Insensiblement, au cours de l'année qui venait de s'écouler, Angélique avait cristallisé autour du personnage invisible du Jésuite des sentiments épars de crainte, de rancœur, et même de répulsion, depuis qu'elle associait son nom à ceux d'Ambroisine et de Zalil.

Les paroles de la Démone dans son délire lui avaient ouvert des perspectives étranges sur l'enfance de cet homme qui aujourd'hui dominait spirituellement le Canada.

... « Nous étions trois enfants maudits, trois enfants terribles dans les montagnes du Dauphiné, lui, Zalil et moi. Oh ! Ma belle enfance ! Lui, et son œil bleu et ses mains pleines de sang ! Lui et Zalil ruisselants de sang humain... »

Angélique frissonna dans le brouillard. Elle fit effort pour chasser les souvenirs de cette voix démente. Avec calme, elle devait regarder en face l'homme qu'était devenu cet enfant évoqué, lorsqu'il se présenterait à elle sous le revêtement de la soutane et du manteau noir de son Ordre. Elle devrait croiser sans peur ce regard bleu dont tout le monde parlait. Peut-être alors, en effet, le côté humain des choses jouerait-il en faveur du Bien. Les animosités irréfléchies s'effaceraient.

« Il ne m'a jamais vue. »

À cet instant précis la réflexion qui venait de s'ébaucher dans son esprit précipita toute une suite d'images qui s'ordonnèrent en une logique implacable et elle comprit quelque chose qui lui avait échappé jusqu'alors.

Sous le coup de l'émotion incontrôlée, une rougeur lui monta au visage et le brûla, lente à disparaître, tant était profond son déplaisir à la pensée de ce qu'elle venait de découvrir.

On lui avait dit que « quelqu'un » du Canada l'avait aperçue l'an passé, lorsqu'elle se baignait, nue, dans un lac du Maine, par un jour incandescent d'automne.

De là était partie sa légende de femme maléfique et fatale.

Elle demandait : « Qui m'a vue ? » Maintenant, elle savait. Elle en avait la conviction intime.

« C'est lui qui m'a vue. Il m'a vue quand je me baignais dans le lac... Et c'est pour cela qu'il me hait !... »

Il lui fallut un moment pour retrouver son équilibre.

Puis elle décida que vrai ou pas, cela n'avait aucune importance. Elle rejeta en arrière ce souci. Il serait temps d'y penser lorsqu'elle se retrouverait devant le père d'Orgeval. Ou plutôt non, il serait préférable de ne pas y penser à ce moment-là.

Soudain, elle pouffa. C'était assez drôle, ces histoires. Les gens étaient pleins de contradictions, de surprises, de passions, de fantaisies. Nul ne se ressemblait. Les gens faisaient peur et puis tout à coup ils inspiraient la pitié, la tendresse.

Elle n'était pas seule. Joffrey serait près d'elle.

Chapitre 9

Le Saint-Jean-Baptiste s'en était allé, se traînant de guingois vers l'amont du Saint-Laurent, et le Maribelle gonflant ses voiles, vers l'aval, s'enfonçait vers la Mer des Ténèbres.

Angélique ne l'enviait pas.

Elle, au moins, avec leur petite flotte, elle continuait vers Québec qui n'était plus très loin. Et à Dieu vat ! Le plus mauvais moment passé, on finirait bien par se retrouver dans des maisons chaudes, parmi des humains solidement ancrés à une terre familière, quoique dangereuse et sauvage.

Mais pendant ce temps le Maribelle poursuivrait son voyage incertain sur l'océan hivernal : monstres, abîmes, glaces mortelles, vents hurleurs, pluies noires et cinglantes, écumes livides, flots et déchaînements et, au sein de l'hostile et rageur élément, dansant à la crête des vagues, ou se dérobant dans leurs profondeurs, un navire comme une coque de noix, saturé de sel et d'humidité, où pourrissent, saignent, meurent, se débattent et s'abandonnent des êtres entassés.

Grincent les planches et sifflent les cordages ! Chacun poursuit son voyage, portant ses rêves, ses espérances, son petit destin comptable, comme la seule lumière qui demeure, enfouie au tréfonds d'eux, sous leurs côtes maigres, leur peau blafarde, leurs loques humides.

La vie, l'existence, les désirs, les luttes, les besoins, les passions, les songes. Tout cela palpite en ces tabernacles de chair misérable. L'avenir, la gloire, la fortune, la réussite, la victoire, le salut, la survie, tant qu'un homme respire au fond d'une cale, balloté par les flots, ces grelots dansent avec lui sur l'aveugle océan.

« Au coin de la rue des Blancs-Manteaux vous trouverez une demeure... C'est là qu'on égorge les enfants... »

« Roi de France !... Justice ! Justice !... Madame, veuillez me céder un de vos petits Maures car j'ai besoin d'un page pour me servir en Canada... »

De vagues en vagues à bientôt l'Europe ! Son grouillement de peuples, sa prolifération de cités, clochetons sur clochers, maisons sur remparts, cheminées sur toits, girouettes carillons... C'était comme une apparition, un tableau coloré qui s'échafaudait dans le ciel. Un Paris lointain. Plutôt une légende qu'une réalité.

La réalité, maintenant que vers Desgrez, vers le Roi étaient partis les messages, c'était en Canada le fleuve immense et désert, les monts majestueux étages sous les brumes froides, les îles peuplées d'oiseaux et, tout au fond, dans quelques jours, la ville perdue.

Les deux derniers jours avaient été noués d'événements tellement serrés, qu'en les dénouant on se prenait à mieux respirer.

La « capture » de M. d'Arreboust qu'il avait fallu négocier avec M. de Luppé, la suppression momentanée de M. de Bardagne voguant vers Québec, le départ du Maribelle emportant la lettre à Desgrez. Tout cela s'était entrecroisé, succédé, à grand renfort d'ordres, de battements de rames, de transbordements, de jurons et de plaintes, car on avait dû vider les cales du Maribelle de la moitié de son gravier pour y charger le fret de monsieur l'intendant.

À son tour, la flotte de Peyrac se prépara au départ.

La plus grande activité régna sur les vaisseaux.

En voyant surgir sur le pont des rouleaux d'étoffes d'une frise écarlate soutachée d'un gros galon de fils d'or que les marins s'affairaient à trier et examiner, Angélique sut qu'on entamait la dernière étape.

C'était les « paviers », longues bandes de toile tendues sur des piquets et dont on allait garnir tout le pavois, c'est-à-dire les balustrades pleines et jusqu'aux rambardes à claire-voie qui les surmontaient. Destinées jadis à dissimuler les hommes au moment du combat, ces toiles donnaient aux navires un effet si superbe qu'on les en revêtaient maintenant pour les fêtes et les entrées au port.

*****

Le dernier soir, on fit une tournée d'adieux. Escortés de la population, les passagers du Gouldsboro descendirent vers le Saguenay pour contempler le fleuve.

Dans le crépuscule proche, il était immobile, une nappe d'or. Les hautes falaises n'avaient pas encore fait retomber sur lui leur ombre froide.

Il resplendissait, ouvert à la lumière. En arrivant sur la hauteur près de la croix l'on vit ses eaux s'agiter dans un remous éblouissant, se fendre et se refermer, dévoilant de souples échines, des flancs lisses qu'on aurait dit eux-mêmes coulés dans l'or en fusion, une queue dressée comme une aile gigantesque.

Les enfants se mirent à courir vers la plage en jetant des cris d'admiration.

– Maman ! Maman ! Viens voir les baleines ! criait Honorine.

Les baleines si longtemps chassées en ces parages avaient, depuis plusieurs décennies, déserté les rives. Il arrivait parfois qu'aux saisons où elles quittaient les banquises du Nord pour revenir vers les mers plus chaudes, elles s'égarassent dans le Saint-Laurent, retrouvant d'anciens courants, de lointaines réminiscences.

Or, elles étaient là ce soir, l'une énorme, trois autres plus petites parmi lesquelles une jeune qui répétait exactement tous les mouvements et évolutions de sa mère, plongeant et replongeant à son exemple.

Ils étaient là, ces beaux monstres antiques, folâtrant dans l'embouchure du Saguenay, et dansant une sorte de ballet d'une grâce indicible.

Elles sont venues pour nous ! Elles sont venues pour nous ! crièrent les enfants en sautant de joie.

Le petit Niels Abbials porta à ses lèvres sa flûte de Pan et une note s'éleva, longue, pure, ardente, comme une incantation. La note fut reprise par la guitare de Cantor sur un rythme joyeux qui paraissait suivre exactement les évolutions des baleines là-bas.

Entraînés par la musique les enfants s'élancèrent les uns vers les autres et se prirent par la main pour former une ronde.

– Attention ! cria Catherine-Gertrude. Les enfants dansent !

Sa grand-mère qui était venue du Périgord avec la recrue de 1630 lui avait toujours dit que c'était très dangereux quand les enfants se mettaient à danser. Le Périgord aux chêneraies majestueuses, riches des truffes odorantes que l'on trouve à leurs pieds, l'était aussi d'imprégnations païennes. En ce temps-là, il n'était pas rare de voir tout à coup les enfants saisis « d'endiablement » s'échapper tous ensemble vers la forêt. Alors, on courait derrière eux et on les retrouvait tout nus et roses, dansant comme des lutins fous, autour d'un gros chêne. Les enfants sont sensibles aux sortilèges.

Catherine-Gertrude se précipita vers sa maison pour y chercher de l'eau bénite.

Angélique, qui n'avait pas saisi la cause de son trouble, ni de sa brusque volte-face continua de descendre vers le rivage.

Les enfants dansaient. Mais c'était de joie et d'enthousiasme. Ils dansaient au son de la flûte et de la guitare, entraînés dans l'ivresse du soleil couchant et de la musique, ils dansaient avec les baleines heureuses, virevoltant dans les eaux d'or du Saguenay, et c'était un spectacle inoubliable.