– Ce n'est pas moi qui ai refusé que l'on me juge.

– Je ne comprends pas.

– J'ai choisi de sauver ma sœur. C'était elle qui avait participé à l'action. Son nom est apparu sur la liste des personnes activement recherchées par les Fédéraux. Le procureur en charge de l'affaire avait fait savoir qu'il offrirait un marché à ceux qui se rendraient. C'est ainsi que notre justice fonctionne, un petit accord vaut mieux qu'un grand procès. À ce moment-là, le seul crime commis était : destruction de bien public. Cinq ans, alors qu'elle en risquait trente de plus devant un jury. Elle a accepté. La peine a été prononcée et le début de son incarcération fixé au premier jour du mois suivant. C'est alors qu'elle m'a avoué être enceinte. Comment se résoudre à l'idée qu'elle allait accoucher en prison ? Et qu'allait-il advenir de son bébé ? Je vivais dans la clandestinité, ma mère ne nous adressait plus la parole, nous n'avions plus que nous-mêmes l'une pour l'autre. Ma grande sœur était ma seule famille, elle était tout pour moi et je lui ai proposé de purger sa peine à sa place. Pour elle et pour son enfant. Nous avons fait falsifier nos papiers, je suis devenue Agatha et Agatha est devenue Hanna. Je l'admirais tellement que l'idée d'entrer dans sa peau me fascinait. J'allais enfin être l'aînée, la plus rebelle des deux, l'héritière de ses combats, devenir soudain ce qu'elle était et que je n'avais jamais réussi à être. Je n'avais pas peur. En incarnant Agatha, j'héritais de son courage, gagnais son assurance, son aplomb, et sa force. Quel héritage, n'est-ce pas ! D'autant que lorsqu'ils ont reconstruit le commissariat qu'elle et ses copains avaient fait sauter, un corps fut découvert sous les décombres. En signant cet accord avec le procureur, ma sœur avait aussi signé ses aveux, à ceci près que sa culpabilité était devenue la mienne. Le crime avait changé de nature, et ma peine fut lourdement aggravée, trente ans de plus que les cinq convenus. Je l'ai suppliée de dire la vérité, de me rendre à ma vie. Mais entre-temps, elle était devenue mère. À la seule pensée qu'on l'arrache à sa fille, de ne pas la voir grandir, de ne plus pouvoir la serrer dans ses bras, elle a perdu tout courage. Quelle maman privilégierait sa sœur au détriment de l'enfant qu'elle a mis au monde ? Elle a coupé les ponts. J'avais pris sa place pour qu'une mère et sa fille ne soient pas séparées et je suis restée derrière les barreaux.

Vera posa sa main sur celle de son amie, baissant les yeux, incapable de parler. Alors, Agatha lui conta l'histoire d'un carnet devenu son unique espoir de liberté.

– Et tu as pensé que j'avais ce carnet ? hoqueta Vera.

– Je l'espérais, cela m'aurait disculpée.

– Hanna...

– Agatha ! Je porte ce prénom depuis si longtemps que je n'en connais plus d'autre.

– Pourquoi ne pas avoir écrit au procureur ? Puisque c'était ta sœur qu'il avait condamnée, il aurait suffi d'une confrontation pour révéler la supercherie.

– Parce qu'il était au courant depuis le début. Ma sœur lui avait fait savoir qu'elle était enceinte. Grâce à sa condition, elle aurait pu intenter un recours pour obtenir une libération anticipée, ce n'était pas acquis mais loin d'être impossible. Sauf que ce jeune procureur voulait un coupable qui purge sa peine jusqu'au bout. Alors, invoquant l'innocence et l'avenir d'un enfant qui n'avait pas de raison de payer pour les erreurs de sa mère, il a fermé les yeux sur notre petite magouille. Les papiers que nous avions falsifiés étaient de bonne facture, et qui aurait pu soupçonner que quelqu'un puisse aller en taule de son plein gré ? Seulement, faire état de la duperie, surtout après qu'il y avait eu mort d'homme, aurait compromis sa carrière. Un type médiocre peut devenir un vrai salaud lorsque son avenir est en jeu. Il a probablement fait le bon choix puisque j'ai appris plus tard qu'il avait été promu juge. À dire vrai, je ne sais même pas si j'aurais eu le courage de les séparer, d'anéantir ce qui me restait de famille. Qu'est-ce que j'aurais pu faire si j'étais sortie ? Élever une enfant qui n'était pas la mienne jusqu'au moment où, à l'adolescence, elle aurait appris que sa vraie mère était derrière les barreaux, qu'elle ne la reverrait pas avant d'avoir trente-cinq ans et que j'en portais ma part de responsabilité ? C'est un choix terrible, n'est-ce pas ?

– Mais tu n'y étais pour rien bon sang !

– Je faisais tout de même partie de la bande.

– Et cette gamine, qu'est-ce qu'elle est devenue ?

– C'est elle qui t'a conduite jusqu'à moi.

Vera ouvrit les yeux si grands qu'Agatha crut un instant qu'ils allaient sortir de leurs orbites.

– Elle est au courant ?

– Non, elle ne sait rien. Sa mère a fait d'elle une jeune femme formidable, avec un caractère de cochon. Mais ce n'est pas pour me déplaire, l'important est qu'elle ait du caractère, n'est-ce pas ?

– Et tu ne veux pas lui dire ? s'exclama Vera, stupéfaite.

– Lui dire quoi ? Que je me suis dénoncée pour une sœur qui m'a trahie deux fois ? Milly n'a pas eu de père, je ne peux pas lui enlever sa mère en la déshonorant ; même morte, elle doit rester la mère qu'elle a aimée, c'est une chose sacrée. Et puis ce que j'ai enduré perdrait tout son sens. Rien que pour cela, je ne veux pas qu'elle sache la vérité, en tout cas pas toute la vérité.

– Alors, pourquoi l'avoir embarquée dans ta fuite ?

– Parce que c'est en pensant à elle que j'ai tenu le coup. Au fil des années, elle est devenue ma raison de vivre, ou de survivre. Parce que je me suis mise à l'aimer et à l'aimer de plus en plus. Alors je voulais la connaître, savoir quelle femme elle était devenue, si tout cela en avait valu la peine. Je crois bien que c'est le cas, et tu ne peux pas savoir à quel point cela compte pour moi. Je dois partir, Vera. J'aurais voulu te poser plein de questions, savoir ce qu'est la vie quotidienne d'une femme entourée d'adolescents...

– C'est une existence faite de joies et de frustrations, de moment glorieux et d'échecs, interrompit Vera. Il y a des gosses qu'on aime, d'autres qu'on ne supporte pas, et ce n'est pas parce qu'ils sont bons ou mauvais élèves. Ce qui fait la différence, c'est ce qu'il y a en eux. Depuis mon bureau dans la salle de classe, je peux présager de leur avenir. Deviner ceux qui feront quelque chose de leur vie et ceux qui sombreront dans la médiocrité, les généreux et les rapaces, les gentils et les teignes, ceux qui feront le bien et ceux qui feront du mal aux autres, les esprits larges et les mesquins. Je leur enseigne notre histoire, ce que nous avons fait, ils m'écoutent bouche bée, incrédules, sans que je puisse leur avouer que j'ai participé à cette histoire. C'est à la fois drôle et frustrant. Chaque année, il y en a au moins un qui donne un sens à mon métier, un élève dont je sais qu'en lui prêtant attention, en lui apportant ce qui lui manque je pourrai l'aider à devenir quelqu'un. J'ai la sensation d'être utile et cela me rend heureuse, et pourtant quand je me regarde dans un miroir, je me trouve toujours aussi gourde, c'est un sentiment dont je n'ai jamais pu me défaire.

– Retourne auprès d'eux, le temps m'est compté. J'ai été heureuse de te revoir, Vera, et tu n'as pas l'air gourde du tout. Si je m'en sors, j'espère que nous nous retrouverons.

– Je sais que tu t'en sortiras, je l'espère de tout cœur. File, je n'ai pas envie de retourner au collège tout de suite, je vais rester un peu ici, et laisse cette addition, elle est pour moi, c'est un plaisir et un honneur.

Agatha prit Vera dans ses bras et lui chuchota à l'oreille :

– Dis bien à tes élèves que nous nous sommes battus pour eux, que nous avons commis des erreurs terribles, mais que nous avons toujours agi pour un monde plus juste.

– Soit tranquille, ma vieille, je le leur répète chaque année.

*

C'était la première fois qu'il la revoyait et son cœur se mit à battre à toute vitesse. Il posa une main sur la crosse de son revolver, l'autre sur la poignée de la portière, mais ses deux mains tremblèrent. Et tandis qu'Agatha sortait du Wind Café, il sentit ses jambes se dérober, comme si son être tout entier sombrait. Elle était là, si près de lui, avançant sur le trottoir d'en face, entrant dans une voiture qu'il avait traquée sans relâche. Elle prenait place sur le siège passager, et lui restait là, tétanisé.

L'Oldsmobile démarra en trombe et fila sur Oklahoma Boulevard.

*

– Ça valait le coup de prendre tant de risques ?

– Quand vas-tu cesser de poser des questions stupides ? Tu m'as demandé la même chose la dernière fois. Cela ne valait pas le coup de revoir Raoul ? Tu ne t'es pas bien entendue avec lui, as-tu déjà rencontré dans ta vie quelqu'un comme lui ? Ton Frank est-il de sa trempe ?

– Vous êtes de mauvais poil ?

– Je suis en colère, folle de rage si tu préfères, et je ne veux pas passer mes nerfs sur toi, alors tais-toi jusqu'à ce que je me calme.

– C'est quoi Soledad ? interrogea Milly.

Agatha soupira.

– Soledad est un pénitencier où fut enfermé un innocent devenu une légende. Qu'est-ce qu'on vous apprend en cours dans ce putain de pays ?

– Des choses plus récentes, peut-être. Vous voulez bien pallier mon ignorance ? proposa Milly d'un ton espiègle.

– George Jackson avait passé son enfance dans les ghettos noirs de Chicago et de Los Angeles. Comme beaucoup de jeunes qui vivaient dans le plus grand dénuement, il avait eu maille à partir avec la police pour des délits mineurs. À dix-huit ans, il fut accusé de complicité de vol pour s'être trouvé au volant de la voiture à bord de laquelle un de ses copains devait s'échapper après avoir piqué soixante dollars dans une station-service. On lui avait conseillé de plaider coupable, lui promettant une peine maximale d'un an à purger dans la prison du comté. Il signa ses aveux, mais en lieu et place de la promesse qui lui avait été faite, on le condamna à une peine minimum d'un an et maximum à vie, et on l'envoya au pénitencier.