– Peut-être pas, soupira Agatha.
– Et maintenant, quels sont tes projets ?
– Si je parviens à mettre la main sur ce carnet avant qu'on me rattrape, je me rendrai et j'attendrai la révision de mon jugement.
– Et si tu ne le trouves pas ?
– Je ne retournerai pas en prison, Max m'a confié un revolver, j'ai gardé une balle, pour moi.
Le regard de Raoul exprima un sentiment de tendresse mêlé de regrets.
– Je ferai tout ce que je peux, murmura-t-il, et toi, ne dis pas de bêtises. Reste ici, au moins le temps que j'enquête.
– Merci, mais c'est à moi de mener cette enquête, je dois trouver les autres, et puis appelle cela de l'instinct ou de la paranoïa, mais je flaire le danger et je préfère rester en mouvement.
– Ça ne servira à rien sinon à te faire courir encore plus de risques. Les temps ont changé. De nos jours, localiser quelqu'un est devenu un jeu d'enfant, tout est surveillé ou écouté. Un courrier électronique, un paiement par carte de crédit, un téléphone portable, même éteint, permettent de savoir où tu te trouves.
– Allons, Raoul, tu ne crois pas que tu exagères un peu ? Le FBI n'est tout de même pas la Stasi et nous n'avons pas encore sombré dans la dictature, à ce que je sache ?
Raoul afficha un air désolé.
– Nos identités, nos parcours, nos opinions, nos goûts et nos choix, ce que l'on achète ou regarde à la télévision, une place de cinéma, les articles et les livres que nous lisons, nos vies entières dans leurs moindres détails sont fichées, répertoriées. La NSA collecte plus de données qu'elle ne réussit à en traiter. Aujourd'hui, Orwell serait accusé d'être un traître à la nation et poursuivi.
Le visage d'Agatha exprimait incrédulité et dégoût.
– Je ne peux pas te croire. Vous qui étiez libres, comment avez-vous pu laisser faire ça ?
– Les méthodes évoluent, mais les justifications sont toujours les mêmes. On agite la peur de l'autre, du désordre, de l'ennemi invisible. Ça ne te rappelle rien ? Hier, les mouvements d'opposition que nous formions, quand ce n'était pas le communisme ou la bombe atomique, aujourd'hui le blanchiment d'argent des narcotrafiquants, les extrémistes, la violence omniprésente, et comme les menaces sont réelles on apaise les consciences en faisant valoir que celui qui n'a rien à se reprocher n'a rien à cacher. Ce qui n'est pas ton cas, et il va falloir apprendre à te méfier de tout, à rester en permanence sur tes gardes, bien plus qu'à l'époque. Tu dois te mettre à penser comme eux, de la même façon qu'ils essaieront de penser comme toi et chercheront à anticiper chacun de tes mouvements.
Agatha se retourna soudain vers la porte du cabaret, l'air inquiet.
– Qu'est-ce qu'elle fait ? Elle est partie depuis longtemps.
Raoul prit sa veste et se leva.
– Allons voir, de toute façon il est temps de rentrer.
Milly les attendait sur le parking, adossée à sa voiture.
– C'est tout ce que vous aviez à vous dire ? demanda-t-elle en écrasant sa cigarette.
Agatha et Raoul échangèrent un regard interloqué.
– Vous faites une drôle de tête, quelque chose ne va pas ?
– Tout va très bien, répondit Raoul, à part qu'il va pleuvoir cette nuit.
*
Tom s'était résigné à faire un nouvel arrêt. La fatigue l'accablait, il lui restait une bonne centaine de miles à parcourir et, une fois à Nashville, il faudrait qu'il soit suffisamment lucide pour agir.
Il consulta sa carte routière et réfléchit à la façon dont il procéderait pour interpeller Agatha. Elle était accompagnée et il tenait à l'appréhender quand elle serait seule. Une question lui traversa l'esprit : pourquoi la propriétaire de cette Oldsmobile acceptait-elle de la conduire à travers le pays ? L'idée lui vint qu'elle pouvait avoir été prise en otage, et il se sentit stupide d'avoir foncé tête baissée sans y avoir songé plus tôt.
Si Agatha avait une arme, cela changeait radicalement la donne. Il était plus qu'urgent de mettre un terme à cette folle escapade.
Il ouvrit sa Thermos, se servit un gobelet de café et redémarra. Le tonnerre grondait dans le ciel devenu noir. En roulant prudemment, il arriverait d'ici deux heures.
*
En sortant du cabaret, Raoul lança à Milly les clés de l'Oldsmobile. Il avait un peu trop célébré le retour d'Agatha. Milly reprit le volant tandis que les deux compères s'installaient sur la banquette arrière, entonnant une autre chanson de Peter, Paul and Mary dans un chœur joyeux. C'était la première fois depuis le début de ce voyage que Milly voyait Agatha dans cet état. Elle aurait aimé se joindre à eux, mais elle ne connaissait pas les paroles.
*
Une dizaine de voitures étaient encore parquées devant le club de Raoul. Il demanda à Milly d'en faire le tour et d'aller jusqu'au garage, à l'arrière du hangar. Il n'avait aucune envie de voir José ce soir, et les éclairs qui striaient la nuit annonçaient une grosse pluie.
La voiture remisée, Raoul fit entrer ses invitées. Un escalier montait vers un loft que Raoul avait aménagé au-dessus de la salle de spectacle. Raoul n'avait que deux chambres à offrir, il donna la sienne à Agatha, et à Milly celle qu'il réservait aux amis et musiciens de passage. Lui dormirait sur le canapé, ce n'était pas la première fois.
Milly alla se coucher, laissant Agatha et Raoul au salon.
– Il n'y a pas de femme dans ta vie ? demanda Agatha alors que Raoul lui servait un dernier verre.
– Il y en a eu beaucoup, puis une, qui est partie. Depuis je suis seul. Ce n'est que justice, j'ai brisé des cœurs, jusqu'à ce que l'on me rende la pareille.
– Qui était-elle ?
– Une merveilleuse musicienne, une artiste exceptionnelle que j'avais vue chanter dans un bar. Ce fut un vrai de coup de foudre. Nous avons partagé de belles années, mais elle avait trop de talent pour rester ici. Tu vas me traiter de fou, mais c'est moi qui l'ai poussée à s'en aller. Je l'ai presque mise dehors. Je l'aimais tellement que lorsque je me regardais le matin dans la glace je ne voyais plus que l'homme qui la faisait passer à côté de sa vie. Nous avions vingt ans d'écart et elle m'avait déjà beaucoup offert.
Agatha ôta le verre des mains de Raoul, lui caressa la joue et l'entraîna vers la chambre.
– Viens, murmura-t-elle, toi et moi nous avons presque le même âge.
La porte claqua derrière eux. Milly passa une tête dans le salon et sourit en le voyant désert. Elle entendit, à travers le plancher, les derniers clients quitter l'établissement et José qui rangeait les tables et les chaises. Peu de temps après, les lumières de la façade s'éteignirent et ce fut le silence.
*
Le rugissement d'un klaxon sortit Tom de sa torpeur. Ébloui par les phares d'un camion, il donna un coup de volant et fit une embardée. Les roues mordirent le bas-côté et la voiture sortit de la route, s'enfonçant dans un champ avant qu'il n'en reprenne le contrôle et réussisse à s'arrêter. Il sortit au grand air pour recouvrer son calme. Un coup de tonnerre lui fit lever les yeux et voir s'abattre sur lui les premières gouttes d'une averse, si violente qu'il retourna aussitôt se mettre à l'abri sur son siège.
La pluie fouettait le pare-brise, il n'entendait plus que son claquement assourdissant dans l'habitacle. Tom relança le moteur et tenta de rejoindre le ruban d'asphalte qu'il discernait à peine.
La terre s'était gorgée d'eau. Les roues patinaient dans la boue, la voiture zigzaguait plus qu'elle n'avançait et l'odeur de caoutchouc brûlé n'augurait rien de bon. À ce train-là, l'embrayage rendrait l'âme avant qu'il ait atteint la route. Tom leva le pied de l'accélérateur et se rendit à l'évidence. Quand bien même il arriverait à joindre une dépanneuse, il serait incapable de lui indiquer sa position.
Pour pouvoir sortir de ce bourbier, il devrait patienter jusqu'au matin.
1. Bedford Hills Correctional Facility est la seule prison de haute sécurité pour les femmes, située dans l'État de New York.
8.
L'air du petit matin était encore humide. Première levée, Milly s'aventura dehors, satisfaite que sa voiture ait passé la nuit à l'abri. Raoul surgit dans son dos.
– Matinale ?
– Toujours. Vous avez bien dormi, ajouta-t-elle en souriant ?
– Comme un ange, répondit Raoul d'un ton malicieux. Un café ?
– Avec plaisir ! Agatha est réveillée ?
– Pas encore, mais je t'ai entendue descendre alors je suis venu te rejoindre. Viens, allons faire quelques pas ensemble si tu le veux bien.
– C'est une drôle de femme, n'est-ce pas ?
– Non, c'est une femme exceptionnelle, mais tu ne la connais pas encore.
– Je vais rentrer chez moi, dit Milly.
– Je sais, je te comprends, tu n'as rien à voir dans tout ça.
– Je dois retrouver Frank, Jo et mon travail.
Raoul hocha la tête en signe d'approbation.
– Un jour, j'aimerais vous le présenter.
– Frank ou Jo ?
– Jo, c'est un pianiste exceptionnel, il a un don, mais il ne s'en rend pas compte.
– C'est souvent le cas chez les gens qui ont du talent, ils sont les derniers à le savoir.
– Jo est comme ça, il ne croit pas en lui, ni en sa musique, ni en sa poésie.
– Et Frank ?
– Frank n'a pas ce genre de problème.
– Alors, pardonne ma franchise, mais j'ai peur que tu t'emmerdes avec lui.
Milly partit dans un grand éclat de rire.
– Si je vous avais rencontré à l'adolescence, je me serais mis en tête que vous étiez mon père.
– Quelle drôle d'idée, et pourquoi ça ?
– Parce que j'aurais adoré qu'il me sorte un truc comme ça, qu'il me bouscule, me contredise, affirme des choses que je n'ai pas envie d'entendre, que je puisse lui faire la tête et le haïr le temps de grandir.
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