Herriman avait repéré son nouvel élève dans un club de jazz où, alors que s'en allait la nuit, Raoul finissait de boire tout ce qu'il avait gagné.

À cette époque, Raoul dormait rarement deux fois de suite au même endroit. Trouver un lit était une préoccupation quotidienne, aussi quand le professeur de musique lui avait proposé un toit et une éducation, le jeune homme avait vu passer la chance de sa vie devant lui à la vitesse d'un train qui traverse la plaine. Il n'était pas dupe des goûts de Herriman, mais jamais ce dernier n'avait eu le moindre geste déplacé, si bien qu'en ces temps affranchis Raoul avait fini par en déduire que le maître de musique n'avait d'appétit sexuel d'aucune sorte. Sa drogue à lui était de prolonger sa jeunesse en s'entourant de ceux qui la possédaient encore. Herriman était un aumônier d'un genre étrange, qui s'était fixé pour mission de sauver des âmes et de changer des destins. Avec une ténacité admirable, il avait souvent échoué et parfois réussi. À Berkeley, une dizaine de jeunes gens lui devaient d'avoir une nouvelle existence. Raoul était l'un d'eux. Herriman lui avait appris à s'habiller, à se coiffer, à parler correctement et surtout à utiliser son don à d'autres fins que de mettre des filles dans son lit. Au cours des vingt-quatre mois durant lesquels il avait vécu chez son professeur, Raoul, entré en rédemption, n'avait plus caressé une paire de seins ou de fesses, sauf de temps en temps du regard, mais ça ne comptait pas.

Agatha l'avait connu alors qu'elle entrait à la fac, c'était Max qui les avait présentés et l'amitié entre eux était née aussitôt.

Raoul ne suivait pas un cursus complet, mais fréquentait assidûment les cours de Herriman, où il excellait, et ceux de quelques-uns de ses collègues qui acceptaient de fermer les yeux sur la présence dans leur classe des protégés du maître.

Bien qu'il doive tout à l'Amérique, la condition de son enfance l'avait rendu sensible au sort des opprimés. Lutter contre la guerre, s'opposer à la politique impérialiste du pays, à la ségrégation, étaient pour lui des engagements nécessaires et sa voix grave l'avait porté au-devant des pieds de grève comme en première ligne des cortèges de manifs. Très vite Raoul s'était promené aux lisières de la loi, les franchissant allègrement dès qu'il fallait aider quelqu'un malmené par les flics. Et puis, de combat en combat, il avait dû un jour entrer dans la clandestinité. Comme la plupart de ses copains, il avait traversé le pays. Arrivé à New York, il avait vécu de petits expédients, tantôt dans le Bronx, tantôt dans les bas quartiers de Manhattan, peu lui importait du moment qu'il trouvait un boulot et un endroit où dormir. Mais dix années plus tard, Raoul avait encore la nostalgie du Sud, de ses journées aux lumières éclatantes. Dix hivers le long de l'Hudson River avaient été pour lui une véritable pénitence. À force de petites économies et de quelques larcins, il avait amassé assez d'argent pour sortir de l'ombre. Un matin de janvier où la température chuta si bas que les rues de TriBeCa avaient blanchi sans qu'il tombe de neige, Raoul plia bagage. Il donna la clé de sa piaule à un copain, contre la promesse qu'un de ses cousins lui trouverait du travail à San Antonio, parcourut trente blocs à pied et embarqua dans un bus à la gare routière de la 34e Rue.

Mais Raoul avait gardé dans son cœur une place pour Herriman que personne ne prendrait. Pendant que le pays défilait à nouveau derrière les vitres du Greyhound, il avait réfléchi à la façon de l'honorer. Cette préoccupation avait occupé ses pensées durant les deux premières nuits du trajet, l'empêchant de trouver le sommeil. Lorsqu'il vit un panneau qui annonçait Nashville, ce fut comme une révélation. Ce que Herriman avait fait pour lui, il le ferait pour d'autres ; il dénicherait des talents et les révélerait au grand jour. Raoul deviendrait agent d'artistes et, pour commencer cette nouvelle carrière, quel plus bel horizon que cette terre promise aux amoureux de la musique.

Il commença par louer un terrain et aménagea le hangar qui s'y trouvait en salle de spectacle, puis il sillonna les bars pour se faire des copains, offrit à tous les musiciens qui accepteraient de venir jouer chez lui l'espoir d'un avenir. Mais son trait de génie fut de mobiliser une bande d'ouvriers mexicains qui, contre des places de concert et des boissons gratuites, avaient bien voulu marteler et peindre la structure de son hangar jusqu'à lui donner l'apparence d'une immense guitare. Raoul n'avait jamais découvert de prodige pas plus que sa salle ne connut la gloire du Moody Blues ou du Village Vanguard, mais avec son architecture originale, elle avait fini par se tailler une belle réputation dans la région.

– Tu vois cet homme sur la scène, dit Agatha en concluant son récit, il m'a écrit à chacun de mes anniversaires, et il n'en a raté aucun.

Milly regarda Raoul reposer le micro sous des applaudissements nourris, et étrangement, elle se sentit privilégiée de se trouver en sa compagnie, fière qu'il eût été si attentionné à son égard quand elle choisissait ses vêtements. En repensant à ce qu'avait accompli un certain maître de musique, elle se jura de conduire un jour Jo jusqu'ici et de faire entendre à Raoul les compositions qu'il jouait au piano.

Raoul revint s'asseoir à la table.

– Tout à l'heure, dit-il à Agatha, nous en chanterons une ensemble.

– Sûrement pas ! répondit-elle.

– Si tu me refuses ça, après ce que j'ai entendu dans mon club, je te porte jusqu'à la scène.

– Tu ne devrais pas y être ce soir, dans ton club ?

– On tourne un peu au ralenti en ce moment, José saura se débrouiller et puis tu es là.

Et Milly devina dans le silence qui suivit que deux amis qui ne s'étaient pas revus depuis longtemps avaient des choses à se dire qui ne regardaient qu'eux. Sous prétexte de devoir passer un appel à Frank, elle s'excusa et les laissa un moment.

Raoul la suivit des yeux jusqu'à ce qu'elle ait quitté la salle.

– C'est incroyable ce qu'elle lui ressemble, dit-il. Tout à l'heure au club, il faisait trop sombre pour que je m'en rende compte, mais quand nous sommes sortis, je t'avoue avoir eu un choc.

– J'y étais préparée, Max m'avait montré des photos, et pourtant lorsque je me suis invitée dans sa voiture, j'ai eu l'impression d'être revenue trente ans en arrière et de voir son fantôme.

– Elle est au courant ?

– Non, elle ne sait absolument rien, à part que je me suis évadée, et elle l'a très mal pris. Elle veut rentrer chez elle. Il faut que j'arrive à la convaincre de rester auprès de moi.

– Raconte-lui tout, je suis sûr qu'elle changera d'avis.

– C'est hors de question, elle ne doit rien savoir de ce qui la concerne, il est encore trop tôt.

– Comment as-tu réussi à te faire la belle ?

– Avec beaucoup de patience et d'observation.

– Tu vas rester cachée chez moi, le temps que ça se calme.

– Justement, tout est bien trop calme. Ils n'ont même pas parlé de mon évasion, je n'ai pas trouvé le moindre entrefilet dans un journal.

– Ils ont peut-être décidé de te laisser enfin tranquille ?

– J'en doute, je ne vois qu'une seule explication : ils sont en train de me tendre un piège.

– Tu as dit à quelqu'un où tu comptais aller ?

– Je ne le savais pas moi-même avant de revoir Max.

– Alors, reste ici, c'est ce qu'il y a de plus prudent.

– Tu m'écrivais en prison, tôt ou tard ils viendront t'interroger, je ne te ferai pas courir ce risque.

– S'ils avaient voulu me mettre le grappin dessus, ce serait fait depuis longtemps. Et puis, je suis vénézuélien maintenant ! rigola Raoul.

– Non, ils t'ont fichu la paix parce qu'ils n'avaient pas de preuve contre toi et parce qu'ils détenaient leur coupable. J'ai payé pour tout le monde.

– Hanna, tu as payé pour Agatha, pour ceux qui ont planifié cette folie avec elle. Ton idée d'emprunter son prénom relève du masochisme. De plus, ce n'était pas pour toute la bande, mais quelques-uns seulement. Ceux qui n'y étaient pour rien ont dû fuir et vivre des années dans la clandestinité, rien de comparable avec la prison, mais nous avons connu des moments difficiles.

– Je sais Raoul, j'ai lu tes lettres.

– Qu'est-ce que je peux faire pour toi, Hanna ? Demande-moi ce que tu veux.

– Continue de m'appeler Agatha, surtout devant la petite !

Elle lui parla du carnet qu'elle recherchait et ajouta :

– Je suis venue te voir parce que tu étais celui à qui tout le monde se confiait...

– Ma chérie, si j'avais su que quelqu'un détenait de quoi t'innocenter, je serais allé le lui reprendre, avec une batte de baseball au besoin, et toi, tu serais sortie de prison depuis longtemps, et par la grande porte. Mais maintenant que tu me l'apprends, je vais mener mon enquête. Pourquoi Agatha aurait-elle confié ses aveux à quelqu'un ?

– Pour que je puisse sortir et prendre le relais s'il lui arrivait quelque chose. Mais celui ou celle à qui elle avait accordé sa confiance s'est bien gardé de respecter ses dernières volontés.

– Quel genre de relais ?

– La petite !

Raoul regarda longuement son amie dans le plus grand silence.

– Si c'était moi que tu avais aimé, rien de tout cela ne serait arrivé.

– Je sais, c'est la faute à pas de chance, mais j'en aimais un autre.

– Ne me dis pas que c'est toujours le cas ?

– N'évoque même pas son nom, s'il te plaît.

– Tu as su ce qu'il est devenu ?

– Non, comment l'aurais-je appris ? répondit Agatha. Comme nous, il a dû prendre un coup de vieux... Mais lui a probablement fondé une famille...

– Je n'ai plus jamais entendu parler de lui, si c'est ce que tu voulais savoir.