– Ouvrez les sabords, cria une voix.

Des poignes vigoureuses obtempérèrent. Mais malgré l'appel d'air nouveau, la brume insolite était lente à se dissiper : elle collait aux objets et aux murs. Enfin Angélique distingua le canon près duquel elle avait installé sa couche pendant la traversée, et le hamac d'Honorine. Il était vide. Elle chercha autour d'elle, heurta une femme qui, les mains sur le visage, essayait de se diriger vers une des ouvertures afin de respirer.

– Abigaël ! Savez-vous où est ma fille ?

Abigaël eut une quinte de toux. Angélique la soutint jusqu'à une fenêtre.

– Ce n'est rien. Ce n'est pas dangereux, je crois. Seulement désagréable.

La jeune fille, ayant repris son souffle, lui dit qu'elle aussi cherchait Honorine.

– Je crois que le matelot sicilien qui veillait auprès d'elle l'a emmenée un peu avant que cette fumée envahisse notre cale. Je l'ai vu de loin se lever et se diriger vers le fond, portant quelque chose, peut-être l'enfant.

« Je n'ai pas pris garde... Nous parlions entre nous de ce qui se passait à bord. Nous étions tellement inquiètes... Pardonnez-moi, Angélique, d'avoir si mal veillé sur elle. J'espère qu'il ne lui sera rien arrivé. Ce Sicilien lui paraissait tout dévoué. Elle toussa encore, essuya ses yeux rougis et larmoyants. Comme la brume d'un matin d'été se dissout aux rayons du soleil levant, l'épaisse fumée se clarifiait peu à peu. On distinguait les alentours. Aucune trace de feu, de bois noirci.

– Je vous pensais noyée, Angélique, emportée par cette affreuse tempête. Quel courage vous avez eu d'aller chercher du secours cette nuit. Lorsque les charpentiers sont arrivés maître Mercelot venait de s'évanouir. Nous nous y étions toutes mises pour soutenir ce pont qui s'écroulait sur nous. Les vagues nous inondaient. Nous n'aurions pu tenir plus longtemps. Ces charpentiers qui sont venus ont été admirables.

– Et ce matin, vous les avez assassinés, fit Angélique avec amertume.

– Que s'est-il passé exactement ? chuchota Abigaël avec effroi. Nous dormions épuisées, lorsque nous nous sommes éveillées pour voir tous nos hommes armés. Mon père a discuté violemment avec M. Manigault. Il estimait que celui-ci allait commettre un acte insensé.

– En effet, ils se sont emparés du navire, tuant les membres de l'équipage qui veillaient sur le pont et bloquant dans les cales ceux qui s'y reposaient. Un vrai gâchis.

– Et monseigneur le Rescator ?

Angélique laissa tomber les bras dans un geste désespéré. Elle n'avait même plus la force de réfléchir au sort de Joffrey, d'Honorine et de se poser des questions sur l'issue de cette situation désastreuse.

Les événements se précipitaient et la bousculaient comme la tempête.

– Que faire contre la folie des êtres humains, dit-elle, en regardant Abigaël avec hébétude, je ne sais plus... que faire ?

– Je ne crois pas qu'il y ait lieu d'être inquiète pour votre fille, essaya de la réconforter son amie. Le Rescator avait donné des ordres au Sicilien, lorsqu'il est venu cette nuit. On aurait dit qu'il lui recommandait votre fille comme si elle avait été la sienne. Peut-être lui est-il attaché à cause de vous ? Le Rescator vous aime, n'est-ce pas ?

– Ah ! Il est bien temps de parler d'amour, s'écria Angélique en laissant tomber son visage dans ses mains.

Mais sa défaillance fut de courte durée.

– Vous dites qu'il est venu cette nuit ?

– Oui... Nous nous sommes accrochées à lui en criant : « Sauvez-nous ! » et, Angélique, comment expliquer cela ? Je crois qu'il a ri et, soudain, nous avons cessé d'avoir peur et nous avons compris que nous échapperions encore à la mort. Il disait : « La tempête ne vous avalera pas, mesdames. C'est une toute petite tempête, sans appétit. » Nous nous trouvions bêtes d'avoir eu si peur. Il a surveillé et dirigé le travail des charpentiers, et puis...

« Et puis, il est venu me rejoindre, pensa Angélique, et il m'a prise dans ses bras. Non, je ne me laisserai pas aller au découragement, se reprit-elle. Il ne sera pas dit que le destin m'aura conduite jusqu'ici... dans ses bras pour que j'abandonne... par fatigue de la lutte ! »

« C'est la dernière épreuve », lui criait une voix intérieure.

– Le sort ne veut pas de notre amour, fit-elle à voix haute, peut-être parce qu'il est trop beau, trop grand, trop fort. Mais on peut vaincre le sort. Osman Ferradji le disait.

Ses traits se durcirent et elle se redressa, résolue.

– Venez vite, dit-elle à Abigaël.

Elles enjambèrent les paillasses et les objets en désordre. Maintenant, la fumée s'était presque entièrement évanouie. Il ne restait qu'un voile léger, une odeur piquante.

– D'où diable cette vapeur est-elle venue ? demanda Angélique.

– De partout aurait-on dit. Au début, j'ai cru que c'était moi qui m'endormais ou qui m'évanouissais... Oh !... je me souviens aussi. Il m'a semblé voir le médecin arabe parmi nous. Il tenait une énorme bouteille de verre noir, si lourde qu'il ployait en la portant. J'ai cru que c'était un rêve, mais peut-être était-ce réel...

– Moi aussi, je l'ai vu, affirmèrent des voix.

Sur le pont, les femmes et les enfants se ranimaient. Ils étaient étourdis, mais ne paraissaient pas malades. Beaucoup avaient vu le médecin arabe Abd-el-Mechrat surgir comme par miracle à travers les nappes de brume qui commençaient à les envelopper.

– Comment a-t-il pu entrer et, surtout, ressortir ? C'est de la magie !

Le mot lancé, ils se regardèrent avec terreur. La crainte tapie en eux depuis qu'ils se trouvaient sur le Gouldsboro prenait forme.

Manigault tendit le poing vers les vitres miroitant, là-bas, sous la dunette.

– Magicien ! Il a osé s'attaquer à nos enfants pour détourner notre colère et nous échapper. Angélique ne put en supporter davantage et s'élança au milieu d'eux.

– Imbéciles !Toujours les mêmes mots que, depuis quinze ans, on lui jette à la tête : Magicien ! Sorcier ! Toujours les mêmes sornettes ! Hommes stupides ! À quoi vous servent alors votre foi et les enseignements de vos pasteurs, si vous demeurez aussi bornés que ces grossiers paysans papistes que vous méprisez. « Jusqu'à quand l'homme haïra-t-il la science... » Lecteurs de Bible que vous êtes, avez-vous jamais médité ces paroles de vos livres saints ?

« Jusqu'à quand l'homme haïra-t-il ce qui le dépasse, l'être supérieur qui voit plus loin qu'un autre, celui qu'aucune peur n'arrête dans sa recherche de l'univers ? À quoi vous sert-il d'avoir été entraînés vers une nouvelle terre si vous emmenez à la semelle de vos chaussures toute la boue de sottises, toute la poussière stérile du vieux monde ?...

Elle n'avait cure de leur hostilité. Elle avait dépassé la peur. Elle sentait qu'elle seule pouvait assumer le rôle de médiatrice entre ces deux groupes humains qui s'affrontaient, séparés par des malentendus séculaires.

– Croyez-vous sérieusement, monsieur Manigault, que vous vous trouvez devant un phénomène de sorcellerie ?... Non ! Alors pourquoi essayez-vous d'ameuter les esprits simples ou craintifs avec des prétextes mensongers ? Voyez, Pasteur, cria-t-elle tournée vers le vieil homme qui demeurait silencieux, ce qu'il reste en vos ouailles de l'esprit de justice et de vérité dont ils se prévalaient à La Rochelle, lorsqu'ils étaient en possession de tous leurs biens et de leur confort. Aujourd'hui ce sont la rapacité, la jalousie, la rancœur la plus basse qui dictent leurs actes. Car ce n'est pas seulement par crainte de perdre votre argent que vous avez décidé ce coup de main, monsieur Manigault, mais parce que vous aviez peur de ne plus en avoir assez, même aux Iles. Le magnifique navire vous tentait. Et vous vous êtes donné pour excuse que de rançonner des hors-la-loi, c'était faire œuvre pie.

– Telle reste mon opinion. De plus, des hors-la-loi on peut tout craindre, et leurs intentions à notre égard me semblaient trop peu sûres. Je sais que vous nous désapprouvez, Pasteur. Vous nous conseilliez d'attendre. Mais attendre quoi ? Lorsque nous aurons été déposés sur un rivage désert, sans biens, sans armes, comment nous défendre ? J'ai entendu parler assez souvent de ces malheureux, embarqués pour le Nouveau-Monde et vendus par les capitaines des navires qui les conduisaient aux sociétés propriétaires de régions à coloniser. Nous, nous luttons pour échapper à ce sort. De plus nous luttons contre un renégat, un impie, un homme sans mœurs et sans croyance. On m'a dit qu'il avait été conseiller secret du Sultan de Constantinople. À l'image de ces infidèles, il est cruel, dissimulé. Et tout à l'heure même n'a-t-il pas cherché à faire périr de façon atroce nos femmes et nos enfants innocents ?...

– Il a surtout cherché à détourner votre attention alors que vous menaciez sa propre vie. La ruse est de bonne guerre...

– Malheureuse ! Faire enfumer comme des rats nos familles, voilà, n'est-il pas vrai, un procédé qui peint l'homme, et sa cruauté qui ne recule devant rien.

– Le procédé était inoffensif si j'en crois les mines présentes de ses victimes.

– Mais comment a-t-il pu envoyer le feu d'un seul... regard ? demanda, d'une voix hésitante, l'un des paysans du hameau de Saint-Maurice. Il parlait avec nous là-bas, à l'arrière, et puis, tout à coup, la fumée est venue. C'est bien magique, cela ?...

Manigault haussa les épaules.

– Tête de lard, grommela-t-il... ce n'est pour tant pas malin à comprendre... Il avait des complices dont nous ne nous sommes pas méfiés. Le vieux médecin arabe, qui paraissait prostré par la maladie sur son grabat... et puis le Sicilien aussi probablement. Je suppose que le Rescator l'avait posté là exprès parce qu'il se doutait de quelque chose. Il a cherché à prévenir son maître. Heureusement, nous l'avons pris de vitesse. Mais il devait avoir établi un plan à l'avance avec le médecin arabe au cas où les choses tourneraient mal... Vous dites que ce fils de Mahomet, trois fois maudit, portait avec lui une bonbonne de verre noire ?...