qu’il soit au courant.

Pour chasser ces souvenirs désagréables, Antoine eut envie d’allumer une cigarette. Mais la fumée réveillerait certainement sa sœur qui ne manquerait pas de le gratifier d’une remarque cinglante. Alors il se concentra sur le ruban d’autoroute qui se déroulait devant lui.

Il l’avait deviné à sa voix : Astrid se sentait encore coupable. À cause de la façon dont il avait tout découvert. À cause du divorce aussi. De tout ce qui avait suivi. Et puis Astrid aimait tendrement Mélanie, elles étaient amies depuis longtemps, avant même qu’elle et Antoine ne se rencontrent ; elles travaillaient toutes les deux dans l’édition. Alors elle n’avait pas su refuser. En soupirant, elle avait fini par céder : « Ok… Les enfants te rejoindront plus tard. Je compte sur toi pour lui organiser un fabuleux anniversaire ! »

Quand Antoine s’arrêta dans une station-service pour faire le plein, Mélanie ouvrit enfin un œil en bâillant, puis baissa la vitre.

— Hé, Tonio ! Tu vas me dire où on est, à la fin ?

— Tu n’en as vraiment aucune idée ?

Elle haussa les épaules.

— Naaan…

— Évidemment, tu dors depuis deux heures.

— Forcément, tu te pointes à l’aube, salopard !

Après un petit café (elle) et une cigarette (lui), ils remontèrent dans la voiture. Antoine crut remarquer que sa sœur s’était adoucie.

— C’est vraiment sympa de faire ça pour moi.

— Je t’en prie.

— Tu es un gentil frangin.

— Je sais.

— Rien ne t’obligeait… Tu n’avais pas prévu autre chose ?

— Non, rien.

— Même pas avec une petite amie ?

Il soupira.

— Même pas.

La pensée de ses aventures récentes l’accabla. Depuis le divorce, ça n’avait été qu’un long défilé, un cortège de désillusions. Des rencontres sur des sites Internet lamentables. Des femmes de son âge, mariées, divorcées, plus jeunes. Il s’était lancé dans ce ballet de rendez-vous avec entrain, bien décidé à s’amuser. Mais ces numéros d’acrobaties sexuelles le laissaient toujours le cœur lourd au moment de rejoindre son nouvel appartement, aussi vide que son lit. Rien n’y faisait, il aimait encore Astrid. Inutile de se voiler la face, il ne parvenait pas à l’oublier. Il avait l’impression qu’il en crevait.

Mélanie renchérissait :

— Tu as probablement mieux à faire que de te traîner ta pauvre sœur en week-end.

— Ne dis pas de bêtises, Mel. J’en ai envie. Ça me fait plaisir.

Elle avait jeté un regard sur un panneau.

— Ah, on roule vers l’ouest !

— Bien vu !

— À l’ouest, mais où ? demanda-t-elle sans prêter attention au ton tendrement ironique de son frère.

— Réfléchis.

— Hmm… en Normandie ? En Bretagne ? En Vendée ?

— Tu brûles.

Elle abandonna le jeu de devinettes, se laissant bercer par le CD des Beatles qu’Antoine venait de glisser dans le lecteur. Après quelques kilomètres supplémentaires, elle laissa échapper :

— Je sais ! Tu m’emmènes à Noirmoutier !

— Bingo !

Son visage se ferma, ses lèvres se crispèrent. Elle baissa la tête et fixa ses mains.

— Ça ne va pas ? dit-il, inquiet.

Il attendait un rire, un sourire, de l’enthousiasme, tout sauf ce visage figé.

— Je ne suis jamais retournée là-bas.

— Et alors ? Moi non plus !

— Ça fait…

Elle compta sur ses doigts fins.

— 1973, c’est ça ? Ça fait trente-quatre ans. Je ne me souviendrai probablement de rien. Je n’avais que six ans.

Antoine ralentit.

— Ça n’a pas d’importance. C’est juste histoire de fêter ton anniversaire. Comme pour tes six ans. C’était là-bas, tu te souviens ?

— Non, répondit-elle lentement, j’ai oublié tout ce qui concerne Noirmoutier.

Elle dut se rendre compte qu’elle se conduisait en enfant gâtée car elle posa immédiatement la main sur le bras de son frère.

— Oh, ça ne fait rien, Tonio. Ça me fait plaisir. Vraiment, je t’assure. Et puis, il fait si beau. C’est bon d’être avec toi, rien que nous deux, et de tout laisser derrière nous !

Par « tout », Antoine savait qu’elle voulait dire Olivier et leur rupture désastreuse. Et aussi la pression de son boulot d’éditrice dans une des plus grandes maisons d’édition parisiennes.

— J’ai réservé à l’hôtel Saint-Pierre. Ça, au moins, ça te dit quelque chose ?

— Oui ! s’écria-t-elle. Oui, bien sûr ! Cet hôtel charmant, noyé dans la verdure ! Avec grand-père et grand-mère… Oh ! mon Dieu, ça fait si longtemps.

Les Beatles chantaient. Mélanie fredonnait. Antoine se sentait soulagé, en paix. Elle était heureuse de la surprise qu’il lui faisait. Elle était heureuse de retourner là-bas. Mais un détail le taraudait. Un petit rien dont il ne s’était pas soucié quand il avait eu l’idée de ce voyage.

Noirmoutier 1973. Leur dernier été avec Clarisse.








Pourquoi Noirmoutier ? Il n’avait jamais été nostalgique, il n’était pas du genre à regarder en arrière. Mais depuis son divorce, Antoine avait changé. De plus en plus, il pensait au passé, davantage qu’au présent ou à l’avenir. Cette première année qu’il avait dû affronter seul, ces longs mois d’une solitude pesante avaient éveillé le désir de retrouver l’enfance et ses jolis souvenirs. Et ceux de l’île s’étaient imposés, timidement d’abord, puis plus puissamment à mesure que les images refaisaient surface, en vrac, comme des lettres qui s’amoncellent dans une boîte.

Ses grands-parents, majestueux aînés aux tempes d’ivoire. Blanche et son parasol, Robert et son étui à cigarettes en argent qu’il gardait toujours sur lui. Assis à l’ombre de la véranda de l’hôtel, buvant leur café. Antoine leur faisait signe depuis la pelouse. La sœur de son père, Solange, grassouillette, qui, sujette aux coups de soleil, lisait néanmoins à longueur de journée des magazines de mode dans une chaise longue. Mélanie, petite et maigrichonne, un chapeau mou encadrant ses joues. Clarisse offrant son visage en forme de cœur aux rayons du soleil. Leur père qui arrivait pour le week-end et sentait le cigare et la ville. La route pavée qui disparaissait à marée haute – ce qui le fascinait toujours. Le passage du Gois, qu’on ne pouvait emprunter qu’à marée basse. Seule voie d’accès à l’île, avant la construction du pont en 1971.

Il imaginait organiser quelque chose de spécial pour l’anniversaire de Mélanie depuis plusieurs mois. Il ne voulait pas d’une énième soirée avec les amis cachés dans la salle de bains, bouteilles de champagne en main, gloussant de la bonne surprise qu’ils lui réservaient. Non, il fallait du nouveau, de l’inédit. Quelque chose d’inoubliable, qui la sortirait de l’ornière où elle s’enlisait. Il parviendrait, malgré elle, à l’éloigner de ce boulot qui lui bouffait la vie, à la guérir de son obsession de l’âge et surtout de cette histoire avec Olivier dont elle ne se remettait pas.