– Pour soixante dollars ?

– Qu'il n'avait pas volés lui-même. Les sentences de ce genre étaient de vraies ignominies, laissant le détenu à la merci d'un comité qui se réunissait chaque année et décidait de son sort en fonction de sa conduite. Mais Jacskon étant noir, ses jours et ses nuits n'étaient que brimades, humiliations et sévices corporels. Il refusa de se soumettre. Chaque fois qu'il se rebellait, on l'envoyait au cachot, dans un réduit couvert d'excréments, sans aucune aération, où il lui était interdit de se laver, contraint de faire ses besoins sur le sol où il devait aussi dormir et manger.

– Vous l'avez connu ?

– Non, j'étais trop jeune. Jackson fut très vite identifié par les autorités comme un militant politique, un homme que l'on ne pourrait briser. Au cours de l'année 1970, alors qu'il était emprisonné depuis déjà dix ans, une nouvelle cour fut ouverte dans la prison, les gardiens s'amusèrent à y faire entrer dix Blancs et sept Noirs. Les Noirs qui avaient été choisis étaient connus pour leur militantisme et les Blancs pour leur racisme exacerbé. Un tireur d'élite fut posté dans un mirador, armé d'un fusil à lunette. Ce qui devait arriver arriva, une bagarre éclata et le gardien vida son chargeur. Trois Noirs tombèrent sous ses balles, un Blanc fut blessé à la hanche. Ils laissèrent un des Noirs qui avait été touché se vider de son sang dans la cour, alors qu'elle jouxtait l'infirmerie.

Des protestations s'élevèrent dans la prison, et pour une fois, Noirs, Blancs et Mexicains entamèrent de concert une grève de la faim. Trois jours plus tard, un grand jury du comté attribua la légitime défense au tireur d'élite. Le jour où ce verdict fut prononcé, un maton de Soledad fut retrouvé mort et Jackson, dont les autorités voulaient la peau, fut accusé du meurtre avec deux autres prisonniers, tous encourant la peine de mort. Trois Noirs sont abattus par un gardien qui s'en sort blanc comme neige, un gardien est retrouvé mort et trois Noirs vont aller s'asseoir sur la chaise électrique, tu vois la parodie de justice ! Leur procès devint emblématique du racisme d'État et les trois prisonniers furent baptisés « Les frères de Soledad ».

– Ils ont été exécutés ?

– Non. Des comités de défense se formèrent dans tout le pays. Deux avocats rendus à leur cause réussirent à faire destituer la pourriture de juge raciste qui voulait leur condamnation à tout prix et obtinrent que le procès se tienne à San Francisco. La presse locale de Soledad et de ses environs les avait déjà déclarés coupables. Les appuis affluaient de toute part, les comités de défense voyaient leurs rangs gonfler, les plus grands militants du pays prirent leur défense.

– Ils ont été innocentés ?

– Si tu arrêtais de m'interrompre tout le temps, je pourrais te raconter leur histoire ! Jackson avait un petit frère et, bien qu'il n'ait pas eu le droit de le voir grandir, il l'aimait plus que tout et cet amour fraternel était réciproque. Jonathan voyait en son aîné un héros, détenu de la façon la plus injuste. Au cours d'une audience où l'on jugeait trois autres prisonniers, Jonathan, qui n'était qu'un gamin, est entré dans le tribunal. Quelques instants après le début du procès, il s'est levé, a sorti un fusil dissimulé sous son manteau et a lancé aux détenus des pistolets qu'il avait cachés dans un sac en papier. Il a crié : « Ça suffit maintenant, c'est moi qui décide, libérez les frères de Soledad ! » Les prisonniers et lui ont pris des otages et se sont enfuis à bord d'une camionnette sur laquelle la police a tiré. Deux prisonniers, un des otages et Jonathan sont tombés. Après la mort de son frère, Jackson entreprit une correspondance avec sa famille et quelques proches, racontant son quotidien et son combat. Sa plume était celle d'un grand écrivain et ses textes furent publiés sous la forme d'un recueil dédié à la mémoire de son petit frère. L'ouvrage connut un certain succès, il fut traduit et publié à l'étranger, attirant encore plus d'attention sur le sort de Jackson, sur l'injustice dont il était victime, sur les atrocités du système carcéral, sur le racisme de l'appareil judiciaire. Le ministère public décida de le faire taire, Jackson fut abattu un an plus tard, au cours d'une prétendue tentative d'évasion de la prison de Saint Quentin où il avait été transféré. Ils l'ont tué mais ils n'ont pas réussi à faire oublier l'homme, ni sa cause. Les frères de Soledad sont devenus un symbole, leurs bourreaux disparaîtront dans leur médiocrité.

Était-ce de l'instinct, une prémonition, Agatha se retourna brusquement et regarda par la lunette arrière.

– Accélère progressivement, dit-elle en abaissant le pare-soleil.

– Nous sommes suivies ?

– J'en ai l'impression.

À la sortie de Woodward, les champs de maïs s'étendaient à perte de vue. Les seuls reliefs étaient formés par des silos et quelques corps de ferme. Aucun détour possible, nul endroit où se cacher et la vieille Oldsmobile ne pouvait rivaliser de vitesse avec la Ford qu'Agatha observait dans le miroir de courtoisie.

L'aiguille du compteur de vitesse dépassait les soixante miles, mais la distance entre les deux voitures ne se creusait pas pour autant.

– Ne va pas plus vite, dit Agatha, si cette voiture nous suit, il ne faut pas que son conducteur comprenne que nous l'avons repéré.

Pourtant, Milly continua d'appuyer sur l'accélérateur et l'aiguille dépassa les soixante-dix miles.

– Tu vas bousiller ton moteur ! protesta Agatha.

– Taisez-vous et laissez-moi faire, je vous l'ai dit, personne ne peut rivaliser avec moi au volant.

Un train de marchandises arrivait dans le lointain, avançant sur la voie ferrée qui biffait la plaine. Milly estima le temps qu'il mettrait à croiser leur route, et elle jeta un œil dans son rétroviseur. La Ford se rapprochait.

– C'est peut-être un type qui joue à l'aspirateur.

– Et cela consiste en quoi, jouer à l'aspirateur ?

– C'est une technique pour berner les flics en planque sur des chemins de traverse qui vous visent depuis leur bagnole avec un pistolet radar. Quand vous trouvez un pigeon qui roule au-dessus de la vitesse autorisée, il suffit de lui coller au train. Celui qui ouvre la route est pris en faute, celui qui le suit s'en tire à bon compte.

– À propos de train, j'en vois un qui va sonner l'heure de vérité, ralentis et ne fais pas l'idiote, nous n'aurons pas le temps de passer.

Milly obtempéra et leva le pied. Agatha observa la Ford qui grossissait dans le miroir.

Le conducteur de la motrice qui tractait un interminable convoi fit sonner son klaxon alors qu'il approchait du passage à niveau dépourvu de barrière. Le feu de signalisation se mit à clignoter, accompagné dans ses éclats du tintement d'une cloche.

Milly tourna brièvement la tête vers Agatha et s'écria :

– Fermez les yeux !

Elle appuya de tout son poids sur la pédale de l'accélérateur et le moteur rugissant de l'Oldsmobile donna tout ce qu'il avait dans le ventre. L'aiguille bondit jusqu'a la butée d'arrêt à l'intérieur du compteur de vitesse.

La voiture se rapprochait des rails, si elle les traversait à cette allure, elle y laisserait ses essieux.

En voyant une traînée de poussière se dresser devant lui, Tom comprit dans l'instant le tour qu'on lui jouait. Il accéléra, doubla l'Oldsmobile et traversa la voie. Mais juste avant de la franchir, Milly écrasa la pédale de frein, donna un coup de volant et accéléra à nouveau, faisant partir la voiture de travers pour la mettre dans l'axe du chemin qui longeait la voie ferrée.

Alors que fonçait le convoi qui la séparait désormais de la Ford, elle s'arrêta pour enclencher la marche arrière, recula jusqu'à la route et reprit la direction de Woodward à toute allure.

– Alors là, chapeau ! souffla Agatha.

Mais Milly n'avait pas le temps d'apprécier le compliment, son regard allait du pare-brise au rétroviseur ; tant que passerait le train, elles resteraient masquées aux yeux de leur poursuivant.

Elle bifurqua vers le sud à la première intersection, puis vers l'ouest au croisement suivant, dépassa une caravane de camions et fila vers les collines.

– Je crois que nous l'avons eu, dit-elle.

– Je crois surtout que tu es folle à lier. Mais ce n'est pas un reproche, bien au contraire.

*

Tom enrageait, en regardant, impuissant, défiler les wagons. Les trains de marchandises qui traversent le pays en comptaient parfois plus de soixante et ce convoi n'en finissait plus de s'étirer. Lorsque la motrice de queue s'éloigna, la route devant lui était déserte. Il retraversa les voies, se rangea sur le bas-côté et déplia la carte routière. Il avait raté le rendez-vous de Vera, mais pensait connaître l'endroit où Agatha se rendrait maintenant. Cette fois, il n'y aurait plus d'hésitation ; il avait une mission à accomplir, la dernière de sa carrière et il était résolu à la mener à son terme. Il refit demi-tour et poursuivit sa route vers l'ouest.

*

– Qui t'a appris à conduire comme ça ?

– Ma mère, répondit Milly, et aussi l'endroit où j'ai grandi. On s'en rapproche d'ailleurs. Je ne suis pas retournée à Santa Fe depuis sa mort.

– Tu veux que nous y passions ?

– Après ce que nous venons de vivre, je ne crois pas qu'un détour soit une très bonne idée.

– C'est sur notre route, et puis nous l'avons semé.

– Non, ça me ferait bizarre de m'y arrêter.

– Parfois, ce qui vous paraît bizarre a du bon, moi je pense que nous devrions aller lui rendre hommage.

– À qui ?

– À ta mère. Elle est enterrée là-bas, j'imagine.

– Pas question !

– Écoute-moi bien, même si cela ne me regarde pas. Il y a des choses qui ne se font pas dans la vie. La famille, c'est sacré, si ta mère te voit depuis là-haut, elle serait très malheureuse que sa fille passe si près d'elle sans se donner la peine d'aller se recueillir sur sa tombe. Tout à l'heure, au passage à niveau, c'est peut-être elle qui nous a protégées.