– Ça suffit, Quint, j'en ai assez entendu.
– Je suis le dernier à qui ta sœur aurait rendu visite, elle savait pertinemment qu'elle n'aurait pas été la bienvenue.
Le majordome fit irruption dans le salon, escortant Milly. Il servit des rafraîchissements, adressa un clin d'œil à Agatha en posant sur la table basse un verre de jus d'orange dans lequel il avait versé une vodka bien tassée, et s'esquiva.
– Milly rêverait de monter à cheval, tu crois que ce serait possible ?
– Vous êtes bonne cavalière ? l'interrogea Quint.
– Je me débrouille, répondit Milly.
– Ce ne sont pas les montures qui manquent, je vais faire seller une bête, un de mes hommes vous escortera. Il y a de beaux paysages dans la région, le soleil sera couché dans deux heures, mais cela vous laisse le temps d'une jolie promenade, à condition de ne pas tarder.
Quint prit son téléphone, appela le majordome et lui transmit ses instructions. Quelques instants plus tard, la porte du salon s'ouvrit et Milly, plus heureuse que jamais, partit en remerciant son hôte.
– Soyez prudente, nos chevaux sont fougueux.
– Ne vous inquiétez pas, dit Milly en s'en allant.
– Moi, je m'inquiète, protesta Agatha en vidant son verre cul sec, tu vas me faire le plaisir de lui confier un canasson docile, je ne veux pas qu'il lui arrive quelque chose.
Quint poussa un soupir exaspéré.
– Maintenant que nous sommes seuls, dis-moi pourquoi tu voulais savoir si j'avais revu ta sœur ?
– Puisqu'elle ne t'a pas contacté, cela n'a aucune importance. Tu peux nous héberger cette nuit ?
– Cette nuit et le temps que tu voudras, cette demeure est gigantesque, j'ai six chambres d'amis, mais elles ne sont jamais occupées. En attendant que le dîner soit servi, tu as peut-être envie de te rafraîchir ?
– Ma coiffure ne te plaît pas ? demanda Agatha.
– Franchement ma chère, je te trouve crasseuse au possible, monte prendre un bain.
– Franchement mon cher, on dirait Rhett Butler, et ce n'est pas un compliment !
Agatha quitta le salon et gravit le grand escalier qui menait aux appartements des invités. Elle se retourna au haut des marches et contempla l'immensité de la demeure de Quint. En entrant dans la suite, où le majordome avait déposé son bagage, elle fut prise d'un vertige. De toute sa vie, elle n'avait jamais vu pareil luxe. Une baignoire se fondait dans le parterre de marbre d'une salle de bains aux dimensions démesurées. Au-dessus d'une vasque en lapis, un miroir encadré de dorures lui renvoya l'image de l'existence à laquelle elle s'était résolue.
Baignant dans une eau moussante et parfumée, Agatha vit défiler devant ses yeux une succession d'images : le visage de sa mère lui intimant l'ordre de ne pas quitter la maison, sa sœur l'entraînant dans la nuit, des fragments du voyage qu'elles avaient fait ensemble à travers le pays, la porte de la prison se refermant derrière elle. La salle carrelée où on l'avait déshabillée et humiliée avant de lui confisquer ses affaires, le matricule inscrit sur la combinaison orange qui serait désormais son unique tenue, le long couloir où elle avait marché, chevilles et poignets enchaînés, la fureur des détenues qui cognaient aux barreaux pour accueillir l'ingénue que l'on jetait en cage, ce corridor qui n'en finissait plus alors qu'elle s'enfonçait dans la captivité. Elle frissonna en entendant l'écho des bruits de la prison, le claquement des verrous, le grincement de la robinetterie des douches, le murmure sourd de la violence, ultime rempart au désespoir de ceux qui n'ont plus rien à perdre. Elle avait vécu en enfer et se trouvait soudain au milieu d'un éden. Elle suffoqua, sa gorge se serrait ; croyant étouffer, elle se jeta hors du bain et s'écroula au sol.
Il lui fallut un long moment pour reprendre son calme. Quand les battements de son cœur s'apaisèrent enfin et que sa respiration fut redevenue normale, elle se releva, enfila un peignoir et alla s'habiller.
En chemin vers le salon, elle croisa le majordome qui l'informa que Monsieur l'attendait dehors, avant de l'y escorter.
*
Quint était assis sur les marches du perron.
– On pourrait recommencer à zéro ? dit-il en l'entendant arriver.
– Recommencer quoi ?
– Nos retrouvailles. J'ai détesté ce moment au salon. Tu sais, sous mes grands airs, je n'ai pas changé tant que ça. On m'avait dit que la cinquantaine apportait sérénité et confiance en soi, chez moi elle est arrivée les mains vides. Les doutes, les angoisses, ce sentiment permanent de mal-être ne m'ont jamais lâché. Je repense très souvent à ce que nous avons vécu.
– Tu aurais une cigarette ? demanda Agatha en s'asseyant près de lui.
– Je vais t'en faire porter une.
– Non Quint, je voudrais que tu ailles me la chercher, toi, et que tu reviennes avec deux bières fraîches, que nous boirons au goulot. Alors, je retrouverai peut-être celui que j'ai connu.
Quint obtempéra et réapparut quelques instants plus tard, après avoir troqué son pantalon de velours côtelé et sa chemise blanche pour un jean usé et un tee-shirt noir.
– C'est mieux comme ça ?
– Ça te ressemble plus, enfin, tout du moins au souvenir que j'avais de toi.
Quint glissa deux cigarettes entre ses lèvres, craqua une allumette, les alluma, et en tendit une à Agatha. Elle inspira une longue bouffée avant de recracher la fumée en toussant.
– Dis donc, il n'y a que du tabac là-dedans ?
– Presque ! répondit Quint, hilare.
– Comment le jeune homme en guenilles que j'ai connu a-t-il aussi bien réussi dans la vie ?
– Je te raconterai cela à table, au moins je n'aurai pas à tourner sept fois ma langue dans ma bouche de peur de gaffer devant ton amie. Tout à l'heure, j'ai failli plusieurs fois t'appeler par ton vrai prénom.
– Sois vigilant devant elle, je t'en supplie.
– Tu m'as pris pour une andouille ou c'est juste une coïncidence ? Parce que la ressemblance entre cette Milly et...
– Oui, interrompit Agatha, Milly est ma nièce. Elle ne le sait pas et je tiens à ce qu'il en soit ainsi.
– Je vois. Et tu as emprunté le prénom de ta sœur pour que les choses soient encore plus simples ?
– Milly n'était pas née quand nous avons échangé nos identités. Pour elle, sa mère s'est toujours prénommée Hanna. En reprenant mon véritable prénom, je risquais de lui mettre la puce à l'oreille.
– Pourquoi ne rien lui dire ? Ne me raconte pas que c'est le hasard qui vous a réunies ?
– Max a donné un coup de main au hasard, je savais où et quand la trouver, elle mène une vie d'une régularité affligeante.
– Tu n'as pas répondu à ma question.
– Elle ignore tout, de mon existence, du passé de sa mère et de ce qui est arrivé entre nous.
– Elle ne savait même pas qu'elle avait une tante ?
– Si, mais on lui a raconté que j'étais morte avant sa naissance.
– Ta sœur a osé prétendre une chose pareille ?
– Plus triste encore, c'est maman qui m'a mise dans la tombe.
– Je suis désolé, soupira Quint. C'est une nouvelle qui a dû te faire beaucoup de mal.
– J'aurais pu m'en douter, maman ne m'a jamais pardonné. Ni à son autre fille d'ailleurs. Quant à Milly, je voulais la connaître, j'en ai rêvé pendant tant d'années. Mais je ne veux pas bouleverser son existence.
– C'est pour elle que tu t'es évadée ?
– Pour elle, et d'autres choses qui nous concernent toutes les deux.
– Que puis-je faire pour t'aider ?
– Après ce que tu m'as dit, rien.
Deux cavaliers approchaient au galop. Agatha admira la façon dont Milly maîtrisait sa monture.
– Ta nièce ne manque pas d'allure, s'enthousiasma Quint. On peut même dire qu'elle sait y faire.
Et étrangement, Agatha s'enorgueillit de ce compliment.
– Je t'en prie, Quint, sois attentif à ce que tu dis devant elle.
– Ne t'inquiète pas, je sais garder un secret.
– Tu as maintenu des contacts avec la bande ?
– Non, répondit Quint. J'ai toujours été le mouton noir du groupe, celui qu'on tolérait, mais qu'on ne respectait pas vraiment.
– Tu dis cela à cause de la couleur de ta peau ?
– Ne sois pas idiote, c'était juste une image.
– J'avais compris, mais je trouvais cela drôle.
– À peine sorti de la clandestinité, j'ai retrouvé un ancien copain des Black Panthers que j'ai fréquenté quelque temps. Plus tard, à l'époque où je débutais ici, j'ai hébergé une fille du SDC qui avait besoin d'un boulot et d'un toit. Une certaine Jennifer, tu ne l'as pas connue. Elle se débrouillait bien avec les chevaux, et puis un jour elle est partie, jamais revue ! Quant aux autres, il m'est arrivé d'avoir de leurs nouvelles, mais plus depuis longtemps. Et toi ?
– Max est le seul à être venu me voir, une fois l'an ; Lucy le faisait au début et puis ses visites ont cessé. Raoul m'écrivait une à deux fois par an. Pour le reste, ce fut le silence. Je n'en veux à personne, je suppose que chacun a essayé de sauver sa peau.
– J'aurais voulu en être capable, mais j'avais trop peur. Entrer dans la prison, affronter le parloir et les fouilles était au-dessus de mes forces.
– Tu n'as pas à te justifier, Quint. Puisque tu as été si proche d'Agatha, tu dois savoir en qui elle avait confiance ?
– Ta sœur ne faisait confiance à personne. Elle s'entendait bien avec Vera, je crois même qu'elles ont couché ensemble, mais je n'en ai jamais eu la preuve. Avec Robert aussi, le cousin de Max, je ne sais pas si tu te souviens de lui, un vrai tocard, et puis Bill qui est également passé dans son lit. Qu'est-ce que tu cherches à savoir ?
– Je te le répète, à qui elle faisait le plus confiance.
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