– Alors un conseil, profite des quelques jours que tu peux passer avec Agatha, si tu aimes la contradiction, c'est une experte.

– Vous auriez été un père formidable.

– Ah bon ?

– Oui, je ne vous avais pas demandé de conseil.

– Eh bien, moi, j'aurais détesté avoir une fille comme toi.

– Vraiment ? s'étonna Milly.

– Non, répondit Raoul en la prenant par l'épaule.

Ils marchèrent sur le chemin qui bordait l'arrière du hangar en lisière des bois.

– J'ai un service à vous demander. Avant de partir, je voudrais lui faire un cadeau, j'y pensais en m'endormant et je crois bien que c'est ce qui m'a tirée du lit si tôt, confia Milly en regardant ses bottes. J'aimerais qu'elle aussi garde un souvenir de moi.

– Et en quoi puis-je t'aider ?

– Hier, quand elle s'est mise à chanter seule sur la scène de votre club, j'ai connu la même émotion que lorsque Jo me jouait de l'orgue à l'église.

– Et pas quand tu m'as entendu au cabaret ?

– Si, c'était beau, mais ce n'était pas pareil. Cette guitare qu'elle a prise dans la vitrine, elle coûte cher ?

– Une Gibson qui a appartenu à Springsteen ? Trois fois rien.

– Vous me faites marcher, vous avez connu Bruce Springsteen ?

– Tu aimes sa musique ?

– Vous plaisantez ? Et il a joué sur cette guitare ?

– Non seulement c'était sa guitare, mais il me l'a offerte en remerciement d'un service rendu. J'ai juré de ne jamais rien en dire. Oh, et puis à toi je peux bien raconter cette histoire. À une époque où il était aussi fauché que moi, il a dormi quelque temps dans ma piaule. Je sais que ça peut te paraître dingue, mais les plus grands de ce monde ont eu aussi vingt ans, et à cet âge, la majorité d'entre eux connaissaient la bohème. Bref, un soir, en rentrant, j'ai entendu du bruit dans ma chambre, je me suis dit qu'il devait être en compagnie d'une fille et ça m'a fait marrer. J'ai poussé la porte pour voir si la belle valait le coup que je pionce dans le canapé, tu parles d'un canapé, et je l'ai trouvé, roupillant dans mon lit avec sa guitare qu'il avait bordée comme si c'était sa douce. Le lendemain, il s'est excusé et m'a dit qu'elle avait besoin d'une vraie nuit de repos.

– Et c'est celle-là qu'il vous a donnée ?

– Non. Mais bien des années plus tard, il est passé par Nashville. J'ignore encore si c'est le hasard qui l'avait fait venir dans mon club ou s'il savait qu'il m'y trouverait, il a poussé la porte accompagné de quelques-uns de ses copains. Quand il m'a vu, il m'a pris dans ses bras, comme si on s'était quittés la veille, on a bu quelques verres et puis il est monté sur scène. Le plus drôle, c'est que les clients trouvaient que ce type qui chantait devant eux manquait de personnalité tant il parodiait Springsteen. Ce soir-là, mon club aurait pu connaître la gloire, mais je n'ai rien dit, je savais que son plaisir était de se produire incognito, comme dans le temps. On a passé la nuit à boire, à fumer et à jouer, jusqu'à l'épuisement. Quand je me suis réveillé au pied de l'estrade, il était reparti. Mais il m'avait laissé cette fameuse guitare que tu voudrais m'acheter, il avait glissé un petit mot entre les cordes où il avait écrit : « Elle a besoin d'une bonne nuit de sommeil, prends bien soin d'elle. »

– Vous me faites marcher, cette histoire n'est pas vraie, n'est-ce pas ?

– Elle l'est, puisque je viens de te la raconter. Maintenant, c'est moi qui vais te demander un service. Reste auprès d'Agatha, au moins encore un peu ; si tu ne l'abandonnes pas, je t'offre cette guitare.

Milly releva la tête et fixa Raoul longuement.

– Je ne suis pas quelqu'un qu'on achète, mais si vous me promettez que le jour où je reviendrai avec Jo vous l'écouterez jouer, alors je veux bien conduire Agatha jusqu'à la prochaine étape.

– Marché conclu, dit Raoul.

Milly plongea sa main dans la poche de son pantalon et sortit cent dollars qu'elle tendit à Raoul.

– Qu'est-ce que c'est ?

– Ce que je vous dois pour la guitare, si elle avait vraiment appartenu à Springsteen, elle aurait trop de valeur pour croupir dans une vitrine poussiéreuse même pas fermée à clé, et vous ne vous en seriez jamais séparé.

– Bien vu, tu es rude en affaires, mais je m'incline, répondit Raoul en hochant la tête. Agatha doit être en train de se préparer, va donc la chercher et lui annoncer que tu continues la route avec elle. Et nous sommes bien d'accord, je n'y suis pour rien !

– Mais vous n'y êtes pour rien, assura Milly.

– Très bien, pendant ce temps-là, je vais sortir la voiture, mettre la guitare dans le coffre et j'irai préparer ce café que je t'ai promis tout à l'heure. On se retrouve derrière le bar.

Milly courut vers le club pour ne pas changer d'avis.

*

Tom s'était réveillé avec l'aube. Il avait marché jusqu'à la route, plus proche qu'il ne l'avait imaginé dans la nuit. Un fermier passant sur son tracteur lui vint en aide. La voiture était crottée jusqu'aux portières, mais la mécanique n'avait pas souffert. Tom, après avoir chaleureusement remercié son sauveur, fila à toute allure, utilisant pour la première fois sa sirène. Il était 6 heures du matin, Nashville n'était plus qu'à une vingtaine de miles et l'aiguille au compteur dépassait largement le cent.

*

Milly patientait au volant. Raoul enlaça Agatha sur le pas de la porte, et la fit à nouveau tourner dans les airs.

– Repose-moi imbécile, tu m'étouffes.

– Si je pouvais, je te serrerais jusqu'à ce que tu t'évanouisses pour te garder dans mes bras.

– Dis-moi que tu as fermé les yeux cette nuit, lui chuchota-t-elle à l'oreille.

– Et pourquoi aurais-je fait ça ?

– Pour que tes mains soient les seules à m'avoir vue.

– Alors je les ai fermés, en me disant que si je ne te voyais pas, tu ne me verrais pas non plus.

– Merci pour tout, Raoul.

– C'est moi qui...

Mais Agatha le fit taire d'un doigt posé sur ses lèvres.

– Cette femme que tu aimais, elle est partie il y a longtemps ? demanda-t-elle.

– Cela fera trois ans à la fin du mois.

– Et tu sais où elle habite ?

– À Atlanta.

– Alors va la rechercher, andouille, parce que je suis certaine que depuis trois ans, elle s'emmerde à mourir avec des hommes de son âge, et après la nuit que je viens de passer, je peux t'assurer qu'elle doit s'en mordre les doigts, et te regretter tous les soirs.

– Je trouverai qui a ce carnet, tu peux compter sur moi.

– Sois discret, Raoul, je ne veux pas risquer qu'on le détruise avant de l'avoir récupéré. Je te téléphonerai dès que possible.

– Seulement depuis une cabine, sois brève et aussitôt que nous aurons raccroché, tu détales comme un lapin.

– C'est maintenant qu'il faut que je file, dit-elle en baissant les yeux sur la main de Raoul qui ne voulait plus lâcher la sienne.

Il l'embrassa et l'escorta à la voiture.

– Soyez prudentes, ordonna-t-il en se penchant à la portière.

L'Oldsmobile traversa le parking et bifurqua sur la route avant de disparaître.

Raoul rentra dans son club, referma la vitrine et soupira en allant se recoucher.

*

– J'ai une faim de loup, dit Agatha, pas toi ?

– Vous connaissez le proverbe, qui dort dîne ! répondit Milly.

– Eh bien, alors je n'ai pas assez dormi.

– Je l'avais bien compris et je n'ai absolument pas besoin d'en savoir plus.

– Tu devrais, cela t'instruirait sur les bienfaits de la maturité.

– La prochaine étape est encore loin ? questionna Milly, excédée.

– Nous y arriverons avant la nuit. Prends la direction du nord ; à la sortie de Clarksville, nous entrerons dans le Kentucky.

– Et c'est bien, le Kentucky ?

– Si tu aimes les chevaux. Moi, ce que j'aime, c'est changer d'État le plus souvent possible.

Elles firent halte à Murray, une petite bourgade à peine plus grande que l'université qui s'y trouvait. Sans la moindre hésitation, Milly parqua la voiture devant un restaurant, au seul motif qu'il était inscrit sur la façade : « Campus Bar ».

– Elle te manque à ce point-là, ta vie sur le campus ? demanda Agatha en feuilletant le menu.

– Comment savez-vous que je travaille sur un campus ? Je ne me souviens pas de vous l'avoir dit.

Agatha reposa le menu et fixa Milly du regard.

– Tu vois, ce qui est injuste, c'est qu'à trente ans on appelle ça de la distraction et on y trouve un certain charme, vingt-cinq ans plus tard, ton entourage s'inquiète et t'accuse de perdre la boule. Comment voudrais-tu que je le sache si tu ne me l'avais pas dit ? Et Mme Berlingot, je l'ai inventée, elle aussi ?

– Berlington ! Et j'ai beau réfléchir, je ne vois toujours pas à quel moment je vous en ai parlé.

– Alors je l'ai deviné, j'ai un don, si tu préfères.

– Qu'est-ce que vous avez fait pour mériter la prison ?

– Tu veux vraiment que l'on discute de ça dans un café ?

– Il nous reste combien de temps avant d'arriver ? Et ne me racontez pas de bobard, vous connaissez l'itinéraire par cœur.

Agatha regarda le plafond en faisant mine de réfléchir.

– Je dirai entre sept et huit heures, sans compter les pauses pipi et déjeuner. Tu devrais être débarrassée de moi à la tombée du jour, à moins qu'il y ait un peu de trafic, et ça, je ne peux pas le prédire, car au risque de te décevoir, mes pouvoirs divinatoires sont limités.

– Alors j'aimerais que vous me racontiez toute votre histoire, sans rien omettre, et vous pouvez commencer dès maintenant, personne ne nous espionne.

Agatha balaya la salle du regard et se pencha vers Milly.