– Mais nous sommes au printemps, rétorqua Quint.
– Oui, et je ne vais pas tarder à rentrer chez moi. J'ai pris la route à la fin de l'automne et parcouru le pays. Pour tout te dire, j'ai eu envie l'an dernier de retrouver les copains qui sont encore en vie et d'aller les saluer ; nous avons vécu ensemble des choses peu ordinaires et je trouve regrettable que nous nous soyons perdus de vue. J'ai même pensé à recueillir des témoignages pour en faire un livre. Ce pour quoi nous nous battions pourrait intéresser les jeunes générations.
– Tu es devenu écrivain ?
– N'exagérons rien, j'écoute ce que l'on veut bien me confier et je couche des mots sur le papier, c'est un début, mais je me pique au jeu.
– Et avant, quel était ton métier ?
– J'en ai eu plusieurs, j'ai pas mal bourlingué, il fallait bien se débrouiller comme on le pouvait. Mais je constate avec plaisir que tu as réussi, je t'en félicite.
Quint fit un sourire forcé. Le majordome entra et posa un plateau devant Tom.
– Un scotch et un club sandwich, j'espère que cela vous conviendra.
Quint remercia Willem et lui donna congé. Il attendit qu'il ait quitté la pièce pour reprendre sa conversation.
– Alors ainsi, l'idée t'est venue de renouer avec de vieux camarades. Une réunion d'anciens combattants dans un petit restaurant serait tout à fait charmante. Une belle opportunité pour que l'on nous mette le grappin dessus, je suis certain que les copains trouveraient ton initiative formidable.
– Ce n'est pas de cela qu'il s'agit, Quint, c'est une démarche personnelle. Je traverse les États et je trouvais idiot de ne pas en profiter pour aller saluer de vieux amis et se rappeler de bons souvenirs.
– Pour ton livre ! Tu comptes en partager les droits d'auteur en autant de chapitres qu'il contiendra ?
– Pourquoi pas ? Après tout, c'est l'histoire de chacun de nous que je voudrais raconter.
– La mienne est passionnante, siffla Quint, tu pourrais en tirer une bonne cinquantaine de pages. Je ne te cache pas que je serais assez fier de la voir publiée sous une belle couverture. Pourquoi ne pas commencer tout de suite ? Enlève ton blouson, installe-toi au secrétaire, je vais te donner de quoi écrire et me mettre à table.
– Cela peut attendre demain, il est un peu tard ce soir.
– Qui s'est déjà confié à toi ?
– Robert, malheureusement il est tellement imbibé que ses propos sont trop confus pour en tirer quoi que ce soit. J'ai vu Max, qui vit à Philadelphie avec une très jolie femme. Brian a élu domicile dans un vieux car scolaire, il mène une existence spartiate, mais son intelligence est intacte. Raoul tient un club de jazz à Nashville, ce fut un vrai plaisir de le revoir, il a des anecdotes croustillantes. Et toi alors, comment es-tu arrivé à te faire une si belle situation ?
– À qui d'autre comptes-tu rendre visite ?
– Dis donc mon vieux, j'ai droit à un interrogatoire en règle, c'est moi qui suis censé poser les questions !
– Loin de moi cette idée, je trouve juste ton projet de livre passionnant, tu as piqué ma curiosité et plus j'y pense en t'écoutant parler, plus je me dis que notre histoire mériterait d'être connue.
– Ton enthousiasme me réjouit. J'espère revoir Vera, reprit Tom qui se prenait à son propre jeu et entrait dans la peau d'un journaliste d'investigation avec un naturel déconcertant. J'ai toujours eu un petit faible pour elle, je crois savoir qu'elle vit en Oklahoma, près de la frontière texane.
– Elle était jolie, tu as bon goût.
– J'aimerais aussi aller voir Hanna, mais j'ignore où elle habite.
– Et moi, comment m'as-tu trouvé ?
– C'est le métier qui rentre... L'écriture est un jeu de piste que l'on mène avec les personnages de son récit. J'ai croisé Robert dans un bar, il m'a indiqué l'adresse de Max, qui m'a conduit jusqu'à Brian et ainsi de suite.
– Et Raoul t'a donné mon adresse...
– Exactement !
– C'est très fort de sa part, la dernière fois que je l'ai vu, je n'avais pas encore été jeté en prison. Pour quelqu'un qui se targue d'être crédible, tu as encore des progrès à faire. Tu es sûr que tu ne veux pas te mettre à l'aise ?
Tom dévisagea Quint et ouvrit son blouson, laissant apparaître son insigne.
– Alors cessons cette comédie. Si je m'étais présenté en tant que marshal, je suppose que tu aurais exigé un mandat pour me laisser entrer ?
– Pourquoi cela ? Je n'ai rien à cacher ! J'aurais seulement été surpris qu'un vieux copain qui se révoltait contre le système soit passé du côté des flics. Reconnais qu'après ce qu'on leur a mis c'est assez surprenant. À moins que dans le temps tu n'aies déjà été une taupe.
– Pourquoi être entré dans mon jeu si tu savais à quoi t'en tenir ?
– Parce que cela m'amusait de te voir mentir avec autant d'aplomb, mais ce n'est plus le cas. Termine ton sandwich, au nom de notre vieille amitié je t'offre un lit pour la nuit et tu t'en iras demain.
– Elle est venue te rendre visite, n'est-ce pas ?
– Je ne sais pas de qui tu parles, Tom.
– D'Agatha, même si nous l'appelions Hanna à l'époque.
– C'est toi qui nous as balancés, à l'époque, comme tu dis ?
– Non Quint, ça je te le jure. Les fédéraux m'avaient contacté, je me suis servi d'eux pour vous protéger. C'est à moi que vous devez de ne pas être tombés dans l'embuscade qu'ils vous ont tendue.
– C'est très désagréable de t'entendre dire « vous », alors que je te croyais des nôtres. C'est bien le signe que tu travaillais pour eux. Agent double, c'est très romanesque, mais pardonne-moi de ne pas y croire.
– Je ne peux pas t'y obliger, bien que ce soit la stricte vérité. Je n'ai jamais donné qui que ce soit. Oui, je suis passé de l'autre côté de la barrière. Lorsque nos troupes ont enfin quitté le Vietnam, je ne voyais pas de raison de continuer notre combat. Je me suis opposé à la radicalisation du mouvement. J'avais lutté pour la paix, pas pour mener une autre guerre à l'intérieur du pays. Je ne suis pas devenu flic, mais marshal. Ma vie a consisté à mettre des ordures derrière les barreaux, des assassins, des trafiquants, des violeurs, des kidnappeurs, des types qui font de la violence leur raison d'être, et je suis fier de ma carrière. Elle n'a en rien contredit les idéaux de justice pour lesquels j'avais rejoint le groupe. Et si tu veux tout savoir, j'ai évité la prison à grand nombre d'entre nous. Tu vois, j'ai dit « nous ». Chaque fois que je pouvais avoir accès à un dossier sans me faire prendre, je le faisais disparaître. Plusieurs copains ont pu grâce à moi rester libres et vivre dans l'anonymat, même certains que je n'avais pas connus.
– C'est moche, on aurait dû te décerner une médaille.
– Tu peux être sarcastique si cela t'amuse.
– J'ai connu la taule et j'en ai conservé un certain rejet de l'autorité, ne m'en tiens pas rigueur.
– Et à ton avis, à qui dois-tu que le juge n'ait jamais rien su de ton passé ?
– Qu'est-ce que tu veux, Tom ?
– Retrouver Hanna avant qu'il ne soit trop tard.
– Là, au risque de te faire de la peine, je crains qu'il ne soit déjà trop tard. Tu peux aller la voir au cimetière de Santa Fe, mais je doute quelle te raconte quoi que ce soit.
– Tu ne sais pas tout. Il y a trente ans, Agatha est devenue Hanna et Hanna est devenue Agatha. L'aînée s'est tuée dans un accident il y a cinq ans, c'est de la cadette que je te parle, celle qui a pris le prénom de sa sœur avant d'entrer en prison.
– Je me souviens d'elle, je l'aimais plus que son aînée. Mais comme tu le dis, elle est en prison depuis des décennies, comment pourrais-je...
– Elle s'est évadée et je sais qu'elle est passée te voir.
– J'en suis heureux pour elle. Mais tu me surestimes. Pourquoi as-tu dit « avant qu'il ne soit trop tard » ?
– Il me reste vingt-quatre heures pour la trouver, ensuite, les fédéraux ne lui laisseront aucune chance.
– Et ton intention est de l'aider à s'échapper, tu comptes lui faire passer la frontière ? demanda Quint, que les révélations de Tom avaient ébranlé.
– Ce que je veux, c'est lui sauver la vie. Elle ne se rendra pas, je connais ceux qui viendront l'arrêter, et ils ont la gâchette facile. J'ai bon espoir de la raisonner, et de solides appuis pour empêcher que les quelques années qui lui restent à faire ne soient prolongées à cause de son évasion. Si je la ramène à temps, sa petite escapade lui vaudra quelques semaines de cachot, mais rien de plus.
Quint arpenta la pièce de long en large, en proie à un dilemme.
– Qu'est-ce qui te fait croire qu'elle ne se rendra pas ? grommela-t-il.
– À supposer que tu ne l'aies pas revue récemment, tu te souviens de la jeune femme qu'elle était ? Peux-tu penser une seule seconde qu'elle manquerait de courage face à ceux qui viendront l'arrêter ?
– Il est temps d'aller dormir, dit Quint, j'ai besoin de réfléchir.
– Si tu sais quoi que ce soit, dis-le-moi bon sang ! Fais-le pour elle, je t'en supplie. Je n'ai rien à y gagner. Tu crois que je brigue encore de l'avancement à mon âge ? Je ne t'ai pas menti quand je t'ai dit que j'avais pris ma retraite, et si j'en suis sorti, c'est pour elle. Alors réfléchis vite, chaque heure compte.
– Demain matin, au petit déjeuner, je te dirai ce que je sais. Il est tard, tu as la tête d'un homme qui n'a pas dormi depuis longtemps et je ne te laisserai pas reprendre la route ce soir.
– J'ai ta parole ?
– Tu as mon bon vouloir et c'est déjà pas mal.
Sur ces mots, Quint invita Tom à le suivre à l'étage. Ils passèrent devant la chambre qu'Agatha avait brièvement occupée et Quint offrit à Tom de s'installer dans la suivante.
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