Son regard chercha les matelots espagnols qui s'étaient mis à rôder comme des loups à travers le salon dont ils découvraient pour la première fois les richesses et qui commençaient à faire main basse sur les bibelots d'or excitant leur convoitise.

– Jason m'avait prévenu, dit-il. Nous avons commis l'erreur d'un enrôlement précipité. Et, voyez-vous, une erreur se paie toujours plus cher qu'un crime...

Il regarda le corps, devenu rigide, du capitaine Jason, dont le sang se répandait à travers la haute laine et les fleurs du tapis. Ses traits se durcirent et ses paupières voilèrent l'éclat de ses yeux noirs.

– Vous avez tué mon second... mon ami de dix années...

– Nous avons tué ceux qui nous opposaient résistance. Mais, je vous l'ai dit, ils étaient peu nombreux et les autres nous étaient acquis.

– Je vous souhaite de n'avoir pas trop de difficultés avec ces brillantes recrues, ramassées parmi la pire racaille de Cadix et de Lisbonne, ricana Joffrey de Peyrac. Manuelo ! cria-t-il d'une voix dure.

L'un des mutins sursauta et le Rescator lui jeta un ordre en espagnol. L'autre s'empressa d'un air terrifié de lui amener son manteau.

Le comte le jeta sur ses épaules et marcha d'un pas décidé vers la porte. Les Protestants l'entourèrent aussitôt, impressionnés de sentir l'ascendant qu'il conservait, malgré tout, sur les membres de son équipage.

Manigault lui posa son pistolet entre les omoplates.

– N'essayez pas de nous intimider, monsieur. Bien que nous n'ayons pas encore statué sur le sort que nous vous réservons, vous êtes entre nos mains et vous ne nous échapperez pas.

– Je ne suis pas assez sot pour l'ignorer présentement. Je veux seulement juger la situation de visu.

Il s'avança sur le balcon, guetté de près par les canons des mousquets et des pistolets et s'appuya sur la rambarde de bois sculpté. Une partie de cette balustrade avait été arrachée durant la nuit par la tempête.

Au-dessous de lui, Joffrey de Peyrac put découvrir la dévastation de son navire. Des voiles déchirées pendaient. Au bout de certaines vergues les cordages emmêlés offraient d'inextricables et monstrueuses pelotes qui se balançaient, menaçant de faucher quiconque sur le passage de leur trajectoire. Sur le gaillard d'avant, le tronçon du mât de misaine abattu avec voiles, vergues et haubans, donnait au vaillant Gouldsboro un aspect d'épave à jamais malmenée par les flots.

À toutes les déprédations causées par la tempête étaient venues s'ajouter celles de la bataille qui avait été brève mais violente. Des cadavres jonchaient le pont, que les matelots, aujourd'hui mutinés, commençaient à basculer, sans autre forme de procès, par-dessus bord.

– Je vois, dit le Rescator du bout des lèvres.

Il leva les yeux. Parmi les vergues des deux mâts restant, le nouvel équipage, très réduit, mais assez actif, s'efforçait de maintenir et de réparer la voilure, de débrouiller les cordages et d'en mettre en place de nouveaux. Quelques adolescents protestants faisaient là leurs premières armes de gabiers. Le travail n'était pas rapide, mais la mer, devenue clémente et douce comme une chatte, paraissait disposée à laisser le temps à ses novices d'apprendre leur métier.

Sur la dunette, Le Gall, qui – se glissant à l'abri du brouillard de l'aube – avait frappé Jason, s'était emparé du porte-voix de ce dernier. C'était au navigateur-pilote que Manigault avait confié le commandement de la manœuvre, le Breton étant le plus qualifié dans le métier de la mer.

Bréage tenait la barre. Dans l'ensemble, ces Rochelais, ayant tous plus ou moins navigué, n'étaient pas dépaysés dans leurs nouvelles tâches, et malgré l'importance d'un navire comme le Gouldsboro, avec l'aide des vingt matelots qui s'étaient ralliés à eux, ils devaient pouvoir parvenir à le maîtriser et à le conduire, à condition de ne pas prendre de repos... et à condition que...

*****

Le Rescator se détourna et fit face aux Protestants. Il continuait de sourire.

– Beau travail, messieurs. Je reconnais que l'affaire a été menée rondement. Vous avez su profiter de ce que mes hommes harassés par une nuit de lutte à sauver le bateau, leurs vies et les vôtres, se reposaient ne laissant que quelques veilleurs, pour réaliser vos projets de piraterie...

Le sanguin Manigault rougit sous l'insulte.

– Piraterie ! Vous inversez les rôles, il me semble.

– Hé ! Comment alors nommer l'acte qui consiste à s'emparer par la force du bien d'autrui, en l'occurrence mon navire ?

– Un navire que vous avez volé à d'autres. Vous vivez de rapines...

– Vous êtes bien catégoriques dans vos jugements, messieurs de la religion. Rendez-vous à Boston. Vous y apprendrez que le Gouldsboro a été construit sur mes plans et qu'il fut payé en bons écus sonnants et trébuchants.

– Alors ce sont ces écus qui sont de source suspecte, j'en fais pari.

– Qui peut se vanter de l'origine intègre de l'or qu'il y a dans sa bourse ? Vous-même, monsieur Manigault, la fortune que vous ont léguée vos pieux ancêtres, corsaires ou commerçants de La Rochelle, n'a-t-elle pas été arrosée des larmes et des sueurs des milliers d'esclaves noirs que vous avez achetés sur les côtes de Guinée pour les revendre en Amérique ?

Appuyé à la balustrade, et toujours souriant, il conversait comme il l'eût fait dans un salon et non sous la menace d'armes prêtes à l'abattre.

– Quel rapport ? dit Manigault stupéfait. Je n'ai pas inventé l'esclavage. Il faut d'ailleurs bien des esclaves pour l'Amérique. J'en fournis.

Le Rescator éclata d'un rire si brusque et si insultant qu'Angélique se boucha les oreilles. Elle voulut se précipiter, persuadée que le claquement du pistolet de Manigault répondrait à une telle provocation. Mais rien ne se passa. Les Protestants étaient comme fascinés par le personnage. Angélique sentit, matériellement, le courant qui émanait de lui. Il les retenait par un pouvoir invisible, il parvenait à supprimer autour d'eux le sentiment du lieu et du moment qu'ils vivaient.

– La conscience inaltérable des justes, fit-il en reprenant son souffle. Quel doute effleurera jamais sur le bien-fondé de ses actes celui qui est sûr d'avoir reçu la vérité. Mais laissons cela, fit-il avec un geste de grand seigneur désinvolte et méprisant. C'est la bonne conscience qui fait la pureté d'une action. Cependant, si la piraterie n'a pas guidé votre geste, quel mobile invoquez-vous pour justifier votre désir de me dépouiller de tous mes biens et même de ma vie ?

– Vous aviez fait projet de ne pas nous conduire au but de notre voyage, Saint-Domingue.

Le Rescator demeura silencieux. Son regard noir, extrêmement brillant, ne quittait pas le visage de l'armateur. Ils s'affrontaient. La victoire serait à celui qui arriverait à faire baisser les yeux de l'autre.

– Ainsi vous ne niez pas, continua Manigault triomphant. Heureusement, nous avons percé à jour vos intentions. Vous vouliez nous vendre.

– Peuh ! le commerce d'esclaves n'est-il pas un bon et honnête moyen de gagner de l'argent. Mais vous vous trompez. Je n'ai jamais eu l'intention de vous vendre. Cela ne m'intéresse pas. J'ignore ce que vous possédez à Saint-Domingue, mais ce que je possède, moi, dépasse toute la richesse de cette petite île et ce n'est pas ce que j'aurais pu tirer de vos ternes carcasses de Réformés qui pourrait y ajouter beaucoup et me décider à m'encombrer de vous et de vos familles. Je paierais bien plutôt pour être débarrassé de vous, ajouta-t-il, avec un sourire suave. Vous exagérez votre valeur marchande, monsieur Manigault, malgré votre expérience de maquignon de chair humaine.

– Ah ! en voilà assez, s'écria Manigault furieux. Nous sommes trop bons de vous écouter. Vos insolences ne vous sauveront pas. Nous défendons nos existences dont vous disposiez. Le mal que vous nous avez fait...

– Quel mal ?...

Dressé et dur, le comte de Peyrac, les bras croisés sur sa poitrine, les toisait les uns après les autres et sous cet œil fulgurant ils demeuraient muets.

– Le mal que je vous ai fait est-il plus grand que celui que vous voulaient des dragons du Roi, galopant sabre au clair derrière vous ? Vous avez la mémoire très courte, messieurs, à moins qu'elle ne soit ingrate...

Puis, riant de nouveau :

– Oh ! ne me regardez pas avec ces prunelles égarées, comme si je ne comprenais pas ce que vous éprouvez. Mais je comprends, oh ! je comprends ! Le mal réel que je vous ai fait, je le connais. Je vous ai mis en face d'êtres qui ne vous ressemblent pas, qui représentent pour vous le Mal et qui vous ont fait du bien. L'homme a toujours peur de ce qu'il ne comprend pas. Ces Maures infidèles, ennemis du Christ, que j'ai à mon bord, ces Méditerranéens paillards, ces hommes de mer rudes et impies, ont pourtant partagé avec vous de bon gré les rations de biscuits qui leur étaient réservées, ils ont cédé à vos enfants les provisions fraîches qui les protègent du scorbut. J'ai encore dans mes cales deux hommes qui ont été blessés devant La Rochelle. Mais vous ne pourriez leur accorder votre amitié parce qu'ils sont « mauvais » d'après vous. Tout au plus en feriez-vous des complices, comme lorsque vous traitez avec des Arabes trafiquants d'esclaves qui viennent sur les côtes vous revendre les Noirs, razziés par eux dans les hautes terres de l'Afrique que je connais fort bien mais non vous. Passons.

– Avez-vous fini de me jeter mes esclaves à la tête ? éclata l'armateur. On dirait, ma parole, que vous m'accusez de commettre des crimes. Les sauvages païens, ne vaut-il pas mieux les arracher à leurs idoles et leurs vices pour leur faire connaître le vrai Dieu et l'honneur du travail ?

Joffrey de Peyrac fut surpris. Il saisit son menton d'une main et parut réfléchir en hochant la tête.