Il ajoutait que, de son côté, il était toujours prêt à accepter n'importe quelle charge compatible avec son état de gentilhomme, pourvu qu'il pût nourrir les siens, attendu que sa terre, même vendue, ne le permettait plus... Ayant sablé pour la sécher cette longue missive qui lui avait demandé plusieurs heures de labeur, Armand de Sancé écrivit encore un mot à son protecteur et cousin M. le marquis du Plessis de Bellière qu'il chargeait de remettre cette supplique au roi lui-même ou à la reine mère, en l'accompagnant des recommandations susceptibles de la faire agréer.

Il achevait avec courtoisie :

– Je souhaite, Monsieur, vous revoir bientôt et trouver des occasions dans cette province de pouvoir vous être utile soit en mules de portage dont j'ai de fort belles, soit pour votre table en fruits, châtaignes, fromages et pots de caillé.

*****

Quelques semaines plus tard, le pauvre baron Armand de Sancé eût pu ajouter un nouveau déboire à sa liste.

En effet, certain soir où les premiers frimas s'annonçaient, on entendit le galop d'un cheval dans le chemin, puis sur le vieux pont-levis qui avait retrouvé sa garniture de dindons.

Les chiens aboyèrent dans la cour. Angélique, que la tante Pulchérie avait réussi à emprisonner dans sa chambre pour lui faire faire quelques travaux d'aiguille, se précipita à la fenêtre.

Elle vit un cheval d'où descendaient deux cavaliers longs et maigres, vêtus de noir, tandis qu'un mulet chargé de malles apparaissait dans le sentier, conduit par un petit paysan.

– Ma tante ! Hortense ! appela-t-elle, venez voir. Je crois que ce sont nos deux frères Josselin et Raymond.

Les deux fillettes et les vieilles demoiselles descendirent précipitamment. Elles arrivèrent dans le salon alors que les écoliers saluaient leur grand-père et la tante Jeanne. Les domestiques accouraient de toutes parts. On était parti chercher M. le baron aux champs et madame au potager.

Les adolescents répondaient d'assez mauvaise grâce à ce tapage de bienvenue. Ils avaient quinze et seize ans, mais on les prenait souvent pour des jumeaux, car ils étaient de la même taille et se ressemblaient. Ils avaient tous deux le même teint mat, les yeux gris et des cheveux noirs et raid es qui pendaient sur le col blanc, froissé et sali de leur uniforme. L'expression seule différait. Les traits de Josselin avaient plus de brutalité, ceux de Raymond plus de réserve.

Tandis qu'ils répondaient par monosyllabes aux questions de leur grand-père, la nourrice, tout heureuse, déployait une belle nappe sur la table et apportait des pots de pâté, du pain, du beurre et une chaudronnée des premières châtaignes. Les yeux des adolescents brillèrent. Sans plus attendre, ils s'attablèrent et mangèrent avec une voracité et une malpropreté qui remplirent Angélique d'admiration. Elle remarqua cependant qu'ils étaient maigres et pâles, et que leurs costumes de serge noire montraient la trame aux coudes et aux genoux.

Ils baissaient les yeux en parlant. Aucun n'avait paru la reconnaître, et pourtant elle se souvenait qu'elle avait aidé jadis Josselin à dénicher les oiseaux, comme maintenant Denis l'aidait elle-même.

Raymond portait à la ceinture une corne creuse. Elle lui demanda ce que c'était.

– C'est pour mettre l'encre, répondit-il d'un ton rogue.

– Moi, je l'ai jetée, dit Josselin.

Le père et la mère arrivèrent avec les flambeaux. Le baron, malgré sa joie, était un peu inquiet.

– Gomment se fait-il que vous voilà, mes garçons ? Vous n'êtes point venus à l'été. N'est-ce pas un curieux temps de vacances que le début de l'hiver ?

– Nous ne sommes pas venus à l'été, expliqua Raymond, parce que nous n'avions pas un sou pour louer un cheval et même pour prendre le carrosse public qui va de Poitiers à Niort.

– Et si nous sommes là maintenant ce n'est pas parce que nous sommes plus riches..., continua Josselin.

– ...Mais parce que les pères nous ont mis dehors, acheva Raymond. Il y eut un silence contraint.

– Par saint Denis, s'écria le grand-père, quelle sottise avez-vous commise, messieurs, pour qu'on vous fasse une si grande injure ?

– Aucune, mais voilà près de deux ans que les augustins n'ont pas reçu notre pension. Ils nous ont fait comprendre que d'autres élèves dont les parents étaient plus généreux avaient besoin de nos places...

*****

Le baron Armand se mit à marcher de long en large, ce qui était chez lui signe d'une grande agitation.

– Enfin, ce n'est point possible. Si vous n'avez pas démérité, les pères ne peuvent vous mettre à la porte sans autre forme de procès : vous êtes des gentilshommes !

Pourtant les pères le savent...

Josselin, l'aîné, prit un air mauvais :

– Oui, ils le savent fort bien et je peux même vous redire les paroles de l'économe qu'il nous a données pour tout viatique : il a dit que les nobles étaient les plus mauvais payeurs et que s'ils n'avaient pas d'argent ils n'avaient qu'à se passer de latin et de sciences.

Le vieux baron redressa son buste cassé.

– J'ai peine à croire que vous me dites la vérité : songez donc que l'Église et la Noblesse ne font qu'un et que les écoliers représentent la future fleur de l'État. Les bons pères le savent mieux que quiconque !

Ce fut le deuxième garçon, Raymond, se destinant à la prêtrise, qui répliqua, les yeux fixés obstinément à terre :

– Chez les pères on nous a enseigné que Dieu saurait choisir les siens, et peut-être ne nous a-t-il pas jugés dignes ?...

– Ferme ton sottisier, Raymond, dit son frère. Je t'assure que ce n'est pas le moment de l'ouvrir : si tu veux devenir moinillon mendiant, libre à toi ! Mais moi, je suis l'aîné et je suis de l'avis de grand-père : l'Église nous doit considération, à nous autres nobles ! Maintenant si elle nous préfère des roturiers, fils de bourgeois et de boutiquiers, libre à elle. Elle aura choisi sa perte et elle s'écroulera !

Les deux barons se récrièrent en même temps.

– Josselin, tu n'as pas le droit de blasphémer ainsi.

– Je ne blasphème pas : je me borne à constater. Dans ma classe de logique dont je suis le plus jeune et second sur 30 élèves, il y a exactement vingt-cinq fils de bourgeois et de fonctionnaires qui paient rubis sur l'ongle et cinq gentilshommes, dont deux seulement paient régulièrement...

Armand de Sancé voulut se raccrocher à cette mince satisfaction de prestige.

– Il y a donc également deux autres fils de nobles qu'on a renvoyés en même temps que vous ?

– Pas du tout : les parents de ceux qui ne paient pas sont des gens haut placés dont les pères ont peur.

– Je te défends de parler ainsi de tes éducateurs, dit le baron Armand, tandis que son vieux père maugréait comme pour lui-même.

– Heureusement que le roi est mort afin de ne pas voir des choses pareilles !

– Oui, heureusement, grand-père, comme vous dites, dit en ricanant Josselin. Même que c'est un brave moine qui a assassiné Henri IV.

– Josselin, tais-toi, déclara tout à coup Angélique. Les paroles, ce n'est pas ton fort et quand tu parles, tu ressembles à un crapaud. Et puis d'ailleurs c'est Henri III qui a été assassiné par un moine et non Henri IV.

L'adolescent sursauta et regarda avec surprise la petite fille bouclée qui l'apostrophait tranquillement.

– Tiens, te voilà, toi, grenouille, princesse des marais ! « Marquise des Anges »... Et dire que j'avais même oublié de te saluer, petite sœur.

– Pourquoi m'appelles-tu grenouille ?

– Parce que tu m'as appelé crapaud. Et puis n'es-tu pas toujours à disparaître dans l'herbe et les roseaux des marais ? Serais-tu devenue aussi sage et pimbêche qu'Hortense ?

– J'espère que non, dit Angélique modestement.

Son intervention avait amené une détente.

D'ailleurs les deux frères avaient fini de manger et la nourrice desservait déjà. L'atmosphère de la maison restait cependant assez lourde. Confusément chacun recherchait une solution à ce nouveau coup du sort.

Dans le silence, on entendit hurler le plus jeune bébé. La mère, les tantes et même Gontran profitèrent de ce prétexte « pour aller voir ». Mais Angélique resta entre les deux barons et ses deux aînés revenus de la ville en si pitoyable équipage. Elle se demandait si c'était cette fois-là qu'on allait perdre l'honneur. Elle avait bien envie de le demander, mais elle n'osait pas. Cependant ses frères lui inspiraient quelque chose qui ressemblait vaguement à de la pitié méprisante. Le vieux Lützen, qui était absent au moment de l'arrivée des garçons, apporta de nouveaux flambeaux en l'honneur des voyageurs. Il renversa un peu de cire en embrassant maladroitement l'aîné. Le cadet esquiva avec un peu de dédain la rude caresse de bienvenue.

Mais, sans se démonter, le vieux soldat n'hésita pas à proclamer son point de vue :

– C'est pas trop tôt que vous soyez rentrés ! D'abord à quoi cela vous sert-il de rabâcher du latin et de ne presque pas savoir écrire votre propre langue ? Quand la Fantine m'a dit que les jeunes maîtres s'en retournaient définitivement, je me suis dit tout de suite que M. Josselin allait enfin pouvoir partir en mer...

– Sergent Lützen, dois-je te rappeler la vieille discipline ? fit soudain très sec le vieux baron.

Le vieux n'insista pas et se tut. Angélique était surprise du ton rogue et altéré de son grand-père. Celui-ci se tournait vers l'aîné.

– J'espère, Josselin, que tu as oublié tes projets d'enfant : devenir navigateur ?

– Et pourquoi l'oublierais-je, grand-père ? Il me semble même qu'il n'y a pas d'autre solution pour moi maintenant ?

– Tant que je vivrai, tu ne seras pas marin. Tout, mais pas cela ! Et le vieillard frappa de sa canne le dallage ébréché.