– J'aurais aimé qu'elle me raconte tout ça, j'aurais voulu porter son histoire sous mes habits d'écolière, je me serais sentie plus forte et me serais moins plainte de mon sort. J'aurais voulu lui dire avant qu'elle parte que j'étais fière d'être sa fille, et lui avouer qu'à sa place je n'aurais peut-être pas eu son courage.

– La seule chose dont tu dois te souvenir, c'est qu'elle était ta mère et qu'elle t'aimait.

À la sortie de la ville, le désert reprenait ses droits. Agatha releva la tête, derrière quelques maisons éparses, le paysage se fondait dans le ciel.

Au loin se dessinait un alignement de barrières en fer forgé délimitant le territoire d'un immense cimetière. L'Oldsmobile franchit la grille et roula au pas.

En cet endroit paisible, la terre aride avait cédé la place à des pelouses verdoyantes piquées de stèles que les frondaisons de séquoias monumentaux plongeaient dans l'obscurité en maints endroits.

La chaleur s'élevait au-dessus des allées goudronnées, seul le chant des grillons dominait le silence.

Milly se rangea le long d'un trottoir et fit signe à Agatha de l'accompagner.

Elles grimpèrent à une colline, parcourant plusieurs rangées de sépultures. Arrivée presque au sommet, Milly s'arrêta devant une pierre blanche sur laquelle on pouvait lire « HANNA GREENBERG ».

Agatha effleura les lettres du prénom gravé sur la stèle. Elle s'agenouilla pour caresser l'herbe qui recouvrait la tombe de sa sœur.

De la voir ainsi recueillie, Milly eut envie de poser sa main sur son épaule. La colère du mensonge s'était dissipée en entrant dans ces lieux. Cette femme, auprès d'elle, était tout ce qui lui restait de famille, et la solitude qui ne l'avait jamais quittée s'était enfuie depuis qu'elles étaient réunies.

– Ta mère avait de nombreux défauts, dit Agatha. Elle était parfois égoïste, toujours têtue, d'un sans-gêne qui dépassait les bornes, mais Dieu qu'elle était courageuse. Elle se serait battue avec le ciel si sa couleur lui avait déplu, et je l'admirais pour cela. Tout ce qu'elle a fait dans sa vie, de bien et de moins bien, c'est par amour pour toi, pour que tu vives dans un monde meilleur que le sien, que ton enfance ne connaisse pas la peur de la folie des hommes, de la violence et de la répression, pour que tu puisses mener la vie d'une femme libre de décider de son avenir, à l'égal des hommes. C'est pour toi, qu'elle a mené toutes ces batailles. Mais parfois, le courage saute une génération... Alors, en son nom, je t'en prie, ne te satisfais pas d'une petite vie tranquille. Lutte pour un idéal, et quand bien même tu mènerais des combats de Don Quichotte, cela en vaudrait toujours la peine. Si tu croises la route de quelqu'un qui souffre, ne passe pas ton chemin, si tu rencontres quelqu'un qui a faim dans la rue, c'est à toi qu'il incombe de mettre un terme à cette abomination, si tu vois un homme se faire malmener parce que sa peau est d'une autre couleur que la tienne, deviens caméléon, quant à ceux qui te diront qu'il n'existe de Dieu que le leur, rappelle-leur que c'est Lui qui a créé le monde en couleurs et l'a paré de tant de diversité. Sois gardienne de ta dignité autant que de celle des autres. L'injustice et le mal se propagent dès que les gens de bien renoncent. La vraie laideur consiste à faire semblant, et à tolérer l'ignoble.

En se relevant, Agatha aperçut la silhouette d'un homme adossé à un arbre. Elle le reconnut aussitôt et son cœur, bien que soulagé, se mit à battre aussi vite et aussi fort qu'il battait lorsqu'elle avait vingt ans. Tandis qu'il l'observait, elle inclina la tête d'une façon bien particulière. À l'époque où ils étaient en cavale, cette façon de faire signifiait à un ami de ne pas s'approcher, d'attendre qu'on vienne le chercher. L'homme reconnut le geste et ne bougea pas.

– Viens, dit Agatha, j'ai besoin de m'asseoir.

Elle prit Milly par le bras et l'entraîna vers le bas de la colline.

De retour dans la voiture, Agatha baissa la vitre et ouvrit la boîte à gants.

– Qu'est-ce que vous cherchez ?

– Les cigarettes de Jo, j'en grillerais bien une.

Milly plongea la main dans la pochette de la portière, sortit le paquet et appuya sur l'allume-cigare.

Agatha inspira une longue bouffée avant de reprendre la parole.

– Tout à l'heure tu me demandais pourquoi je t'avais attendue à cette station-service. Ma vie s'est arrêtée le jour où tu es née, il fallait bien qu'elle reprenne avec toi. Au fil des ans, j'ai fini par accepter, derrière les murs de ma prison, que je n'aurais jamais d'enfant ; c'est douloureux pour une femme de renoncer à devenir mère. Chaque nuit je me demandais pourquoi ma vie m'avait été confisquée. La seule raison qui m'a donné la force de survivre était de savoir que j'avais une nièce, que moi aussi j'avais mené des combats pour elle. Si je me suis évadée et si je ne t'ai rien dit au long de ce voyage, c'est parce que je ne voulais pas évoquer une promesse que je m'étais faite avant d'être certaine de pouvoir la tenir.

– Quelle promesse ?

– T'aider à réaliser ton plus grand rêve. Je vais retourner saluer ma sœur, et je voudrais y aller seule, j'ai des choses à lui dire. Promets-moi de m'attendre ici, ce ne sera pas long.

Milly regarda Agatha.

– Tu comprendras bientôt. Il me reste une dernière chose à te confier, peut-être la plus importante de toutes. Si tu aimes quelqu'un, dis-le-lui, même si tu as peur, même si ensuite ton monde doit s'écrouler. Cette histoire de Betty, je suis sûre que Jo cherchait à te rendre jalouse et je crois que ça a bien fonctionné, n'est-ce pas ?

Sur ces mots, Agatha sortit de la voiture et s'en alla.

En montant la colline, elle eut envie de se retourner mais elle ne le fit pas. Sa silhouette disparut bientôt derrière une rangée de peupliers cotonniers.

La voyant marcher seule dans sa direction, l'homme sortit de l'ombre et s'approcha.

– Pourquoi es-tu venue jusqu'ici au lieu de passer la frontière ? demanda Tom.

– Parce que je t'y attendais, répondit Agatha. Je n'ai pas laissé le récit de ma vie sous mon matelas pour les gardiens, j'avais une petite chance qu'il aille jusqu'à toi, je l'ai tentée.

Ils se contemplèrent un moment dans le plus grand silence. Chacun cherchant les mots qu'il convenait de dire en pareille circonstance.

– Tu aurais dû passer la frontière, je t'en avais laissé le temps.

– Lorsque tu nous as ratées de peu chez Raoul ?

– Quand je t'ai laissée filer après ton rendez-vous avec Vera. J'étais en face, dans ma voiture.

– Ça t'a fait quelque chose de revoir les copains ?

– Ça me fait beaucoup de choses de te revoir toi, bien plus encore que je ne le supposais.

Agatha se tourna vers la tombe de sa sœur.

– Alors, pourquoi m'as-tu trahie à deux reprises ?

– Je ne t'ai jamais trahie. Je travaillais pour le gouvernement et je faisais mon métier. Seulement voilà, je suis tombé fou amoureux de toi sur une barge qui traversait le Mississippi. Tu t'en étais rendu compte, et je ne pouvais pas vivre dans le mensonge. Ta sœur et moi, ce ne fut que l'histoire d'une nuit, je n'ai jamais éprouvé le moindre sentiment pour elle, elle le savait et s'en moquait. Me jeter dans ses draps était la façon la plus gauche et la plus grossière que j'avais trouvée pour nous éloigner l'un de l'autre. Tu m'aurais toujours aimé si je t'avais révélé qui j'étais ?

– C'est une chose que nous ne saurons jamais, répondit Agatha.

– Si tu ne me l'avais pas interdit, j'aurais continué à te rendre visite en prison et ce, jusqu'au jour de ta libération.

– Non, jusqu'au jour où tu aurais rencontré une femme, libre de t'aimer. Alors, tu serais venu me raconter au parloir la vie que j'aurais pu mener à sa place. L'idée m'était insupportable.

– Ça ne s'est jamais produit.

– Vraiment ?

– Je n'ai eu toutes ces années que la loi pour compagne. Peu de temps après ton incarcération j'ai quitté le Bureau, je ne croyais plus en ce que l'on me demandait de faire. Je suis devenu marshal et le suis resté.

– Tu aurais dû choisir cette carrière plus tôt, nous aurions gagné du temps.

Le silence s'installa à nouveau tandis que chacun soutenait le regard de l'autre.

– Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ? demanda Agatha.

– Je vais te ramener là-bas, et si tu le veux bien, je viendrais t'y chercher le jour où tu sortiras.

– Ce n'est pas si simple, dit Agatha.

– Je m'en doutais, j'avais une petite chance, je l'ai tentée.

– Je ne parlais pas de moi. Cette nuit que tu as passée avec ma sœur s'est prolongée au-delà de ce que tu penses.

– Je te jure que non.

– Elle s'est prolongée durant trente ans et se prolonge encore.

– Mais qu'est-ce que tu racontes ?

– Elle est tombée enceinte de toi. C'est parce qu'elle portait ton enfant que je me suis livrée à sa place.

Agatha observa Tom. Il la regardait, blême, la bouche tremblante et les yeux embués. Si Agatha s'était demandé au cours de ces années s'il était au courant, elle avait désormais la réponse, et cet instant fut pour elle une délivrance bien plus grande que de sortir de prison.

– Je sais, dit-elle, c'est un gâchis d'une cruauté inouïe, mais ma sœur était assez douée en ce domaine.

– C'est une fille ou un garçon ? balbutia Tom.

– Tu as une préférence ? répliqua Agatha au bord de l'ironie.

Tom fut incapable de répondre. Pour la troisième fois en quelques jours, il s'avoua que, sous l'apparence d'un homme qui n'avait peur de rien, s'en cachait un autre, vulnérable.

Agatha fit un pas vers lui et Tom fut troublé de la sentir si forte.