Josselin paraissait atterré du soudain entêtement de son grand-père sur un projet qui lui tenait au cœur et qui lui avait permis de supporter sans trop de rancune l'expulsion dont il avait été victime.

« Finies les patenôtres et les récitations de latin, avait-il pensé. Maintenant je suis un homme et je vais m'embarquer sur un vaisseau du roi. »

Armand de Sancé essaya d'intervenir.

– Voyons, père, pourquoi cette intransigeance ? Ce serait peut-être une solution aussi bonne qu'une autre. Je vous dirais d'ailleurs que, dans la supplique que j'ai dernièrement envoyée au roi, j'avais entre autres choses demandé de faciliter un embarquement éventuel de mon fils aîné sur un corsaire ou un bateau de guerre.

Mais le vieux baron s'agitait avec colère. Jamais Angélique ne l'avait vu si Fâché, même le jour où il y avait eu l'altercation avec le sergent des impôts.

– Je n'aime pas ces gens dont les pieds brûlent sur le sol de leurs aïeux. Au delà des mers ils ne trouvent jamais monts et merveilles, mais des sauvages tout nus, aux bras tatoués. Le fils aîné d'un noble doit servir aux armées du roi. C'est tout.

– Je ne demande pas mieux que de servir le roi, mais sur la mer, répliqua le garçon.

– Josselin a seize ans. Il est temps après tout qu'il choisisse sa destinée, émit son père avec une hésitation.

Une expression de douleur passa sur le visage ridé qu'encadrait la courte barbe blanche. Le vieillard leva la main.

– Il est vrai que d'autres avant lui, dans la famille, ont choisi leur destinée. Faut-il que vous me déceviez aussi, mon fils ? ajouta-t-il d'un ton de grande tristesse.

– Loin de moi l'idée de vous rappeler des souvenirs pénibles, mon père, s'excusa le baron Armand. Je n'ai jamais songé moi-même à m'exiler et je suis attaché plus que je ne puis le dire à nos terres du Poitou. Mais j'ai en mémoire combien était dure et précaire ma situation à l'armée. Même noble, on ne peut sans argent accéder aux grades supérieurs. J'étais criblé de dettes et par-Fois obligé pour subsister de vendre tout mon équipage : cheval, tente, armes, et jusqu'à louer mon propre valet. Vous rappelez-vous de toutes les bonnes terres que vous avez dû monnayer pour me maintenir en service ?...

Angélique suivait la conversation avec beaucoup d'intérêt. Elle n'avait jamais vu de marins mais elle était d'un pays où, par les vallées de la Sevré et de la Vendée, s'engouffrent les grands appels de l'océan. Sur la côte de La Rochelle à Nantes, par les Sables-d'Olonne, elle savait qu'il y avait des bateaux de pêcheurs qui partaient pour des terres lointaines où l'on rencontrait des hommes rouges comme le feu ou rayés comme des marcassins. On racontait même qu'un matelot breton, du côté de Saint-Malo, avait ramené en France des sauvages à qui les plumes poussaient sur la tête comme aux oiseaux.

Ah ! si elle avait été un homme, elle n'aurait pas demandé l'avis de son grand-père !... Elle serait déjà partie, entraînant vers le Nouveau Monde tous ses petits anges.

*****

Le lendemain matin, comme Angélique rôdait dans la cour, elle vit un petit paysan apporter un bout de papier froissé au baron.

– C'est l'intendant Molines qui me demande de passer chez lui. Je ne serai sans doute pas de retour pour le dîner, dit le baron en faisant signe à un palefrenier de seller son cheval.

Mme de Sancé qui, un chapeau de paille posé sur son foulard de tête, s'apprêtait à partir pour le potager, pinça les lèvres.

– N'est-ce pas inouï, soupira-t-elle, ce temps où nous vivons ! Tolérer qu'un voisin roturier, un intendant huguenot, se permette de vous convoquer tout bonnement, vous qui êtes un authentique descendant de Philippe Auguste ? Je me demande quelles affaires honnêtes un noble gentilhomme peut avoir à traiter avec le régisseur d'un château voisin. Il doit encore s'agir de mulets...

Le baron ne répondit rien et sa femme s'éloigna en secouant la tête. Angélique, durant cet intermède, s'était faufilée dans la cuisine, où elle savait trouver ses chaussures et sa mante.

Puis elle rejoignit son père à l'écurie.

– Puis-je vous accompagner, père ? demanda-t-elle avec sa mine la plus gracieuse. Il ne put résister et la prit en travers de sa selle. Angélique était sa fille préférée. Il la trouvait fort jolie et rêvait parfois qu'elle se marierait à un duc.

Chapitre 4

Ce jour d'automne était clair et la forêt toute proche, non encore dépouillée de ses feuilles, déroulait sur le ciel ses frondaisons rouillées.

En passant devant la grille du château de Plessis-Bellière, Angélique se pencha pour essayer d'apercevoir, au bout de l'allée de marronniers, la vision blanche du ravissant édifice se reflétant dans son étang comme un nuage de rêve. Tout était silencieux, et le château, de style Renaissance, que ses maîtres délaissaient pour vivre à la cour, semblait dormir dans le mystère de son parc et de ses jardins. Les biches de la forêt de Nieul, à laquelle il s'adossait, passaient dans les allées désertes...

L'habitation du régisseur Molines se trouvait deux kilomètres plus loin, à l'une des entrées du parc. Beau pavillon de briques rouges à combles d'ardoise bleue, il semblait, dans sa solidité bourgeoise, le gardien avisé d'une construction fragile dont la grâce italienne étonnait encore les gens du pays, accoutumés aux châteaux du Moyen Age.

Le régisseur était à l'image de sa maison. Austère et cossu, solidement installé dans ses droits et dans son rôle, c'était lui en fait qui semblait le maître de ce vaste domaine du Plessis dont le possesseur était perpétuellement absent. Tous les deux ans peut-être, à l'automne pour les châsses ou au printemps pour cueillir le muguet, une nuée de seigneurs et de dames s'abattait au Plessis avec leurs carrosses, leurs chevaux, leurs lévriers et leurs musiciens. Quelques jours durant c'était une farandole de fêtes et de distractions, dont s'affolaient un peu les hobereaux du voisinage, conviés pour qu'on s'en moquât. Puis tout le monde repartait pour Paris et la demeure retombait dans son silence, sous l'égide du sévère intendant. Au bruit des sabots du cheval, Molines s'avança dans la cour de sa maison et s'inclina plusieurs fois avec une souplesse d'échiné qui ne lui coûtait pas, car elle faisait partie de ses fonctions. Angélique, qui savait combien l'homme pouvait être dur et arrogant, n'appréciait pas cette politesse outrée, mais le baron Armand en était manifestement très heureux.

– J'étais libre ce matin de mon temps, et n'ai pas cru devoir vous faire attendre, monsieur Molines.

– Je vous rends grâce, monsieur le baron. Je craignais que vous ne trouviez cavalière ma façon de vous convier par un valet.

– Je ne m'en suis pas offusqué. Je sais que vous évitez de venir chez moi à cause de mon père qui persiste à voir en vous un dangereux huguenot.

– Monsieur le baron a l'esprit très pénétrant. En effet, je ne voudrais déplaire à M. de Ridoué, ni à Mme la baronne qui est très dévote. Aussi je préfère vous aborder chez moi et je pense que vous me ferez l'honneur de partager notre repas ainsi que votre petite demoiselle.

– Je ne suis plus petite, dit vivement Angélique. J'ai dix ans et demi et à la maison il y a encore après moi Madelon, Denis, Marie-Agnès, Albert et un nouveau bébé qui vient de naître.

– Que demoiselle Angélique m'excuse. Être l'aînée demande en effet jugement et maturité d'esprit. Je serais heureux que ma fille Bertille vous fréquente, car, hélas, les religieuses de son couvent me confirment que c'est une cervelle d'oiseau dont il n'y aura pas grand-chose à tirer.

– Vous exagérez, monsieur Molines, protesta le baron Armand courtoisement.

« Pour une fois je suis de l'avis de Molines », pensa Angélique qui détestait la fille de l'intendant, une petite noiraude sournoise.

À l'égard de l'intendant, ses sentiments étaient plus vagues. Tout en le trouvant déplaisant, elle avait pour lui une certaine estime, causée sans doute par l'aspect confortable de sa personne et de sa maison. Les vêtements de l'intendant, toujours sombres, étaient de belle étoffe et l'on devait les donner ou plutôt les revendre avant la moindre trace d'usure. Il chaussait des souliers à boucle avec un talon assez élevé, à la nouvelle mode.

Et chez lui, l'on mangeait merveilleusement. Le petit nez d'Angélique frémit lorsqu'ils pénétrèrent dans la première salle, carrelée et luisante de propreté, attenante à la cuisine. Mme Molines plongea dans ses jupes pour une profonde révérence, puis retourna à ses gâteaux.

L'intendant emmena ses hôtes dans un petit bureau où il fit apporter de l'eau fraîche et un flacon de vin.

– Je suis assez gourmet de ce vin, dit-il après avoir levé son verre, c'est le produit d'un coteau qui a été longtemps en friche et qu'avec des soins j'ai pu vendanger le dernier automne. Les vins du Poitou ne valent pas ceux de la Loire, mais ils ont de la finesse.

Il ajouta après un silence :

« Je ne saurais trop vous répéter, monsieur, combien je suis heureux que vous vous soyez rendu en personne à ma convocation. C'est pour moi le signe que l'affaire à laquelle je songe a des chances d'aboutir.

– En somme, vous me soumettez à une sorte d'épreuve ?

– Que monsieur le baron ne m'en veuille pas. Je ne suis pas un homme de haute éducation et n'ai reçu qu'une modeste instruction de village. Mais je vous confesserai que la morgue de certains nobles ne m'a jamais paru une preuve d'intelligence. Or, il faut de l'intelligence pour parler affaires, celles-ci seraient-elles fort modestes.

Le gentilhomme campagnard se renversa sur sa chaise de tapisserie et considéra l'intendant avec curiosité. Il était un peu anxieux de ce qu'allait lui exposer ce voisin dont la réputation n'était pas excellente.