Il frappa dans ses mains et donna des ordres au garde accouru. Quelques instants plus tard deux serviteurs entraient portant un lourd coffret de bois de rose aux incrustations d'or et de nacre. Quatre janissaires, lance au poing, les encadraient. Le coffre fut déposé sur un guéridon près du divan et Bachtiari bey l'ouvrit avec respect. Il contenait un vase d'épaisse porcelaine bleue, au col large et long. Le Persan retira le bouchon de jade qui fermait l'orifice et Angélique se pencha. Elle vit un liquide sombre et irisé

qui lui parut de consistance huileuse, et dont l'odeur pénétrante ne ressemblait à rien de connu. Était-ce désagréable ou agréable ? Elle n'aurait pu dire. Elle se redressa avec l'impression d'éprouver un étourdissement et une brusque douleur aux tempes. Marmonnant à mi-voix des prières sur un ton psalmodiant, le Persan inclinait le vase pour en verser quelques gouttes dans une custode d'argent ; il y trempa son doigt et le posa doucement sur le front d'Angélique, puis sur le sien.

– Est-ce une médecine ? demanda-t-elle faiblement.

– C'est le sang de la terre, murmura-t-il tandis que ses longues paupières voilaient son regard avec extase, c'est la promesse surgie des profondeurs... le message mystérieux des esprits qui commandent le monde... La illa ha illa la ! Mohhamedou rossoul u le3 !

– Ali vali oullah, répondirent les serviteurs en se prosternant.

Lorsqu'ils se furent retirés emportant la vénérable liqueur, Angélique s'apprêta à prendre congé. La déception de l'ambassadeur fut visible. Elle dut user de nombreuses périphrases et de multiples comparaisons poétiques pour lui faire comprendre qu'en France les femmes d'une certaine condition ne pouvaient être considérées comme de vulgaires courtisanes. On ne pouvait les conquérir que par une cour subtile et longuement platonique.

– Nos poètes persans ont su chanter leur bien-aimée, dit le prince. Aux siècles passés le grand Saadi n'a-t-il pas dit :

Celui que tu retiens connaît un bonheur toujours jeune :


Un paradis constant le garde de vieillir


Depuis que je te vois je sais ou tourner ma prière :


C'est vers ton Orient que monte ma ferveur...

« Est-ce ainsi qu'il faut parler... pour conquérir les difficiles femmes de France ?... Moi je vous nommerai Firouzé-Khanoum... Madame la Turquoise... C'est la première de toutes les pierres précieuses, l'emblème de la vieille Perse des Mèdes. Le bleu est dans notre pays la couleur la plus aimée...

Avant qu'elle ait pu ébaucher un geste de dénégation il avait retiré de son doigt une lourde bague et la lui glissait à l'annulaire.

– ...Madame la Turquoise... voici l'expression de ma joie quand vos yeux se lèvent sur moi. Cette pierre a le pouvoir de changer de couleur lorsque celui ou celle qui la porte a la conscience mauvaise et le cœur faux.

Il la fixait avec un sourire doux et légèrement moqueur qui la fascinait. Elle eût voulu refuser mais ne put que murmurer en baissant les yeux sur la pierre sertie d'or qui ornait sa main :

– Barik Allah !

Bachtiari bey se leva dans le bruissement de ses soieries. Il avait des mouvements souples et félins qui laissaient deviner une force peu commune, rompus par les exercices de cavalerie et les combats de « djerib »4.

– Vos progrès en persan... très rapides... Y a-t-il beaucoup de femmes, si belles, si charmantes à la Cour du roi de France ?

– Autant que de galets sur une grève de l'Océan, affirma Angélique.

Elle avait hâte maintenant de s'échapper.

– Je vous laisserai donc aller, dit le prince, puisque tel est le singulier usage en ce curieux pays où l'on envoie des présents pour les reprendre aussitôt... Pourquoi le roi de France me fait-il tant d'outrages ? Le Schah de Perse est puissant : il peut chasser de son pays les religieux français des vingt couvents qui se sont installés là-bas... Il peut refuser de vendre la soie. Votre roi croit-il qu'il pourra chez lui obtenir de la soie comme celle que nous possédons ? Sur les terres étrangères ne poussent que les mûriers à baies rouges. Tandis qu'en Perse les vers se nourrissent des mûriers à baies blanches et donnent la soie la plus fine... Le traité que nous voulions signer ne le sera-t-il pas ? Dites cela à votre roi. Et maintenant je voudrais consulter mon devin. Soyez présente.

Chapitre 4

Dans le vestibule où ils retrouvèrent le jésuite et les deux gentilshommes français il la laissa. Il revint bientôt accompagné de deux nouveaux personnages dont l'un était un vieillard à barbe blanche mal teinte d'une couleur rousse agressive et dont le vaste turban laissait apparaître plusieurs signes du Zodiaque, et le second, plus jeune, à barbe très noire et porteur d'un nez énorme. Ce fut ce dernier qui prit la parole avec désinvolture, en excellent français :

– Je suis Agobian, Arménien de rite catholique oriental, marchand, ami et premier secrétaire de Son Excellence, et voici le mollah et astrologue Hadji Sefid.

Angélique fit un pas vers eux dans l'intention d'exécuter une révérence, mais s'arrêta voyant le mouvement de recul de l'astrologue, qui murmura quelques mots où revenait celui de « nédjess »5.

– Madame, n'approchez pas trop notre vénérable chapelain d'ambassade, car il est un peu rigoriste et n'admet le contact d'aucune femme. Il doit venir avec nous examiner votre cheval pour voir s'il porte avec lui le « nehhoucet », c'est-à-dire la mauvaise étoile.

L'austère personnage ne semblait avoir que les os et la peau sous un caftan de toile grossière tenu par une ceinture de métal. Les ongles de ses mains étaient longs et carminés ainsi que ceux de ses pieds, chaussés de sandales qui semblaient taillées dans du carton. Il ne parut pas souffrir du froid ni de la neige lorsque le groupe traversa le jardin pour se rendre aux écuries.

– Quel est donc son secret pour ne pas avoir froid ? demanda avec humilité la jeune femme.

Le vieillard ferma les yeux et resta muet un moment. Puis sa voix s'éleva, étonnamment jeune et mélodieuse.

L'Arménien traduisit :

– Notre prêtre dit que le secret est simple : il faut jeûner et pratiquer l'abstinence des plaisirs terrestres. Il dit aussi qu'il vous fait réponse bien que vous ne soyez qu'une femme, car vous n'apportez pas le mal. Et votre cheval non plus n'est pas néfaste à Son Excellence. Ceci est même très curieux, car le mois où nous sommes est néfaste et porteur de malheur.

Le vieil homme, branlant la tête, marchait autour du cheval. Les assistants firent silence, respectant sa méditation, jusqu'à ce qu'il parlât de nouveau :

– Il dit qu'un mois même très néfaste peut être changé en jours meilleurs par la conjonction de prières sincères et la rencontre d'astres divers. Que ces prières sont d'autant plus agréables au Tout-Puissant que les êtres ont souffert. Il dit que la douleur n'a pas marqué votre visage, mais votre âme, comme un sceau... D'où vous est venue la sagesse que bien peu de femmes possèdent... Mais vous n'êtes pas encore sur la voie de la Rédemption, étant trop attachée à des futilités terrestres. Il vous pardonne car vous n'amenez pas le mal avec vous et que le croisement de votre voie avec celle de son maître amènera même de grands bienfaits...

Ces paroles satisfaisantes étaient à peine prononcées que la physionomie du mollah changea subitement. Ses épais sourcils teints au henné tressaillirent et ses yeux pâles se mirent à briller d'un feu fulgurant. La même expression de surprise et de colère se refléta sur celle des Persans présents. L'Arménien s'écria :

– Il dit qu'un serpent s'est glissé parmi nous... a profité de l'hospitalité du prince pour le voler...

Le doigt sec et noueux, à l'ongle rouge, se tendit brutalement en avant.

– Flipot ! cria Angélique horrifiée.

Déjà deux soldats avaient saisi le petit laquais et le jetaient à genoux. Sa veste retournée laissa échapper trois pierres précieuses, une émeraude et deux rubis, qui firent trois gouttes éblouissantes sur la blancheur de la neige.

– Flipot ! répéta Angélique consternée.

Proférant des paroles violentes l'ambassadeur s'avança, posa la main sur la poignée d'or qui dépassait sa large ceinture et tira d'un grand geste son sabre courbe. Angélique se précipita en avant.

– Qu'allez-vous faire ! Mon Père, intervenez je vous en prie. Son Excellence ne prétend tout de même pas lui couper la tête...

– À Ispahan ce serait chose faite, dit froidement le Jésuite. Et je risquerais la mienne à essayer d'intervenir. Déplorable incident ! Ultime affront ! Son Excellence ne voudra jamais comprendre qu'elle ne peut châtier ce petit voleur à la façon habituelle.

Il s'employa de son mieux à retenir son illustre élève, tandis qu'Angélique se débattait contre les janissaires qui voulaient l'écarter et que trois autres gardes essayaient d'immobiliser Malbrant-coup-d'épée qui avait déjà tiré son arme.

– Son Excellence transige à seulement lui couper les poignets et la langue, dit l'Arménien.

– Son Excellence n'a pas à se mêler de châtier mes serviteurs... Ce garçon m'appartient. C'est à moi de décider de la punition que je lui infligerai.

Bachtiari bey tourna vers elle son regard étincelant, et parut se calmer.

– Son Excellence demande quel supplice vous lui réservez ?

– Je vais... Je vais lui faire donner vingt-sept coups de fouet et l'enfermer vif dans une jarre de plâtre.

Le prince parut réfléchir. Il eut une exclamation gutturale et tournant le dos repartit vers la maison avec sa suite. Les gardes traînant Flipot muet de terreur poussèrent les Français hors du jardin, et, les ayant ainsi mis à la porte sans plus de façons, refermèrent les grilles de la propriété.