Angélique se posait ces questions qui eussent pu expliquer l'attitude de Colin, mais elle se refusait de leur donner encore en elle-même une réponse affirmative ou négative. Elle n'avait pas assez d'éléments et de preuves pour trancher. Simplement, elle se les posait en essayant de faire taire sa peur et en se disant que, coûte que coûte, elle quitterait Gouldsboro, puisqu'il lui était encore possible de s'échapper.

Elle avait pensé spontanément ce mot « s'échapper ». Désormais tout ce qui lui paraîtrait mettre obstacle à courir au-devant de Joffrey, elle l'écarterait sans scrupule.

Il dut lire dans ses yeux sa résolution irrévocable et entêtée.

Il dit brièvement :

– C'est bon ! Je vous laisserai partir. Mais à une condition ! C'est que votre fils Cantor vous accompagne...

Mais ç'avait été le tour de Cantor de s'opposer avec violence et arrogance à sa décision lorsqu'elle la lui avait communiquée.

– Je ne quitterai pas Gouldsboro, avait-il déclaré. Je n'ai reçu aucun ordre de mon père à ce sujet. Libre à vous d'aller à Port-Royal avec Mme de Maudribourg, si cela vous chante, mais moi je ne bougerai pas...

– C'est un service que tu me rendrais en acceptant. Pour diverses raisons, Colin hésite à me laisser partir si tu ne m'accompagnes pas...

Cantor serra les lèvres et haussa les épaules avec irrévérence.

– Libre à vous de vous laisser gruger, reprit-il de plus en plus intraitable et supérieur, je sais où est mon devoir.

– Eh bien, où est ton devoir ? demanda Angélique qui sentait la moutarde lui monter au nez, explique-toi au lieu de prendre des grands airs !

– Oui, expliquez-vous, mon enfant, intervint Ambroisine qui assistait à l'entretien. Votre mère et moi faisons confiance à votre jugement. Il faut nous éclairer et nous aider dans nos décisions...

Mais Cantor lui jeta un regard noir et, dédaigneux et très hautain, quitta la pièce.

Ce renouveau d'hostilité de Cantor avec lequel ses rapports avaient toujours été difficiles achevait de démoraliser Angélique.

– Votre fils est inquiet, murmura Ambroisine. C'est encore un enfant ! Très amoureux de vous comme tout adolescent, fils d'une mère si belle, très fier de son père. Cela le rend intuitif... Il doit souffrir d'une situation qui nous échappe peut-être, sur laquelle il sait et devine plus que nous. Il faut faire confiance aux presciences de la jeunesse. C'est un état de grâce... L'autre jour, lui voyant l'air sombre, je le taquinais, lui demandant pourquoi il ne semblait se plaire à Gouldsboro. Il me répondit qu'il n'était pas dans ses goûts de se plaire en compagnie de bandits. Je crus à une boutade, à une dispute avec sa bande d'amis... Mais il s'agissait sans doute d'une autre estimation... Le gouverneur l'a peut-être menacé... L'enfant se tait, ne sait comment se défendre... Il faudrait qu'il ait confiance en vous, Angélique, il faudrait le faire parler...

– On ne fait pas parler Cantor facilement, avait remarqué Angélique soucieuse. Quant à sa confiance envers moi, je sais qu'il ne me l'accorde pas facilement.

Elle devinait trop bien que ce cœur ombrageux de Cantor n'avait pu accueillir, sans en être blessé, les ragots qui avaient couru sur elle et Colin cet été, d'où les airs intransigeants de l'adolescent.

Ambroisine observait son visage pensif. Elle dit d'un ton qui n'était ni affirmatif ni interrogatif...

– Et vous, vous avez donc toujours confiance en cet homme, ce Colin...

– Non, peut-être pas, dit Angélique, mais j'ai confiance en mon mari. Il possède une si profonde connaissance de l'humain. Il ne peut s'être trompé à ce point...

– Peut-être ne s'est-il pas trompé... Peut-être a-t-il seulement rusé, sachant à quel redoutable ennemi il avait affaire...

– Non, dit encore Angélique.

Elle rejetait l'idée que Colin fût un traître. Et elle se cramponnait à ce regard surpris entre Colin et Joffrey, un regard de connivence, d'entente, de communication.

Mais aujourd'hui qu'elle se trouvait devant Port-Royal, enfin échappée à Gouldsboro et à son climat oppressant, tout cela lui revenait et ses craintes retenues resurgissaient, l'étouffaient... Elle se souvenait de ce qu'elle avait ressenti, précisément, à l'instant où elle avait surpris le comte de Peyrac et le pirate Barbe d'Or échangeant ce regard de reconnaissance mutuelle, de connivence... Elle avait ressenti l'affreux sentiment d'être exclue de cette entente, une femme rejetée dans la nuit, écartée, supprimée, repoussée à ses naïvetés, à ses solitudes, à son espèce faible et combattue, faible et opprimée, faible et abandonnée... Les hommes !... Toute sa méfiance, née d'avoir connu trop de trahisons, lui remontait au cœur. Joffrey l'attendait-il derrière ce rideau de brume épaisse ou poursuivait-il sa route loin d'elle... Et Colin ? Colin, l'avait-il bernée ?... Non, pas Colin !... Elle ne savait plus. Il n'y avait désormais que Joffrey qui pourrait l'éclairer sur ce point. Son besoin de lui, de l'entendre et de lui parler, était celui d'une enfant perdue n'ayant plus de point d'appui en elle-même pour se cramponner et juger de la route à suivre. L'hostilité des protestants, des Anglais, l'hostilité et l'accusation détestable du père de Vernon, l'hostilité de Cantor, peut-être de Colin...

Cantor avait fini par l'accompagner. Alors qu'elle s'affairait à organiser son départ, elle l'avait vu surgir et s'entendre avec Vanneau pour la mise en état du Rochelais, afin de conduire Mme de Peyrac et Mme de Maudribourg à Port-Royal.

– Ainsi donc, tu ne m'abandonnes pas, lui avait-elle dit avec un sourire.

– J'ai reçu des ordres de M. le gouverneur ! expliqua-t-il d'un ton sec.

Que lui avait dit Colin pour le décider ? Les craintes étouffées continuaient à ramper en elle. Colin ! Lorsqu'elle lui avait fait part de ses peurs, que quelqu'un rôdait, essayait d'empoisonner, de tuer, n'avait-il pas réagi bien mollement. Il aurait dû renforcer la défense, le contrôle. Et cette histoire de l'homme au gourdin de plomb, n'était-ce pas destiné à égarer ses soupçons ? Ambroisine avait entendu deux de ses hommes dire qu'il avait des complices dans la baie. Mais avait-elle bien compris ? Colin !... Lorsqu'elle avait parlé du bateau à la « flamme orange », il n'avait pas paru y attacher d'importance... Savait-il qui « ils » étaient... Ses complices !... Colin ! Comme cela faisait mal d'y songer. Colin, leur ennemi ! Non ! Les trahissant, la trahissant, une certitude, tout à coup. Non, impossible ! Et elle respirait profondément, à demi réconfortée. Mais l'hostilité de Cantor... Pourquoi ? Qu'y avait-il en ce Cantor qu'elle ne pourrait jamais apaiser, conquérir ?

Voici qu'il venait s'accouder à la rambarde non loin d'elle, regardant lui aussi vers la terre invisible.

– Tu nous as bien conduits en ce voyage, lui dit-elle.

Il haussa les épaules, comme méprisant un compliment qui risquait d'amollir son attitude réprobatrice.

– Cantor, interrogea-t-elle à brûle-pourpoint, que t'a dit Colin pour te décider à m'accompagner ?

Il tourna vers sa mère son regard vert et elle admira sa beauté juvénile, dans cette irisation de la brume qui semblait adoucir ses traits et auréoler sa jeune silhouette vigoureuse, sa chevelure bouclée. C'était encore un enfant, non sans grâce, attendrissant dans le courage et la sévérité qu'il opposait à un monde troublé et âpre.

– Il m'a dit que je devais partir pour veiller sur vous, fit-il du bout des lèvres. Et il paraissait se moquer de la chose comme d'un prétexte destiné à le berner.

– Ne puis-je donc veiller seule sur moi-même ? demanda Angélique en souriant et en posant la main sur la crosse de son pistolet qu'elle avait à sa ceinture.

– Vous tirez bien, mère, je ne le conteste pas, admit Cantor sans se départir de son ton hautain, mais il y a d'autres dangers dont vous n'êtes pas consciente...

– Et lesquels ?... Parle... J'écoute.

– Non, dit Cantor en secouant sa crinière, si je vous disais qui j'accuse, vous ne l'admettriez pas, vous vous fâcheriez, et me traiteriez de jaloux et de nigaud... Alors ce n'est pas la peine.

Il s'éloigna pour bien marquer son détachement. Qui avait-il derrière la tête ? Qui n'osait-il accuser devant elle ? Berne, Manigault ?... Colin, encore... son père, qui sait ?... Il était tellement excessif... Elle comprenait qu'il y avait en lui quelque chose qu'elle ne pourrait jamais vaincre et calmer. Comme c'était étrange et vain, l'existence...

Un jour, dans un instant de bonheur inouï, elle avait conçu un enfant, et voici que cet enfant devenu homme était devant elle comme un étranger, ne semblant se souvenir que des douleurs qu'il devait à sa mère et non des joies.

La brume suintait autour d'elle poudrant sa chevelure de perles irisées... Elle avait froid et serrait sa mante contre elle, sentant renaître cette pesante appréhension, qui s'était un peu dissipée à son départ de Gouldsboro. Une ombre légère passa près d'elle et ce fut le tour d'Ambroisine de venir s'accouder à ses côtés. Elle portait sa mante noire doublée de rouge. Le rouge s'harmonisait avec ses lèvres qu'elle avait légèrement fardées, le noir avec ses yeux, sa pâleur liliale avec la blancheur d'albâtre des brouillards environnants. Elle était belle et paraissait grandie, moins indécise et hagarde que les jours précédents.

Port-Royal, établissement catholique, nanti d'au moins deux aumôniers oratoriens d'une grande piété, fréquenté par de nombreux religieux de passage, où régnait disait-on une ambiance patriarcale entre les nobles, possesseurs du fief, et la population paysanne, industrieuse et intelligente, lui conviendrait mieux que Gouldsboro, avec son mélange de religions et d'origines diverses.