– Qu'est devenu votre aumônier ? lui demanda un jour Angélique. Il vous avait rejoint à Gouldsboro, mais depuis on dirait qu'il s'est évanoui dans la nature.

– C'est à peu près cela... Il ne voulait pas m'accompagner à Tantamare. Il n'aime pas Marcelline. Il voulait rentrer à Québec. Je lui ai dit : « Qu'importe ! Allez-y à pied, à Québec. » Eh bien ! C'est ce qu'il a fait. Il est parti... à pied. Il y a dans l'air en Acadie, quelque chose qui peut rendre déraisonnable le plus rassis des Oratoriens. Mais ne craignez rien. Il sera, je parie, le premier que nous apercevrons sur le quai....

On croisa une flottille d'Indiens du Nord qui étaient petits, rabougris, jaunes. On les disait cannibales et on les appelait Eskimos, ce qui veut dire : mangeurs de viande crue. On leur troqua un peu d'eau-de-vie contre une magnifique peau d'ours blanc, dont le comte de Peyrac fit faire un manteau pour Angélique. Il en restait encore pour Honorine. Elle était ravissante là-dedans, une véritable petite princesse des neiges avec ses cheveux d'or rouge sur ce blanc somptueux.

– Votre fille est exquise, comte, disait Villedavray, elle a un port de reine et un visage des plus intéressants. Mais d'où tient-elle cette chevelure d'un blond vénitien ?...

Il s'attendrissait en regardant Chérubin.

– Je lui ferai tailler un petit costume de velours bleu... Ah ! La vie de famille. Au fond, c'est charmant !... Si j'épousais Marcelline, qu'en dites-vous ?

On se récriait. Marcelline à Québec ! Impensable ! La Baie Française perdrait l'un de ses fleurons.

Un autre enfant se mêlait aux jeux d'Honorine, de Chérubin et du chat. C'était le jeune Abbial, l'orphelin suédois recueilli sur les quais de la Nouvelle-York par le père de Vernon.

On l'avait vu descendre de la chaloupe le jour de l'arrivée d'Honorine. Et c'était un soulagement pour tous d'apprendre que le petit étranger n'avait pas été aussi une victime des criminels, complices d'Ambroisine.

À Gouldsboro, on l'avait vu sortir de la forêt peu après le départ d'Ambroisine et d'Angélique pour Port-Royal. Mené devant Colin Paturel, il avait expliqué qu'il s'était enfui par peur de cette femme démoniaque contre laquelle le père de Vernon l'avait mis en garde, lui recommandant, s'il lui arrivait malheur, de porter son bagage et la lettre qu'elle contenait à Mme de Peyrac et à elle seule. Le jésuite avait donc eu le pressentiment de sa mort prochaine. Après la disparition de son protecteur, l'enfant avait cherché à pénétrer dans Gouldsboro pour joindre Angélique. Mais un homme était venu vers lui et, mû par un secret instinct, il avait deviné que cet homme lui voulait du mal. Il s'était enfui. Pendant quelques jours, il avait senti des inconnus menaçants sur ses pas. Enfin, un soir, il avait réussi à se faire introduire dans le fort pour y attendre Angélique. Mais alors qu'il lui remettait la missive, Ambroisine avait surgi à nouveau devant lui. Terrifié, il s'était enfui, une fois de plus, se réfugiant dans la forêt où il vivait comme une bête des bois, rôdant à la lisière de l'établissement jusqu'au jour où, comprenant que la femme mauvaise était partie, il avait osé reparaître et se présenter au gouverneur Colin Paturel.

On l'emmènerait à Québec puisqu'il était baptisé et que le père de Vernon en aurait voulu ainsi. Et puis son frêle témoignage soutenant la lettre écrite par l'éminent Jésuite ne serait peut-être pas inutile.

Les pions prenaient leurs places sur l'échiquier de cette partie qui s'était jouée au cours de l'été. Cantor rappelait que, chargé par son père d'explorer les îles de la baie du Mont-Désert, devant Gouldsboro, il avait trouvé, sur un îlot, récemment abandonné par un équipage qui y avait radoubé, un étendard aux armes d'un lion griffu. Là, avait dû jeter l'ancre le navire à la flamme orange. Là, la Démone venait rejoindre son frère afin d'y prendre son manteau doublé d'écarlate, ses bas rouges...

– Pourquoi ne m'as-tu pas communiqué ce fait ? demanda Angélique à son fils. J'ai eu assez de peine à établir qu'Ambroisine avait des complices... Cela m'aurait aidée. Nous aurions gagné du temps.

– Cela l'aurait peut-être alertée contre moi. Vous ne la soupçonniez pas encore et ma position était inconfortable.

Certaines choses s'éclairaient. D'autres restaient dans l'ombre et il faudrait du temps pour démêler l'écheveau de cet esprit trompeur, Ambroisine, et quelles avaient été, à plusieurs reprises, ses intentions exactes. Une chose semblait certaine, le complot dirigé à la fois contre Gouldsboro et contre la force morale de ceux qui l'avaient créé, avait été ourdi de longue date et, sans doute même avant qu'Angélique y abordât. Sa venue ainsi que celle des protestants n'avaient fait qu'ajouter à l'usage de détruire un établissement qui se posait en État indépendant, allié des Anglais. Déjà à Paris, on avait vendu ces mêmes terres à un corsaire Barbe d'Or, à charge de s'y établir, et la duchesse de Maudribourg avait été priée, pour la rémission de ses péchés, d'y amener une recrue de Filles du roi. Et de plus elle avait dû recevoir carte blanche afin de s'implanter à Gouldsboro.

Certes le choix était bon. Qu'était le pauvre Pont-Briand, envoyé pour ébranler la fidélité d'Angélique, à côté de ce chef-d'œuvre de séduction, Ambroisine la Démone ? Tentatrice en tous genres, disait Villedavray avec ironie.

Le père d'Orgeval avait-il envisagé le déchaînement criminel possible de sa « pénitente » ou celle-ci, se heurtant à des adversaires d'une force imprévue, avait-elle outrepassé les consignes reçues ? Ceci serait à éclaircir à Québec, entre gens de bon sens et de bonne volonté.

Et Angélique pensait parfois à la ville à conquérir, la ville sur son roc rouge et qui les attendait aux rives du grand fleuve tandis qu'ils voguaient sur les eaux troubles de cette mer déjà hivernale, dans la pourpre des couchants et la nacre des aurores polaires.

Au large de la grande île d'Anticosti, peuplée d'ours blancs monstrueux et d'oiseaux criards, Joffrey de Peyrac fit rassembler sa flotte.

Tandis que les navires dispersés prenaient le temps de se rapprocher et de se ranger sous le vent, à proche distance les uns des autres, le comte de Peyrac entraîna Angélique dans la luxueuse pièce du château-arrière qui était leur refuge à tous deux sur ce navire.

Cette pièce du Gouldsboro était déjà pour eux évocatrice de souvenirs. Là, Angélique était venue supplier le Rescator de sauver ses amis protestants, là, une seconde fois, à genoux devant lui, elle avait demandé leur grâce, là, pour la première fois, il avait ôté son masque lui montrant – oh ! joie trop violente à recevoir ! – son visage ressuscité, là, pour la première fois, après quinze années d'absence, il l'avait reprise dans ses bras et l'avait aimée, et la chambre aux objets précieux, au confort oriental, qu'éclairait d'un jour blafard la grande fenêtre cloisonnée de bois doré, raconterait toujours les étapes à la fois déchirantes et merveilleuses du renouveau de leur amour.

– J'ai un cadeau pour vous, dit Joffrey de Peyrac en désignant sur la table un écrin. Vous souvenez-vous de ce que nous nous sommes dit l'autre jour ?... Que nous ne nous quitterions plus jamais ?...

– C'était peut-être présomptueux ! Pourtant, je sentais en cet instant que, même si la vie, dans sa réalité, nous contraignait encore à nous séparer momentanément, les liens qui nous unissaient ne pourraient plus jamais être rompus.

– Oui, et c'est bien le même sentiment que j'ai partagé. Alors le moment me semble venu de...

Il s'interrompit et, prenant les deux mains d'Angélique, il les tint un moment dans les siennes, comme s'il se recueillait.

– Le moment me semble venu d'affirmer à la face du monde les liens sacrés qui nous unissent depuis si longtemps et dont le symbole nous a été, jadis, si cruellement arraché.

Il ouvrit l'écran et elle vit, posés sur un velours noir, deux anneaux d'or. Il passa l'un d'eux à l'annulaire de sa main gauche comme il l'avait fait jadis sous la bénédiction de l'évêque de Toulouse puis l'autre au doigt d'Angélique. Puis il baisa à nouveau les deux mains qu'il tenait, en murmurant avec ferveur :

– À la vie, à la mort, et pour l'éternité, n'est-ce pas mon enfant chérie, mon amour, ma femme bien-aimée ?...

Les navires étaient rangés sous le vent. Au signal ils s'ébranlèrent, poursuivant leur marche vers le nord-ouest.

Le lendemain, deuxième jour du mois de novembre, par un ciel clair et un froid pur d'hiver, ils franchissaient le cap de Gaspé et ils entraient dans l'embouchure du Saint-Laurent.

FIN

1 Se matachier : se peindre le corps en l'honneur de la fête.

2 Presqu'île de la Nouvelle-Écosse.

3 Cf. « Angélique et le Nouveau Monde ».

4 Les auteurs rappellent aux lecteurs que les faits évoqués là par Villedavray sont authentiques. Au siècle de Louis XIV la sorcellerie jouait un rôle primordial. La Cour et les couvents furent témoins de désordres extravagants. Des milliers d'enfants nouveau-nés furent immolés dans les messes noires. L'« Affaire des Poisons » en France et celle des « Sorcières de Salem » en Amérique allaient éclater quelques années plus tard.

5 Certains termes utilisés dans la lettre du Jésuite ont été empruntés à une lettre du XVIIe siècle traitant d'un cas de démonologie.

6 Expression désignant l'homme du peuple.

7 Surnom donné par les Indiens au comte de Peyrac.