A un moment, elle perçut la voix du docteur Trumph :

- L’enfant est fort et, en outre, il se présente par le siège. Il faut le retourner… Courage, Madame ! Cramponnez-vous aux poignées !

La parturiente qui se croyait au comble du martyre comprit qu’il n’en était rien. Le médecin introduisit sa main pour aller chercher la tête du bébé et la faire basculer. Le hurlement qu’elle poussa dut s’entendre au bout de la petite ville. Pourtant, ce n’était pas encore suffisant… Après une période impossible à définir, elle entendit Amélie chuchoter :

- Elle s’épuise en vain ! Elle va mourir si vous ne tentez rien. Cet enfant doit être un monstre !

- Non, mais il a une bonne tête et sa mère est plutôt étroite. D’autre part, elle n’a plus la force de pousser… M’autorisez-vous à inciser ?

- Faites ce que vous voulez mais qu’on en finisse !

Haletante, Aurore sentit la brûlure du scalpel entamant sa chair, immédiatement suivie d’un paroxysme de souffrance, tellement violent qu’elle perdit enfin connaissance…

Le paradis chassa l’enfer, la lumière balaya les ténèbres et Aurore revint à la vie dans un pâle rayon de soleil. Tout était blanc autour d’elle : son lit où on l’avait remise, la fine toile qui la vêtait et les formes qui s’agitaient dans sa chambre. Et surtout, elle se sentait légère, légère, même si une sensation de brûlure témoignait qu’elle appartenait toujours à un monde imparfait. La lourde barge engluée dans la vase que son corps représentait naguère s’était arrachée à sa lise mortelle et voguait librement sur la mer…

Elle passa les mains sur son ventre redevenu plat avec un soupir d’aise. Aussitôt, la figure d’Ulrica s’encadra dans son champ de vision :

- Comment vous sentez-vous ?

- Bien ! Merveilleusement bien !… A ceci près qu’il me semble ne plus avoir la moindre force !

- Pas étonnant avec ce que vous avez enduré ! Mais ça en valait la peine, croyez-moi ! Neuf livres qu’il pèse, notre petit prince !

- C’est donc un garçon ? Je veux le voir !

- Soyez patiente, sa nourrice est en train de l’allaiter ! Et il y va de bon cœur, le petit bougre ! En attendant, je vais vous rafraîchir et vous chercher de quoi manger. Faut vous remonter à présent !

- Quelle heure est-il ?

- Cinq heures de l’après-midi !

- Par conséquent il est né le 27 octobre 1696 ?…

- Non. Le 28. Il lui a fallu vingt-sept heures pour se décider à paraître !

- Vingt-sept heures ? Et tu les as passées avec moi ?

- C’est naturel, je crois… Nous sommes tous restés ! Mais le résultat est si beau !

Quelques minutes plus tard le « résultat » faisait son entrée dans les bras d’Amélie qui vint, avec un sourire d’orgueil, le déposer dans ceux de sa mère :

- Il est magnifique ! dit-elle émue. Tu peux en être fière !

C’était, en effet, un superbe bébé. Il n’était ni rouge ni fripé comme le sont souvent les nouveau-nés et Aurore étreinte d’une émotion nouvelle put contempler au creux de son bras la frimousse ronde de ce personnage tout neuf dans lequel son sang se mêlait à celui de Frédéric-Auguste et qui trouvait le moyen de ressembler à la fois à son père et à son oncle Philippe… Du premier il avait le teint mat, le haut front intelligent, la bouche bien dessinée dont les coins se relevaient comme si elle était prête à sourire. Du second le nez, le menton creusé d’une fossette, la forme allongée des yeux dont il était encore impossible de distinguer la couleur… Il était trop tôt. D’ailleurs il dormait avec une majesté qui amusa sa mère. Elle glissa un doigt dans le minuscule poing vite refermé sur lui et, soudain bouleversée de tendresse, posa ses lèvres sur une joue duvetée :

- Mon fils ! murmura-t-elle de ce ton émerveillé des mères qui découvrent leurs œuvres. Mon petit Maurice !

- Maurice… de Saxe ? proposa Amélie.

- Pas encore, hélas ! Un jour peut-être…

En effet, le registre de la paroisse de Goslar reçut dans la journée, à la rubrique baptismale, le court texte suivant : « Aujourd’hui, dans la maison de Henri-Christophe Winkel est né d’une haute et noble dame un enfant de sexe masculin qui a été baptisé sous le nom d’Hermann-Maurice. » Les témoins furent Winkel lui-même et le Dr Trumph !

C’était maigre mais Aurore s’en souciait peu. Elle vivait des jours de pur bonheur, découvrant qu’elle aimait déjà de toute son âme ce bout d’homme dont elle avait - non sans raison ! - tellement redouté la venue au monde. A présent elle le voulait sans cesse auprès d’elle, exigeant d’Ulrica qu’elle changeât ses couches et fit sa toilette sur son lit au risque de l’inonder, mais elle ne se lassait pas de contempler les petits bras et les petites jambes, d’admirer les proportions parfaites du corps on ne pouvait plus masculin dont Ulrica prédisait en bougonnant qu’il courrait les filles plus souvent qu’à son tour. Et puis, surtout, elle avait découvert qu’il avait les yeux aussi bleus que les siens ou ceux de Philippe et rien n’était plus délicieux que le voir sourire.

D’ailleurs, tout laissait supposer qu’il serait d’un naturel aimable. C’était un bébé gai, un rien turbulent, qui ne pleurait guère et ne se mettait en colère que pour réclamer le sein de sa nourrice. La maison retentissait alors de ses cris indignés car il avait un solide appétit, ce qui ne laissait pas d’inquiéter Johanna, la nourrice, qui se demandait si elle allait suffire longtemps à contenter ce jeune goinfre…

Dans ce bonheur, il y avait malheureusement un bémol. Aurore se remettait trop lentement, traînant une fatigue inhabituelle et, par moments, une vive douleur intime en dépit des cataplasmes d’huile de noix et d’œuf que l’on appliquait deux fois le jour sur la blessure.

Trumph, qui admirait beaucoup sa patiente et avait même noué avec elle des liens d’amitié teintés chez lui d’un sentiment plus tendre, désira un matin, après les soins, rester seul avec elle. A sa mine soucieuse, Aurore comprit qu’il allait lui dire quelque chose de désagréable :

- Vous n’êtes pas content de moi, n’est-ce pas, mon cher docteur ?

- Non. Vous ne vous nourrissez pas assez, surtout pour votre taille, élevée chez une femme. Je n’aime pas cette faiblesse qui ne vous ressemble pas mais dans laquelle j’ai peur de reconnaître l’empreinte de la nature et la trace de ce qu’il m’a fallu vous faire subir.

- Qu’essayez-vous de me faire comprendre ? Que je ne pourrai plus quitter ce lit où je gis depuis dix jours ? Il me semble que toutes les femmes ne sont pas égales devant le temps des relevailles ? A ma sœur, il faut au moins quinze jours !

- Sans doute mais je vous trouve chaque matin presque aussi lasse qu’après votre accouchement. Nul plus que moi ne sait à quel point il a été rude mais j’espérais que vous mettriez votre énergie à en surmonter les séquelles. Or vous refusez la moitié des plats que l’on vous propose. Pourquoi ?

- Pour une raison qui coule de source : j’étais énorme quand j’attendais mon fils, et j’aimerais retrouver ma taille de naguère. Ce qui sera impossible si j’absorbe tout ce que ma sœur et Ulrica veulent me faire avaler pendant que je suis couchée. Et puis il faut avouer que je n’ai pas faim.

- Donc nous tournons en rond et je vais devoir vous dire la vérité. Une vérité pour laquelle je fais appel à votre courage. La naissance vous a laissé des traces irréversibles. J’ai dû retourner l’enfant qui se présentait mal et aussi inciser. Evidemment je vous ai recousue de mon mieux mais…

- Essayez-vous de me dire que je ne pourrai plus en avoir d’autres ? Ce n’est pas grave. Maurice me suffit et me suffira toujours !

- Vous m’enlevez une partie du poids mais pas entièrement. Je crains que désormais - ou du moins pas avant longtemps ! - l’acte d’amour ne vous soit pénible.

- Ah ! Puis un instant plus tard : « Cela signifie que… je n’y prendrai plus de plaisir ? »

- … et que l’intromission vous sera douloureuse. Comprenez-moi ! se hâta-t-il d’ajouter en la voyant blêmir. En vous disant la vérité j’ai pensé provoquer un sursaut ! Vous savez à présent pourquoi vous souffrez - cette douleur finira sans doute par s’atténuer et disparaître à la longue mais votre affaiblissement retarde la guérison. Il faut réagir, vous refaire des muscles…

Aurore ne l’écoutait plus. Infirme ! Voilà ce qu’elle était devenue ! Même si elle réussissait à retrouver son apparence, elle ne serait plus jamais comme avant puisqu’elle ne pourrait plus connaître les éblouissements de l’amour charnel et qu’au contraire recevoir en elle l’homme aimé lui deviendrait souffrance En outre, ressentirait-elle encore le désir de l’amant, l’appel intime d’où naissaient de si merveilleux épanouissements ? La passion qui les avait jetés l’un vers l’autre, Frédéric-Auguste et elle, n’avait atteint une telle intensité que par la magie d’un accord si total qu’il tenait du miracle. Mais qu’en serait-il désormais ? L’amour attire l’amour sans doute mais le sien serait-il assez fort pour l’accueillir non seulement sans crainte mais en dissimulant sa souffrance sous un simulacre de félicité ? Il pouvait être merveilleux mais aussi parfois impatient et brutal. Et se souvenant de sa violence, à certains moments, elle se sentit pleine d’effroi. Qu’en serait-il si elle venait à s’évanouir ? Peut-être en perdant du sang ?…

La nuit suivante fut pénible. Incapable de trouver le sommeil, Aurore revécut presque heure par heure les jours triomphants de Moritzburg où son prince la traitait tantôt comme une idole, tantôt comme une courtisane mais où leur complicité était totale. Ils avaient bousculé joyeusement toutes les convenances, tous les tabous pour vivre un amour sans frein mais plein de gaieté. Ils s’amusaient presque autant qu’ils s’aimaient, entraînant leur cour dans un tourbillon de plaisirs et c’était d’autant plus inoubliable que cet enchantement ne pourrait se reproduire…