Angélique à genoux près du vieux savant souleva sa tête tuméfiée et sanglante. Elle lui parlait tout bas, en arabe :

– Effendi ! oh ! Effendi ! ne mourez pas. Vous êtes trop loin de votre pays. Vous reverrez Miquenez et ses roses... et Fez, la ville d'or, souvenez-vous !

Le vieillard eut la force d'ouvrir un œil, tout brillant d'ironie.

– Qu'importent les roses, mon enfant, murmura-t-il en français, je me suis attaché à d'autres rivages moins terrestres. Ici ou là qu'importe ! Mahomet n'a-t-il pas dit « Prends la science à n'importe quel endroit »...

Elle voulait le soulever pour essayer de l'abriter dans les appartements de Joffrey de Peyrac, mais elle s'aperçut qu'il venait d'expirer.

Angélique sanglota à bout de forces.

« C'était « son » ami, j'en suis sûre, comme Osman Ferradji fut le mien... Il l'a sauvé, il l'a guéri. Sans lui Joffrey serait mort. Et ils l'ont tué. »

Elle ne savait plus qui haïr et qui aimer. Les hommes, tous les nommes, étaient impardonnables. Elle comprenait Dieu qui envoie, soudain excédé, le feu sur les villes et les déluges sur la terre pour détruire l'espèce ingrate.

*****

Elle retrouva Honorine assise sagement près du Sicilien qui, étendu, paraissait dormir. Lui aussi, on l'avait frappé à mort. Dans sa tignasse hirsute, une plaie vermeille béait.

– Ils ont fait très mal à « Cosse-de-Châtaigne », dit Honorine.

Elle ne disait pas « ils l'ont tué » mais elle savait ce que signifiait ce froid sommeil de son ami, la petite fille dont le premier mot avait été : sang.

Angélique ne parviendrait donc jamais à l'arracher à la violence.

– Oh ! comme tu as une belle robe, dit Honorine. Qu'est-ce qui est écrit dessus ? Est-ce que ce sont des fleurs ?

Angélique la tenait dans ses bras. Elle aurait voulu partir loin, loin avec sa fille. Heureux le temps où elles pouvaient s'enfuir dans la forêt, passer d'une route à l'autre. Ici on ne pouvait s'enfuir nulle part. On ne pouvait que tourner en rond sur cette nef misérable, bientôt chargée de cadavres, si cela continuait... imprégnée de sang.

– Maman, est-ce que ce sont des fleurs ?

– Oui, ce sont des fleurs.

– Ta robe est bleue et sombre comme la mer. Alors ce sont les fleurs de la mer. On les verrait, ces fleurs, si on allait au fond de l'eau, n'est-ce pas qu'on les verrait ?

– Oui, on les verrait ! dit Angélique avec une conviction machinale.

*****

Le reste de la journée fut plus calme. Le navire filait docilement. Les hommes d'équipage enfermés à fond de cale avec leur chef le Rescator ne s'étaient pas manifestés. Ce manque de réaction aurait dû déjà éveiller l'inquiétude, mais les révoltés, fatigués par la bataille engagée à la suite d'une nuit de tempête, se laissaient aller à une sorte d'euphorie. On voulait croire que ce calme apparent de la mer et de la situation durerait toujours ; au moins jusqu'à ce qu'on pût aborder aux Iles d'Amérique. Ce qui aidait les Protestants dans leur folie, se disait Angélique, c'était leur habitude presque séculaire, parce que typiquement rochelaise, de vivre en communauté toujours menacée et très fermée. Ceux-ci, dès leur plus jeune âge, déjà en France, avaient vécu sur un pied de guerre clandestine. Aussi bien chacun se connaissait, connaissait les faiblesses et les travers des autres, mais également leurs qualités, et elles étaient employées avec efficacité. Ce qui leur avait permis de réussir à s'emparer, malgré leur petit nombre, d'un bateau de quatre cents tonneaux et douze canons. Restait le problème de discipline posé par les quelque trente hommes qui s'étaient ralliés à eux en trahissant le Rescator. Il était presque aussi dangereux de les avoir pour complices que pour ennemis. Ils laissaient entendre volontiers que c'étaient eux les meneurs de la mutinerie, c'est-à-dire qu'ils comptaient être les premiers servis dans la distribution du butin. Le geste de Berne assommant l'un d'eux d'un coup de crosse les avait fort déçus. Après avoir constaté que l'autre était mort, ils avaient commencé à comprendre que leurs nouveaux maîtres ne se laisseraient pas déborder et, matés pour le moment, ils exécutaient assez bien les ordres reçus. Il fallait cependant les tenir à l'œil et s'en méfier. Un semblant de paix s'établissait. Les femmes recommençaient à vaquer à leurs occupations ménagères et, accompagnées des enfants, aidaient les hommes à déblayer le pont et à réparer les voiles déchirées. Seulement, au soir, des coups de mousquets assourdis attirèrent les hommes du pont jusqu'au magasin où étaient entreposées les réserves d'eau douce. Ils trouvèrent les tonneaux percés et la sentinelle qui les gardait disparue.

Il ne restait plus que pour deux jours d'eau potable.

À l'aube, le Gouldsboro abordait le courant de Floride.

Chapitre 3

Ils n'en prirent conscience que plusieurs heures plus tard. Angélique entendit le brouhaha du groupe des hommes du commandement, qui se rapprochait.

– Un excellent point pour vous, Le Gall, disait Manigault, d'avoir su profiter de cette seule éclaircie du temps brumeux. Mais êtes-vous certain de ce que vous avancez ?

– Tout à fait certain, monsieur. D'ailleurs, un moussaillon lui-même se servant d'une arbalète à la place de sextant, ne s'y laisserait pas tromper. Depuis près d'une journée, marchant bon vent et plein Ouest, nous avons remonté de plus de cinquante miles au Nord ! M'est avis que c'est à cause d'un sacré courant qui nous entraîne là où il veut, sans que nous puissions le dominer...

Manigault se frotta le nez en réfléchissant. Personne ne se regardait mais chacun songeait à la flèche de Parthe lancée par le Rescator. « À moins que vous ne rencontriez le courant de Floride... »

– Vous êtes-vous assuré qu'aux postes de nuit votre barreur, par ignorance ou par traîtrise, n'a pas mis le cap au Nord ?

– C'était moi-même le barreur, fit Le Gall irrité et, depuis le matin, c'était Bréage. Je vous l'ai déjà dit ainsi qu'à maître Berne.

Manigault se racla la gorge.

– Oui, nous avons parlé, Le Gall, avec maître Berne, nos deux pasteurs, et d'autres membres de notre état-major de ce qu'il convient de faire, puisque nous allons bientôt manquer d'eau potable. Et, comme la situation est grave, nous sommes venus l'exposer à nos femmes afin qu'elles nous donnent leur avis aussi sur les solutions à adopter.

À ces mots, Angélique qui se tenait un peu à l'écart tressaillit et dut se mordre les lèvres pour garder le silence. Elle fut soulagée d'entendre Mme Manigault dire tout haut ce qu'elle pensait tout bas.

– Notre avis ? Vous ne vous en êtes guère préoccupés pour prendre les armes et vous emparer du bateau. Tout ce que vous nous avez demandé, c'est de nous tenir tranquilles quoi qu'il advienne, et maintenant que les choses ne tournent plus à votre convenance, vous venez chercher un conseil près de nos faibles cervelles. Je vous connais, vous les hommes, vous avez toujours agi de même dans vos affaires. Vous n'en faisiez qu'à votre tête. Heureusement que je me suis trouvée là maintes fois pour réparer vos sottises.

– Comment, Sarah ! protesta Manigault feignant la stupeur. N'est-ce pas vous qui, à plusieurs reprises, m'avez averti que le Rescator ne nous emmenait pas à destination ? Une intuition, prétendiez-vous. Et maintenant, vous déclarez que vous n'approuvez pas notre action de nous être rendus maîtres du Gouldsboro.

– Non, dit fermement, Sarah Manigault, sans souci de paraître inconséquente.

– Alors, vous auriez préféré sans doute être vendue à Québec comme fille à colons ? hurla son mari toisant la grosse dame d'un air offusqué.

– Après tout ! Pourquoi pas ? Ce sort n'est pas pire que celui qui nous attend grâce à vos inspirations brouillonnes habituelles.

L'avocat Carrère intervint, acide.

– L'heure n'est pas aux plaisanteries douteuses, ni aux scènes de ménage. Nous sommes venus à vous, femmes, pour prendre nos décisions avec l'accord de la communauté comme il est de tradition parmi nous, depuis les premiers temps de la Réforme. Que devons-nous faire ?

– D'abord réparer cette porte défoncée, dit Mme Carrère. Nous vivons en plein courant d'air et nos enfants s'enrhument.

– Voilà bien les femmes avec leurs détails oiseux. Cette porte ne sera pas réparée, cria Manigault de nouveau hors de lui. Combien de fois a-t-elle été défoncée depuis le début de la traversée, deux, trois fois... C'est un véritable sort. Inutile d'essayer encore de clouer des planches alors que le temps presse. Nous devons aborder à un rivage d'ici deux jours, sinon...

– À quel rivage ?

– Voilà le hic ! Nous ne connaissons pas les terres les plus proches. Nous ne savons pas où nous entraîne le courant, s'il nous éloigne ou nous rapproche des régions habitées, où nous pourrions aborder et trouver de l'eau et des vivres... Enfin, nous ne savons pas où nous sommes, conclut-il.

Un lourd silence se fit.

– De plus, reprit-il, nous vivons sous la menace du Rescator et de son équipage... Pour hâter les choses, j'ai pensé à les enfumer en jetant des brandons de poix enflammés à l'intérieur, comme on mate les révoltes d'esclaves à bord des bateaux négriers. Mais ce procédé, vis-à-vis d'hommes de ma race – quoiqu'il ait essayé de l'employer à nos dépens – me semble indigne de nous.

– Dites plutôt qu'ils disposent d'assez de sabords ouverts sur la mer pour ne pas risquer d'être incommodés par votre enfumage, fit remarquer Angélique ne pouvant retenir son humeur.

– Il y a aussi cela, condescendit Manigault.

Il lui jeta un regard en biais, et elle crut sentir qu'il était assez content qu'elle fût demeurée parmi eux et lucide, de surcroît.