– Ils n'ont pas le droit d'entrer sur ma propriété avant le lever du jour, protesta-t-il, outré.

– Mais dès l'aube, nous serons encerclés. Dépêchons-nous, avant qu'il soit trop tard.

– D'accord, répondit Quint. Je connais un motel dans la région où tu pourras passer la nuit, le propriétaire est une personne de confiance. Je prends mes clés et je t'y conduis.

– C'est moi qui l'y conduirai, intervint Milly. Allez chercher votre sac, je vous attends dehors, ne perdez pas de temps.

Milly se précipita à l'extérieur. Ses mains tremblaient encore alors qu'elle essayait d'insérer la clé de contact. Agatha ouvrit la portière et s'installa à côté d'elle.

– Garde ton sang-froid, tout ira bien, dit-elle d'une voix calme en guidant la main de Milly.

Le moteur vrombit et l'Oldsmobile s'élança sur la piste soulevant un nuage de poussière dans son sillage. Au bout du chemin, Milly s'engagea si brusquement sur la route que la voiture chassa de l'arrière et partit en zigzag.

– Ne nous fiche pas dans le décor, s'il te plaît.

Agatha se retourna et regarda par la lunette arrière. Au loin, deux phares se détachaient dans la nuit.

– Éteins tes lumières et roule aussi prudemment que possible.

Milly s'agrippa au volant, attendant que ses yeux s'accommodent à la pénombre.

– Quint vous a indiqué la direction du motel ?

– Concentre-toi sur ta conduite et ralentis un peu, je ne sais pas comment tu fais, je n'y vois rien.

– Ne vous inquiétez pas, j'y vois suffisamment pour nous maintenir sur la route.

Agatha se retourna à nouveau et vit les phares de la voiture bifurquer sur le chemin du domaine.

– Il s'en est fallu de peu, souffla-t-elle.

Devant elle, l'interminable ligne droite grimpait enfin le long d'une colline. Quand elles eurent franchi le sommet, Agatha indiqua à Milly qu'elle pouvait rallumer ses lumières.

Ce fut une recommandation providentielle. De grands nuages noirs passèrent sous le quartier de lune et une averse diluvienne se mit à tomber.

La capote avait dû mal se refermer, la pluie qui faisait rage dégringolait depuis la jointure du pare-brise sur les jambes d'Agatha.

Le visage de Milly se crispa.

– Ne t'inquiète pas pour ta voiture, demain le soleil séchera tout cela très vite.

– Ce n'est pas pour elle que je m'inquiète. La route est détrempée, les pneus ne sont pas tout jeunes, la gomme est lisse et je ne peux pas rouler dans de telles conditions.

Elles trouvèrent un abri dans une station-essence désaffectée ; Milly se rangea sous l'auvent qui ruisselait de cette pluie sombre et triste.

– Je m'en veux de t'avoir entraînée dans cette fuite, je n'avais pas le droit de te mêler à ça, grommela Agatha.

– Il est un peu tard pour y songer, vous ne trouvez pas ?

– Non, il n'est pas trop tard. Quand la pluie aura cessé, tu me déposeras au prochain patelin.

– En pleine nuit ? Et puis quoi encore ?

– Alors demain matin.

– Vous voudriez vous débarrasser de moi au moment où ça commence à devenir amusant ?

– Je ne vois vraiment rien d'amusant à notre situation !

– Vous nous avez vues toutes les deux, filant à toute berzingue, feux éteints dans la nuit, après ce dîner chez votre ami que j'ai bien cru sorti de l'un de ces films en noir et blanc que ma mère regardait à la télé. Et tout cela pour atterrir dans cet endroit minable, vous, trempée jusqu'aux os, et moi qui n'arrive toujours pas à m'arrêter de trembler. Je ne sais même pas à combien de miles je me trouve de chez moi, j'ai plus menti à Frank en quelques jours que je ne l'ai fait depuis que nous sommes ensemble, et je ne parle même pas de Mme Berlingot comme vous l'appelez, dont je ne pourrais plus jamais prononcer le nom sans avoir un fou rire. Je vous assure qu'il vaut mieux se marrer que d'essayer de trouver un sens à tout cela.

– Tu veux que je te donne une vraie raison de te marrer ? Quint, avec sa voix pointue et ses manières précieuses, n'est pas plus propriétaire de ce domaine que je ne suis la première dame du pays.

– Qu'est-ce que vous racontez ?

Agatha se contorsionna et sortit un cadre en argent qu'elle avait dissimulé dans son dos.

– Ce pauvre John fait un mort très en forme pour réveillonner en si ravissante compagnie. Et cette photo est on ne peut plus récente, regarde par toi-même.

Milly écarquilla les yeux en examinant la photo. La jeune femme qui enlaçait John portait l'une de ces paires de lunettes dont la monture indique le chiffre de l'année que l'on fête.

– Alors toute l'histoire de Quint n'était que mensonges ?

– Non, répondit Agatha d'une voix assurée, sa jeunesse, la prison, son arrivée au domaine, tous ces épisodes sont sûrement véridiques. En revanche, son admirable ascension s'est probablement arrêtée au moment où ce cher John lui a confié l'intendance de son domaine, pendant qu'il profitait de sa retraite. Ce que Quint a fait de sa vie force le respect, mais les hommes ont besoin de voir leur ego flatté... et si personne ne le fait à leur place, ils s'en chargent eux-mêmes.

L'averse cessa. Agatha fit quelques pas et revint vers Milly.

– Tu es fatiguée ?

– Épuisée d'avoir trop roulé aujourd'hui, trop dîné ce soir, et cette promenade à cheval m'a achevée.

– Tu me confies le volant ?

– Je croyais que vous n'aviez plus de permis.

– Ça ne veut pas dire que je ne sais pas conduire. À cette heure-ci, il y a peu de risques de croiser la police. Quand j'étais jeune, j'ai traversé maintes fois le pays à bord d'une voiture exactement comme la tienne.

– À bord ou au volant ? demanda Milly.

– Les deux ! Fais-moi confiance, je serai prudente, nous devons nous éloigner d'ici.

– Et vous vous sentez en état de reprendre la route ?

– Souviens-toi, je me suis assoupie durant une bonne partie du trajet, aujourd'hui.

– D'accord, dit Milly, je doute que nous trouvions un hôtel et je n'ai pas envie de passer la nuit dans cet endroit sinistre.

Agatha avança le fauteuil, tourna la clé de contact et démarra. Milly, luttant contre le sommeil, épiait sa façon de conduire, mais après une dizaine de miles, la route disparut derrière ses paupières.

*

Quint et le majordome étaient restés sur le perron, regardant l'Oldsmobile s'éloigner à toute vitesse sur la piste qui menait à la route.

– Je sais qu'il est tard, soupira Quint, mais il faut faire disparaître toute trace de leur passage au plus vite.

– Le patron rentre demain ? demanda le majordome.

– Non, à la fin du mois, comme prévu, mais nous risquons d'avoir encore de la visite cette nuit.

– Qui donc ? interrogea le majordome.

– Les fédéraux. J'irai leur ouvrir. Je vais devoir leur mentir et ce n'est pas la peine que je te mêle à ça.

– Mentir à quel sujet ? Nous n'avons vu personne depuis des jours ! En attendant, tu serais plus crédible si tu allais passer une robe de chambre, je les accueillerai.

– Non, Willem, rentrons, il va bientôt pleuvoir, je m'occuperai d'eux.

En un rien de temps, le majordome débarrassa le couvert, changea la nappe et remit les chaises en place. Après son passage, la pièce semblait immaculée. Il se rua au salon, redonna forme aux canapés et alla inspecter le bureau. Il était en train d'en repousser le fauteuil lorsqu'on sonna à la porte.

Quint avança vers le vestibule, cherchant à adopter l'attitude d'un homme surpris dans son sommeil, sans grand résultat.

– Accueillir les gens relève de ma compétence, râla Willem. Monte et laisse-moi m'occuper de ça.

Quint hésita, et obtempéra.

*

Agatha traversait la nuit. À ses côtés, Milly dormait d'un sommeil profond, que même les cahots de la route ne réussissaient à troubler. Lorsque les roues s'enfonçaient dans des ornières, sa tête plongeait en avant et, d'un geste délicat, Agatha la relevait chaque fois.

*

Le majordome ouvrit la porte et annonça sans préambule que son employeur était en congé.

– Auriez-vous l'obligeance de dire à Quint qu'un vieil ami lui demande asile pour la nuit.

– Monsieur l'intendant est couché ; à supposer que j'aille le réveiller, qui devrais-je annoncer ?

– Je viens de vous le dire, un vieil ami, se contenta de répéter Tom d'un ton glacial.

Le majordome le fit entrer et le pria de bien vouloir patienter dans le vestibule.

Quint apparut en haut de l'escalier, en robe de chambre, bâillant outrageusement dans le creux de sa main.

– Que se passe-t-il, Willem ? cria-t-il en descendant les marches.

– Une visite, Monsieur.

– À cette heure ?

Tom dépassa le majordome. Lorsque Quint le reconnut, il oublia sa prétendue fatigue et fut bien incapable de masquer sa surprise.

– Tom ?

– Tu attendais quelqu'un d'autre ?

– Je n'attendais personne, bafouilla Quint.

– Il y aurait peut-être dans cette immense baraque un endroit plus confortable pour m'accueillir ? Un scotch ne serait pas de refus, et un sandwich non plus d'ailleurs, si ce n'est pas trop demander à une heure pareille !

Quint fit un signe au majordome et invita Tom à passer au salon. Il s'installèrent face à face, chacun dans un canapé et se dévisagèrent de longues minutes.

– Cela fait combien de temps que nous ne nous sommes pas revus ?

– Une bonne trentaine d'années, je ne les compte plus vraiment, répondit Tom.

– Comment m'as-tu retrouvé ?

– Depuis que j'ai pris ma retraite, les hivers me paraissent interminables. J'habite dans le nord du Wisconsin, il y fait trop froid pour ma vieille carcasse.