Bien que très négligé de sa personne comme tous les enfants de Sancé, il reprochait souvent à Angélique de vivre en sauvageonne et de ne pas savoir tenir son rang.

– Tu n'es pas si bête que tu en as l'air, ajouta-t-il ce jour-là en guise de compliment.

Chapitre 3

Mais depuis un instant, le vieux baron tendait l'oreille du côté de la cour d'où venaient des interpellations, des cris mêlés de gloussements de poules épouvantées.

Puis il y eut une galopade et enfin des cris plus violents, où l'on reconnut les accents de Guillaume. C'était par un glorieux après-midi d'automne et tous les autres habitants de la maison devaient être dehors.

– N'ayez pas peur, mes enfants, dit le grand-père, c'est quelque mendiant que l'on chasse...

Mais déjà Angélique avait bondi sur le perron et criait :

– On attaque le père Guillaume, et on lui veut du mal !

En clopinant, le baron alla chercher un sabre rouillé et Gontran revint nanti d'un fouet à chiens. Ils arrivèrent à leur tour sur le seuil pour voir le vieux serviteur armé de sa pique et Angélique à son côté.

L'adversaire n'était pas très loin non plus. Il se tenait hors de portée de l'autre côté du pont-levis, mais faisait face encore. C'était un grand gars à aspect famélique, et qui paraissait furieux. En même temps il s'efforçait de retrouver un air compassé et officiel.

Aussitôt Gontran abaissa son fouet et tira son grand-père en arrière en chuchotant :

– C'est le sergent qui vient pour l'impôt. On l'a déjà chassé plusieurs fois...

Le fonctionnaire houspillé, tout en continuant à reculer doucement sans toutefois tourner le dos, reprenait de l'assurance devant l'hésitation des nouveaux renforts. Il s'arrêta à distance respectueuse et sortant un rouleau de papier de sa poche, très froissé par la bataille, se mit à le dérouler amoureusement, en soupirant. Puis, se contorsionnant beaucoup, il commença à lire une sommation comme quoi le baron de Sancé devait payer sans retard une somme de 875 livres, 19 sols et 11 deniers pour tailles de métayers en retard, dixième des rentes du seigneur et taille réale, taxes de saillie de juments, « droits de poussière » des troupeaux passant par la route royale et amende pour retard de paiement.

Le vieux seigneur devenait rouge de colère.

– Tu te figures peut-être, faquin, qu'un gentilhomme va payer rien qu'en entendant ce galimatias du fisc, comme un vulgaire vilain le ferait ! cria-t-il courroucé.

– Vous savez bien que monsieur votre fils a jusqu'ici acquitté assez régulièrement les taxes annuelles, dit l'homme en ployant l'échiné. Je reviendrai donc quand il sera là. Mais je vous préviens : demain à la même heure, si, pour la quatrième fois, il n'est pas là et ne paie pas, aussitôt je l'assigne et on vendra votre château et tous vos meubles pour dettes à l'égard du trésor royal.

– Hors d'ici, laquais d'usuriers de l'État !

– Monsieur le baron, je vous avertis que je suis un serviteur assermenté de la loi et peux être désigné aussi comme agent d'exécution.

– Pour l'exécution il faut un jugement, fulmina le vieil hobereau.

– Votre jugement vous l'aurez sans mal, croyez-m'en, si vous ne payez pas...

– Comment voulez-vous qu'on vous paie si nous n'avons pas de quoi ! cria Gontran en voyant que le vieillard se troublait. Puisque vous êtes huissier, venez donc constater que les brigands nous ont encore enlevé un étalon, deux ânesses et quatre vaches et que, dans ce que vous réclamez comme dû, la plus grande somme vient des tailles des métayers de mon père. Il a bien voulu payer jusqu'ici pour eux, puisque ces pauvres paysans ne le pouvaient pas, eux, mais lui-même ne doit rien sur cela. D'ailleurs du fait de la dernière attaque des brigands, nos paysans ont souffert encore plus que nous et ce n'est certes pas aujourd'hui, après ce pillage, que mon père pourra régler votre facture...

L'agent du fisc fut plus apaisé par ce langage raisonnable que par les injures du vieux seigneur. Tout en jetant des regards prudents du côté de Guillaume, il se rapprocha un peu et d'un ton plus adouci et presque compatissant, mais ferme, il expliqua qu'il ne pouvait que recevoir et signifier des ordres requis de l'intendance fiscale. À son avis, la seule chose qui était capable de retarder la saisie serait que le baron adressât une supplique à l'intendant général du fisc, sous couvert de l'intendant provincial à Poitiers.

– Entre nous, ajouta l'officier judiciaire, ce qui fit grimacer de dégoût le vieux seigneur, entre nous, je vous dirai que même mes simples chefs directs, comme le procureur et le contrôleur des collectes, ne sont pas habilités pour vous accorder dérogation ou dispense. Toutefois, puisque vous êtes de la noblesse, vous devez connaître du monde très haut placé. Alors, conseil d'ami, agissez par là !

– Ce n'est pas moi qui me flatterai de vous citer comme ami ! observa sur un ton acerbe le baron de Ridoué.

– Aussi je dis cela pour que vous le répétiez à monsieur votre fils. La misère est pour tout le monde, allez ! Croyez-vous que je m amuse, moi, quand je fais à tous l'effet d'un revenant, et que je ramasse plus d'horions qu'un chien galeux ? Là-dessus, bonsoir la compagnie et sans rancune !

Il remit son chapeau et s'en alla en boitillant et en observant avec chagrin que la manche de sa casaque d'uniforme avait été déchirée dans la bagarre. En sens inverse, s'éloigna, boitant aussi, le vieux baron. Derrière lui, venaient Gontran et Angélique, tous deux silencieux.

Le vieux Guillaume, maugréant contre des ennemis imaginaires, ramena son antique lance dans sa tanière de débris historiques.

Le grand-père revenu dans le salon se mit à marcher de long en large et les enfants n'osèrent pas parler pendant longtemps. Enfin la voix de la fillette s'éleva dans la pénombre du soir.

– Dis, grand-père, si les brigands nous ont laissé les droits civiques, est-ce que maintenant ce bonhomme tout noir ne les a pas emportés avec lui ?

– Va rejoindre ta mère, dit le vieillard dont la voix chevrota tout à coup.

Il retourna s'asseoir dans son haut fauteuil de tapisserie usée et ne parla plus. Après lui avoir fait la révérence, les enfants s'éloignèrent.

*****

Quand Armand de Sancé apprit la réception qu'on avait faite au collecteur d'impôts, il soupira et gratta longuement la petite touffe de poils gris qu'il portait sous la lèvre à la mode de Louis XIII.

Angélique aimait d'une affection un peu protectrice ce père bon et tranquille, dont les difficultés quotidiennes avaient barré le front hâlé de rides profondes. Pour élever sa nombreuse nichée, ce fils de noble impécunieux avait dû renoncer a tous les plaisirs de sa condition. Il voyageait rarement, ne chassait même plus, contrairement à ses voisins hobereaux qui n'étaient guère plus riches que lui mais se consolaient de leur misère en passant leur vie à traquer lièvres et sangliers. Tout son temps, Armand de Sancé le consacrait aux soins de ses petites cultures. Il était à peine mieux vêtu que ses paysans et transportait comme eux une odeur puissante de fumier et de chevaux. Il aimait ses enfants. Il s'en amusait et en était fier. Ceux-ci représentaient sa meilleure raison de vivre. Pour lui, il y avait d'abord ses enfants. Et ensuite ses mulets. Pendant un certain temps, le gentilhomme avait rêvé d'installer un petit haras de ces bêtes de somme, moins délicates que des chevaux, plus solides que des ânes.

Mais voici que les bandits lui avaient pris son meilleur étalon et deux ânesses. C'était un désastre, et il songeait un peu à vendre ses derniers mulets et les parcelles que jusqu'ici il réservait à leur élevage.

Le lendemain de la visite du sergent, le baron Armand tailla avec soin une plume d'oie et s'installa devant son bureau pour rédiger une supplique au roi, afin d'être exempté de ses impôts annuels.

Dans cette lettre, il exposa l'état de son dénuement de gentilhomme.

Tout d'abord il s'excusa de ne pouvoir évoquer que neuf enfants vivants, mais que d'autres naîtraient encore sans doute, car « sa femme et lui étaient encore jeunes et les faisaient volontiers ».

Il ajouta qu'il avait à sa charge un père impotent, sans pension, qui était arrivé au grade de colonel sous Louis XIII. Que lui-même avait été capitaine et proposé pour un grade plus élevé, mais qu'il avait dû quitter le service du roi parce que sa solde d'officier de Royal-Artillerie, 1 700 livres par an, « ne lui avait pas fourni le moyen de se soutenir dans le service ». Il mentionna aussi qu'il avait à charge deux vieilles tantes « dont ni maris ni couvents n'ont voulu, faute de dot et qui ne peuvent que se consumer en humbles besognes ». Qu'il avait quatre domestiques dont un vieux militaire sans pension, nécessaire à son service. Deux de ses garçons plus âgés étaient au collège et coûtaient ainsi 500 livres rien que pour leur éducation. Une fille devait être mise au couvent, mais l'on demandait encore 300 livres. Il conclut en disant qu'il payait les impôts de ses métayers depuis des années pour les maintenir au sol et néanmoins se trouvait endetté devant ce fisc qui réclamait 875 livres 19 sols et 11 deniers, rien que pour l'année en cours. Or son revenu total se montait à peine à 4 000 livres par an, alors qu'il devait nourrir dix-neuf personnes et garder son rang de gentilhomme, au moment où, pour comble de malheur, des brigands avaient pillé, tué et saccagé sur ses terres, plongeant ses métayers survivants dans une misère accrue. Pour terminer il demandait de la bonté royale la remise gracieuse des impôts exigés, un secours ou une avance d'au moins mille livres et sollicitait « en grâce du roi », si l'on armait pour l'Amérique ou les Indes, d'employer comme enseigne son « chevalier », son fils aîné, qui était en classe de logique chez les pères, auxquels il devait d'ailleurs une année de pension.