Ses vêtements, qu'elle avait lavés et repassés, la vêtaient sans élégance, mais elle laissa libre sur ses épaules sa chevelure rénovée, sa seule parure. Penchée sur le miroir, elle étudiait son éclat avec un soupçon d'inquiétude. Ces longues traînées de soleil parmi la chaude tonalité des boucles, qu'était-ce donc, sinon de nouvelles mèches de cheveux blancs, apparus récemment. Elle blanchissait d'un coup, sans grisonner. Elle n'avait que trente-trois ans, mais elle pouvait prévoir le jour proche, où son visage lissé, paré encore de toutes les grâces de la jeunesse, serait couronné d'une blanche auréole. La vieillesse la touchait de sa main de neige et pourtant elle n'avait pas vécu ! Car tant que le cœur d'une femme n'a pas été comblé, sa vie est une attente...
Elle suivit le cloître, puis après avoir gravi un escalier aux marches usées par tant de processions, une autre galerie ouverte qui évoquait les maisons arabes closes autour d'un patio. Entre les ouvertures, en plein cintre, soutenu par des piliers trapus, elle apercevait la cour, le puits où Frère Anselme puisait l'eau, Honorine sur ses talons.
Les couloirs étaient déserts. Le froissement de ses pas lui rappelait l'orgueilleuse Mme de Richeville, passant coiffée d'une mantille noire devant l'enfant étonnée.
L'abbé l'attendait dans la vaste bibliothèque aux murs tapissés d'inappréciables trésors. Les rarissimes incunables des premiers temps de l'imprimerie, les milliers de livres reliés de toutes tailles et de toutes épaisseurs brillaient de leurs ors éteints dans la pénombre de la salle froide mais parfumée de cette odeur qu'exhalent les cuirs précieux, les parchemins, les encres, l'ébène des lutrins sur lesquels s'ouvraient d'immenses missels enluminés.
Il était assis sous un vitrail, dans une cathèdre gothique et la rigidité de cette statue blanche rendait plus impressionnante la vie intense du regard que l'on croyait noir et qui se révélait seulement sombre comme un acier ou comme un bronze, sans âge, comme beaucoup d'ascètes. Ses cheveux étaient encore noirs, mais sa peau était comme momifiée et tendue sur les os. L'expression de sa bouche fine, sévère, glaça Angélique et la mit en état de défense. Après s'être agenouillée devant lui elle se redressa et s'assit sur un tabouret qu'on avait préparé. Les mains dissimulées dans ses longues manches de bure, il l'observait avec une attention extrême et elle fut obligée de parler la première afin de rompre un silence qui l'emplissait de malaise.
– Mon Père, je dois vous remercier mille fois de m'avoir accueillie. Si ces soldats avaient mis la main sur moi, j'étais perdue... Le mort qui m'attendait...
Il eut une inclinaison brève.
– Je sais. Votre tête est mise à prix. Vous êtes la Révoltée du Poitou.
Quelque chose dans le ton hérissa Angélique, et l'hostilité latente qu'elle éprouvait à son égard éclata.
– Blâmeriez-vous ma conduite ? fit-elle avec hauteur. De quel droit ? Que pouvez-vous savoir, du fond de votre monastère, des bouleversements du monde et des raisons qui peuvent pousser une femme à prendre les armes pour défendre sa liberté ?
Elle le bravait. Il lui serait mal venu, à ce religieux, de lui rappeler la soumission des femmes. Elle lui jetterait au visage les exigences du Roi.
– J'en sais assez, fit-il, pour voir transparaître dans vos yeux la face grimaçante du Malin.
Elle eut un rire mordant.
– Voilà bien le genre de sornettes que je devais m'attendre à écouter ici. Bientôt, vous allez me dire que je suis possédée du démon.
– Y a-t-il dans votre cœur un seul sentiment qui ne soit pas de haine ?
Et, comme elle se taisait, il reprit de sa voix monotone et prenante :
– ... Le Malin, c'est la haine. Le Malin c'est celui qui ne comprend plus l'amour. C'est l'autre face, la face contraire, sans mélange pourrait-on dire, de l'amour : la haine... La fleur venimeuse qu'il se plaît à faire proliférer. Les cœurs nobles y sont enclins plus que d'autres. Ignorez-vous que le Malin se repaît de sang, de douleurs et de défaites ?...
Une expression inattendue de souffrance presque physique ravagea ses traits et il s'écria avec une tristesse infinie :
– Vous avez usé du pouvoir de votre beauté sur les hommes pour les entraîner à la haine, aux crimes et à la révolte !... Et pourtant vous vous appeliez Angélique... Fille des Anges !...
Ce fut alors qu'elle le reconnut :
– Frère Jean ! Frère Jean !... Oh ! n'est-ce pas vous qui jadis... une nuit, m'avez emmenée à l'abri de votre cellule... Oh ! c'est vous ! C'est bien vous ! Je reconnais vos yeux si brillants...
Il approuva en silence. Il revoyait la fillette aux cheveux de lumière auréolant un délicieux visage innocent comme celui de l'enfance, raffiné déjà comme celui d'une femme et dont les yeux couleur de printemps l'examinaient curieusement.
– Enfant pure, murmura-t-il, qu'êtes-vous devenue ?
Quelque chose craqua dans le cœur d'Angélique :
– On m'a fait du mal, balbutia-t-elle, oh ! si vous saviez, Frère Jean, comme la vie m'a fait du mal.
Il ramena son regard sur l'immense crucifix, dressé au mur en face.
– À Lui, que n'a-t-on fait ?...
Cette nuit-là, elle ne put dormir. La paix de l'abbaye, comme jadis, avait déchiré son voile trompeur et révélait la présence de l'Esprit des Ténèbres. Le son grêle de la cloche, ponctuant les heures nocturnes, les prières des matines, rappelaient la lutte éternelle. Tenant leurs lampes, les moines s'en allaient le long des cloîtres vers la chapelle. « Priez, priez, ô moines », songeait-elle. « Il le faut, tant que les ténèbres règnent sur la terre endormie... » Ici l'Esprit du Mal avait son aspect grimaçant. Lorsqu'elle fermait les yeux, il lui semblait entendre ruisseler du sang. Alors elle étendait la main pour toucher la menotte d'Honorine endormie. Le rempart de l'enfant lui paraissait le seul assez fort pour la protéger de ses terreurs jusqu'au bout de cette interminable nuit. À l'aube seulement, quand le coq chanta, elle put s'endormir.
Cependant, elle ne s'avouait pas vaincue. Elle demanda à revoir le Père abbé :
– Qu'aurais-je fait sans la haine ? lui dit-elle. Si je n'avais pas eu la haine pour me soutenir, je serais morte de désespoir, je me serais détruite, j'aurais sombré dans la folie. Cet esprit de vengeance qui me possède, c'est comme l'armature qui me permet de demeurer vivante et lucide, croyez-moi.
– Je n'en doute pas. Il y a des heures dans la vie où nous ne pouvons subsister que par un secours spirituel, d'une force supérieure à la nôtre. L'esprit humain est d'une si faible résistance. Dans le bonheur il peut encore se suffire, mais dans la douleur, il lui faut se tourner ou vers Dieu ou vers le démon...
– Vous ne mésestimez donc pas la nécessité du sentiment dans lequel je me suis jetée ?
– Je ne mésestimerai jamais le pouvoir et la force spirituelle de Messire Lucifer. Je le connais trop bien.
– Ah ! vous vous égarez toujours dans des visions grossières. Vous ne comprenez rien à ce qui se passe sur la terre.
Elle allait et venait devant lui, superbe avec ses cheveux épars sur ses épaules, le menton haut levé, les yeux fulgurants, indifférente d'ailleurs à l'apparence qu'elle offrait, tant son combat intérieur concentrait toutes ses forces.
Le Père abbé, plus immobile et impassible qu'une statue, la suivait du regard, et à la voir passer et repasser ainsi, une fine ironie étirait sa bouche.
– Vous vous défendrez en vain de n'être pas possédée du démon, ma fille. Aux yeux des moins avertis, votre agitation elle seule, requerrait quelques gouttes d'eau bénite.
– Vous m'excédez ! cria-t-elle, je suis nerveuse parce que je veux me disculper et que j'ai perdu l'habitude de réfléchir à ces questions. Cette vindicte que vous me reprochez et qui m'a poussée à me dresser par les armes contre une tyrannie excessive, qui vous prouve qu'elle ne se rapproche pas plus de l'esprit de justice que le Christ a souhaité, que du mal destructeur ?
Il parut méditer l'argument.
– Vous n'êtes pas une adversaire facile, concéda-t-il. Parlez donc... Expliquez-vous...
Elle souffrait de parler après s'être tue si longtemps. Les mots se bousculaient à ses lèvres, ses phrases étaient hachées et comme arrachées de son cœur, dans un désordre qui l'exaspérait : le Roi, le bûcher, les dévots, Colin Paturel et M. de Breteuil, les pauvres des bas-fonds de Paris, son enfant égorgé, les protestants, la corruption, les impôts...
Que pouvait-il comprendre à tout ce fatras ? Rien ! Il ne pourrait que lui faire des sermons. De temps en temps, elle rejetait en arrière ses cheveux qui glissaient sur ses joues dans sa véhémence. Elle ne pouvait s'arrêter de marcher et de parler. Parfois, elle s'appuyait des deux mains à l'accoudoir de la cathèdre pour se pencher vers lui afin de mieux lui assener la vérité.
– Vous me faites grief du sang répandu par mes ordres. Mais celui répandu au nom de Dieu est-il moins rouge, moins criminel ?
Il opposait à sa colère et à sa rancœur un visage de pierre, un regard brusquement éteint et impénétrable.
– Oui, je sais ce que vous pensez reprenait-elle fiévreusement. Le sang des enfants protestants que l'on jette sur les piques est, bien entendu, impur ; par contre, les désirs d'un Roi sont sacrés, les souffrances du peuple sont justes et justifiées, et même méritées. Ils n'avaient qu'à ne pas naître misérables... Obéir aux grands, écraser les faibles... telle est la loi...
Elle était littéralement épuisée d'avoir tant parlé, le front en sueur, vidée...
Il se leva en rappelant que l'heure des complies s'annonçait. Elle le regarda s'éloigner au long du cloître, les mains dans ses manches, tel un long cierge sous sa capuche rabattue. Il n'avait rien compris. Il demeurait confit dans sa sérénité.
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