– C'est possible.
Milly s'arrêta à une station-service et remplit le réservoir. Agatha alla payer l'essence et revint les bras chargés de sucreries.
– Marshmallows, réglisse ou chocolat ? Je n'ai rien à moins de cent calories !
– Attendez-moi ici, dit Milly, je vais téléphoner à Frank.
Pour toute réponse, Agatha se contenta d'ouvrir le paquet de sucreries, et les avala sans retenue.
Milly s'éloigna, son téléphone à la main. Agatha l'observait du coin de l'œil. La conversation durait, et lorsque Milly s'aperçut qu'Agatha l'épiait, elle s'éloigna davantage en soupirant.
Quelques instants plus tard, elle reprit place derrière son volant et démarra.
– Il va bien ? demanda Agatha d'une voix légère.
– Nous allons bientôt arriver à Eureka, j'ai l'impression que la pluie nous y attend, le ciel s'obscurcit à vue d'œil.
– Si ma conversation t'ennuie, tu n'as qu'à me le dire.
– Il travaille beaucoup et il aimerait que je rentre.
– Pour que tu t'occupes de lui ?
– Parce que je lui manque ! assura Milly, agacée.
– Et à toi, il te manque ?
– Qu'est-ce que vous avez contre lui ?
– Absolument rien, je ne le connais même pas. D'ailleurs, j'adorerais en savoir un peu plus. Quel genre d'homme est-il ? Les seules histoires d'amour dont j'ai été témoin, je les ai lues dans des livres.
Milly fit le récit de sa rencontre avec Frank, vanta ses qualités, sa présence rassurante. Entre eux, il ne s'agissait pas d'une passion dévorante, mais d'une relation sans conflit, une vie à deux qui se construisait peu à peu, sans heurts, ni mensonges, que demander de plus ?
Après quelques virages, la route plongeait en ligne droite vers une vallée immense fermée à l'ouest par une chaîne de collines. Derrière des clôtures blanches qui s'étendaient à perte d'horizon, des hordes de chevaux paissaient dans des prairies si vastes qu'ils semblaient vivre à l'état sauvage. Trois miles plus loin, les barrières s'ouvraient sur un chemin de terre qui grimpait vers le nord.
– Tourne là, dit Agatha.
L'Oldsmobile s'engagea sur la piste, deux pintos la suivirent du regard et se lancèrent au galop. Milly releva le défi et appuya sur l'accélérateur tandis qu'Agatha, les yeux écarquillés, s'efforçait de retenir ses cheveux au vent. Milly poussait de grands cris parodiant les cow-boys qui rabattent le bétail, mais les chevaux gagnèrent allègrement la course ; ils filèrent au loin et Milly leva le pied.
Devant elles apparut une demeure coloniale qu'on aurait crue sortie des décors d'Autant en emporte le vent.
– Ce domaine appartient à votre ami ?
– J'en ai bien l'impression. Max m'avait prévenue, mais cela dépasse de loin ce que j'avais pu imaginer.
– Vous croyez qu'il me laisserait monter à cheval ?
– Tu l'as déjà fait ?
– J'ai grandi dans le Sud, dans un pays où il y a plus de pistes que de routes goudronnées. Chez nous, tout le monde savait monter à cheval. Maman était excellente cavalière. Équitation ou moto, du moment que je pouvais m'adonner aux joies de la vitesse sur les chemins de traverse...
– Un vrai garçon manqué !
– Il fallait bien qu'il y ait un homme à la maison, répondit Milly en se rangeant sous l'auvent.
Un majordome se présenta sur le perron. Le sourcil relevé, il toisa ces deux femmes échevelées au visage couvert de poussière.
– Les écuries se situent de l'autre côté de la propriété, dit-il d'une voix empruntée. Retournez à la route, prenez la direction d'Eureka, vous trouverez un chemin un peu plus loin.
– J'ai une tête de palefrenière ? demanda Agatha en avançant vers lui.
Le majordome, décontenancé, observa Milly.
– Madame Daisy et son chauffeur, peut-être ?
– Non, madame « je vais te coller mon pied au cul » si tu continues à me parler sur ce ton-là !
– Je suis désolé, mais nous ne faisons pas visiter le domaine aux touristes et nous n'avons rien à acheter aux démarcheurs en tout genre qui nous importunent à longueur d'année. Au cas où cela vous aurait échappé, vous êtes sur une propriété privée, allez ouste, demi-tour !
– Alfred, allez dire à Monsieur qu'une vieille amie l'attend devant sa porte.
– Je me prénomme Willem, Monsieur est absent, et je n'ai aucun rendez-vous figurant sur l'agenda du jour, je crains...
– Dites à Quint qu'une sœur de Soledad est venue lui rendre visite, et ne traînez pas, mon garçon. Un, vous commencez à me courir sérieusement sur le haricot, et deux, nous avons passé la journée sur la route, alors ouste comme vous dites ! Et un rafraîchissement ne serait pas de refus.
Le majordome tourna les talons, ébranlé par la détermination de cette singulière visiteuse.
– Sois gentille, demanda Agatha à Milly, va chercher mon sac dans la voiture, je voudrais saluer Quint en privé.
Impressionnée par son aplomb, Milly ne chercha pas à discuter. Elle redescendit les marches et s'en alla.
Quint apparut sur le perron, son air suspicieux se mut en un grand sourire dès qu'il reconnut Agatha. Pour tout bonjour, elle lui administra une paire de gifles.
– La première, c'est pour m'avoir si souvent rendu visite en prison, et la seconde pour ta conduite grossière la dernière fois que je t'ai vu.
– Je m'apprêtais à dire : « Hanna, quelle formidable surprise », s'exclama Quint en se frottant la joue, mais j'étais loin du compte.
– Hanna n'existe plus, je m'appelle Agatha. Tâche de ne pas l'oublier, surtout que nous ne sommes pas seuls. Et à propos de comptes, maintenant que les nôtres sont à jour, tu peux me prendre dans tes bras et m'embrasser.
Ce que Quint fit aussitôt en l'invitant à entrer.
Milly, que la scène avait laissée médusée, se tenait vingt pas en arrière.
– Ferme la bouche, tu vas avaler une mouche, et ne reste pas plantée là, lui cria Agatha.
– Qui est-ce ? chuchota Quint.
– Une jeune femme qui m'a prise en stop, nous avons sympathisé en route. Fais attention à ce que tu dis devant elle, répondit Agatha à voix basse.
Le majordome voulut la débarrasser de son sac, mais Agatha s'y accrocha fermement et lui fit les gros yeux.
– Je suis désolé pour tout à l'heure, madame, souffla-t-il.
– Ne soyez jamais désolé de faire votre boulot, et soyez tranquille, je ne suis pas une balance, dit-elle en avançant dans le couloir. Allez chercher mon amie, je ne sais pas ce qui lui prend, elle est tétanisée.
Le majordome, qui n'avait rien oublié de leur précédente conversation, demanda à Agatha ce qu'elle souhaitait boire.
– N'importe quel alcool fort, mais discrètement, si vous voyez ce que je veux dire, j'ai une réputation à tenir.
Le majordome s'inclina et partit à la rencontre de Milly.
Quint guida son invitée vers le salon. Les boiseries étaient recouvertes de tableaux sombres, éclairés par de petites lampes de musée, les meubles, en marqueterie précieuse, encombrés de bibelots. Ornements au plafond, moulures autour des portes et fenêtres, tout était d'un style abusivement chargé.
– Tu as cambriolé Fort Knox ? questionna Agatha en s'enfonçant dans un canapé moelleux.
– Plus malin que ça ! Au lieu de m'obstiner à changer le système, j'en ai tiré profit. Puisque je ne pouvais le détruire, je l'ai défié. Et j'ai gagné.
– À moins qu'en devenant son serviteur tu te sois laissé grassement payer.
– Question de point de vue, en attendant, avec ce que je verse chaque année à des associations caritatives, j'agis plus concrètement contre la pauvreté qu'à l'époque où nous imprimions des tracts dans des sous-sols obscurs.
– Tu le fais pour les plus démunis ou pour apaiser ta conscience ?
– L'apaiser de quoi ? De vivre dans l'aisance ? J'ai donné de ma personne durant toute ma jeunesse, je n'ai rien oublié, ni d'où nous venons, ni ce que nous avons fait, et encore moins pourquoi, mais j'ai la certitude de faire plus de bien autour de moi aujourd'hui que nous ne le faisions hier. Ne me juge pas sans savoir. Ce système que nous haïssions tant, je l'ai pressé, et je redistribue une grande partie de ce que je gagne. Je finance des écoles, deux dispensaires, une maison de retraite, j'ai créé cent emplois dans la région et je ne fais pas semblant d'être un saint. Je n'en dirai pas autant d'un grand nombre de nos gouvernants.
– Je ne t'avais rien demandé et je ne suis pas là pour te juger. Tu mènes ta vie comme tu veux, et si tu aides les autres, alors tant mieux, je ne pourrais pas prétendre avoir accompli quoi que ce soit pour mon prochain depuis trente ans.
– Alors changeons de sujet, j'ai déjà reçu une paire de gifles, essayons d'avoir une conversation agréable. Quand t'ont-ils libérée ?
– Je suis sortie en cachette, par la petite porte, lâcha Agatha, en prenant un certain plaisir au trouble qu'elle provoquait chez Quint.
– Tu es en cavale ?
– Oui, et maintenant que tu le sais, chaque minute qui passe fait de toi mon complice.
– En quoi puis-je t'aider, Agatha ?
– C'est amusant, répondit-elle, à l'époque je trouvais déjà ton vocabulaire précieux ; que tu élèves des chevaux au milieu de nulle part n'y a rien changé, cette grandiloquence m'a toujours semblé si naturelle chez toi.
– Et c'est un compliment ou une critique ?
– Un constat. Ma sœur m'a dit qu'elle t'avait rendu visite pendant que j'étais en prison.
– Si tel avait été le cas, j'en aurais été le premier étonné, et mon langage aurait certainement perdu l'élégance que tu lui attribues. Je vais être direct, l'eau a coulé sous les ponts et les secrets d'alcôves n'ont plus lieu d'être. Nous avions eu une liaison, elle et moi, et qui ne s'est pas achevée dans la dentelle. Tu étais trop petiote à l'époque pour t'en apercevoir, mais ta sœur avait la cuisse légère et un esprit retors. Moi, j'étais un jeune homme fragile, de ceux qui ne sont pas certains d'être attirés par les filles, et même si nous étions en pleine révolution sexuelle, faire son coming-out n'était pas encore à la mode. Ta sœur était différente, si combative. Un homme dans un corps de femme. Elle m'a rendu fou d'elle, et s'est bien servie de moi. J'étais son bras armé, elle me faisait faire tout ce qu'elle voulait, pour elle je courais des risques inacceptables. Si elle m'avait demandé d'aller libérer George Jackson, j'aurais probablement attaqué sa prison. Je la croyais sincère, mais j'étais bien naïf ! Pendant que j'exécutais ses ordres, elle en sautait un autre, et un autre, puis encore un autre.
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