– Moi, mon père a été l'homme de ma vie, enchaîna Milly, et c'est absurde, car je ne l'ai pas connu. Je ne sais même pas qui il est. La mienne, de mère, n'a jamais voulu me le dire.

– Pourquoi ? demanda Agatha.

– Si je le savais ! Combien de fois je l'ai appelé la nuit en cherchant le sommeil, combien de monologues lui ai-je tenus. Je l'imaginais partout, dans l'habit d'un maître d'école, dans celui du père d'une de mes amies, une année, je m'étais mis en tête qu'il était le chef des pompiers, après avoir visité la caserne avec ma classe. L'année suivante, c'était le propriétaire du cinéma, parce qu'il aimait bien ma mère et ne lui faisait jamais payer ma place. Ensuite ce fut au tour de l'épicier, j'avais appris qu'il effaçait notre ardoise quand maman n'avait pas de travail. Et puis j'ai fini par me dire que si elle s'obstinait tant à refuser qu'on parle de lui, c'est qu'il devait être mort. Alors je me suis mise à le voir dans les nuages, dans la cime des arbres, dans des flaques d'eau. Ça tournait à l'obsession. J'étais fille unique et j'avais pour confident une ombre. L'avantage, c'est qu'elle ne me contredisait jamais. Et puis un jour, j'en ai eu assez. J'ai accepté la vie pour ce qu'elle m'offrait au lieu de la détester pour ce qu'elle n'avait pas voulu me donner. Reste un manque que je ne comblerai pas, et une question : est-ce qu'il m'aurait aimée ?

– Que tu es sotte, évidemment qu'il t'aurait aimée !

– Alors pourquoi est-il parti avant ma naissance ?

– C'est ta mère qui t'a dit ça ?

– Oui, qu'il n'avait voulu ni d'elle ni de moi.

Un bruit de crevaison se fit entendre, la voiture tangua, mais Milly réussit à la maintenir sur la route jusqu'à l'arrêt complet.

Agatha leva les yeux au ciel, la mâchoire serrée.

– La jante est intacte et je crois que le pneu est réparable, dit Milly agenouillée en constatant l'étendue des dégâts. J'ai une roue de secours dans le coffre, je vais la changer et nous nous arrêterons à la prochaine station-service.

Mais, l'opération se révéla plus complexe. Milly avait beau appuyer de tout son poids sur le manche de la clé, l'un des écrous refusait de tourner. Elle promena son téléphone portable dans toutes les directions pour appeler une dépanneuse, sans résultat, elle ne captait aucun signal.

Elles patientèrent une heure au milieu de nulle part avant qu'une camionnette apparaisse enfin à l'horizon. Milly se leva d'un bond et se mit en travers de la route, forçant le conducteur à s'arrêter.

Les deux gars qui en descendirent devaient arriver d'un patelin voisin. Ils portaient des chemises à carreaux, des jeans rapiécés, des chapeaux de vachers et, sur leurs visages, les stigmates de l'alcool qu'ils avaient bu la veille.

Milly leur demanda s'ils pouvaient l'aider à débloquer ce satané écrou, elle n'en avait pas la force mais des gaillards comme eux en viendraient à bout sans trop de difficulté.

L'un des deux hommes s'approcha de l'Oldsmobile et caressa la portière, sifflant avec une nonchalance vulgaire. L'autre posa sa main sur l'épaule de Milly, arborant un sourire édenté.

Il cracha son chewing-gum et se rapprocha d'elle.

– Bien sûr qu'on pourrait vous aider, mais ce serait quoi la récompense ? dit-il en resserrant son emprise.

Soudain, il sentit la froideur du canon qu'Agatha appuyait sur sa nuque.

– J'hésite encore, lança-t-elle d'un ton goguenard. Commence par changer cette roue, puisqu'on te l'a demandé poliment, et je verrai ensuite si je te laisse repartir avec tes deux roupettes ; et dis à ton petit camarade avec son air de demeuré qu'il se mette au travail s'il veut rentrer chez lui ce soir.

S'il avait eu un doute sur la détermination de cette femme qui le mettait en joue, la mine apeurée de son complice l'effaça dans l'instant.

– On rigolait, m'dame, faut pas s'énerver comme ça, bafouilla-t-il.

– Mais c'était en effet très drôle, répondit Agatha en le giflant avec son revolver, regarde comme on se marre bien ensemble.

L'homme vacilla et toucha sa joue ensanglantée.

– Mais vous êtes tarée !

– Dépêche-toi avant que je te montre à quel point je suis tarée, ajouta-t-elle en lui décochant une seconde gifle.

La douleur qui cingla sa mâchoire eut raison de ses dernières résistances, son acolyte le supplia de l'aider pour qu'ils se tirent de là au plus vite.

Quand le travail fut accompli, Agatha ordonna à Milly de reprendre le volant et aux deux hommes de reculer de cent pas.

Elles remontèrent à bord de l'Oldsmobile et foncèrent sur la route.

Milly serrait le volant si fort que ses phalanges avaient blanchi, il suffisait de la regarder pour voir à quel point elle était furieuse.

– Je leur ai fichu une belle trouille, finit par lâcher Agatha.

– Pas qu'à eux ! Et à votre avis, combien de temps vous nous donnez avant qu'ils nous rattrapent et jouent aux autos tamponneuses ?

– Un certain temps, répondit Agatha, malicieuse, en jetant les clés de leur camionnette par la vitre.

– Qui êtes-vous pour être capable d'une violence aussi froide ? interrogea Milly qui ne décolérait pas.

– Quelqu'un qui vient de t'éviter de passer un sale quart d'heure.

– Le mettre en joue ne suffisait pas, il fallait que vous le frappiez, et à deux reprises ?

– S'il m'avait donné l'occasion de lui en coller une troisième, je l'aurais fait avec un grand plaisir. Je ne supporte pas ces brutes qui jouent de leur pouvoir parce qu'ils ont la force pour eux. Ces imbéciles n'ont eu que ce qu'ils méritaient et ça les fera peut-être réfléchir la prochaine fois qu'ils auront envie de s'en prendre à une femme. Pense à toutes celles dont ils ont abusé. Je leur ai rendu justice. Cela étant, on va quand même attendre de s'être éloignées de ce coin avant de faire réparer ta roue.

Milly profita que la route s'étirait en ligne droite pour se retourner vers Agatha.

– Où se trouvait votre île ? Qu'est-ce qui vous y a retenue aussi longtemps ?

– Il me semblait t'avoir déjà répondu.

– Alors, pourquoi Jo a-t-il reçu l'appel d'un marshal qui vous recherche ?

– Ton Jo ? Quand a-t-il reçu cet appel ? questionna froidement Agatha.

– Hier, et qu'est-ce que ça change ?

– Certaines choses, répondit Agatha, troublée.

– Cette fois, je veux la vérité ou je vous jure que je vous laisse au prochain village, et vous poursuivrez votre voyage sans moi.

Le ton de Milly était sans appel.

– Mon île s'appelait Bedford Hills, ce n'était pas une île, mais une prison d'État, située au nord de New York. La pire de toutes. J'y ai passé vingt ans avant que l'on me transfère dans le centre correctionnel dont je me suis évadée il y a quelques jours.

– Vous êtes en cavale ? Alors non seulement vous m'avez menti, dit Milly en tapant rageusement sur le volant, mais vous avez fait de moi votre complice. Vous savez ce que je risque ?

– Tu ne risques rien puisque je t'ai prise en otage.

– Je fais une otage drôlement docile.

– Je te le concède, mais sois tranquille, d'abord nous ne nous ferons pas prendre, et quand bien même, je dirais que tu m'as prise en stop et que tu ignorais tout de ma situation.

Agatha rangea son arme dans la boîte à gants et se tourna vers Milly en soupirant.

– Tu as raison, je n'ai pas le droit de te faire courir ce risque, tu as déjà fait beaucoup pour moi, dépose-moi où tu veux, je saurai me débrouiller.

Peur, incrédulité, curiosité et excitation se bousculaient dans l'esprit de Milly, la plongeant dans une telle effervescence qu'elle avait accéléré sans même sans rendre compte.

– Tu ferais bien de ralentir, ordonna Agatha, je te rappelle que nous roulons avec un vieux pneu qui n'a pas servi depuis longtemps. Et ce serait dommage de se faire coincer par le shérif du coin pour un bête excès de vitesse.

– Quelle est la prochaine étape ?

– Nashville, confia Agatha. Si tu continues à appuyer sur le champignon comme ça, nous y serons en début d'après-midi.

Elles parcoururent cinquante miles sans s'adresser la parole. Pas un mot durant l'arrêt qu'elles firent dans un garage pour faire réparer la roue. Et une heure après cela, elles n'avaient toujours pas échangé une parole.

– Très bien, lâcha soudain Milly, je vous conduis à Nashville et nos chemins se séparent.

– Comme tu voudras, répondit Agatha, le regard perdu. En attendant, si tu voulais bien prendre à droite, il y a un temple de la musique à quinze miles d'ici où se trouverait la plus grande guitare du monde, ce serait dommage...

– ... de passer à côté sans aller le visiter ? Vous n'êtes pas sérieuse ?

– Oh que si !

– Ces types avaient raison sur un point tout à l'heure, vous êtes folle à lier.

– J'avais vingt-deux ans quand ils m'ont enfermée, j'en ai trente de plus. Trente années pendant lesquelles mon quotidien était réglé par des ordres. Le réveil, la douche, les repas, le travail à la lingerie, les sorties dans la cour. Dix mille neuf cent cinquante-trois journées de vie volées. Je ne sais pas combien de temps je resterai libre, mais je peux t'assurer que jusqu'à ce que l'on me reprenne, je vais réaliser toutes les choses que je n'ai pas encore faites, aussi bêtes et futiles soient-elles. Et comme tu ne veux surtout pas me ressembler quand tu auras mon âge, alors n'attends pas trente ans de plus pour t'en donner à cœur joie. En tout cas, réfléchis-y. Parce que même si tu es un peu en pétard depuis tout à l'heure, reconnais au moins qu'on s'amuse drôlement bien toutes les deux. Repense à ces deux couillons en train de chercher les clés de leur camionnette.

– Nous ne sommes pas Thelma et Louise !