– Vous aviez l'air de bien vous entendre, dit-il.
– Nous avons cru un moment nous être connues à l'université, mais ce n'était pas le cas, expliqua Lucy.
– C'est dommage, cela aurait été sympathique.
– Oui, probablement, répondit Lucy d'un ton laconique.
*
Il n'y avait pas une voiture sur la route. Elles avaient dépassé le sommet du mont Mill et laissé derrière elles la plus grande étoile du monde, bien terne dans la pâleur du matin.
– Pourquoi avoir menti à son mari ? demanda soudain Milly. Quel intérêt de faire autant de route pour retrouver des amis si c'est pour échanger deux mots avec eux et s'en aller ?
– Je n'ai rien dit parce qu'elle ne m'a pas reconnue.
– Vous aviez pourtant l'air de vous amuser.
– Elle plaisantait, je donnais le change, par politesse.
– Le change de quoi ?
– De la peine que cela m'a fait.
– Pourquoi ne lui avez-vous rien dit ?
– À quoi bon ? On vit avec quelqu'un, on s'invente un avenir commun, on dort dans le même lit, on partage ce qu'il y a de plus intime, et une fois séparés, on se recroise un jour dans une rue, l'air gêné, échangeant des banalités comme deux étrangers. Tu parles d'une hypocrisie ! Mieux vaut changer de trottoir, tu ne crois pas ?
– Vous avez eu une histoire d'amour avec elle ?
– Bien sûr que non, idiote, mais l'amitié, c'est pareil, le cul en moins.
– Moi, je crois surtout que ce n'était pas à elle à qui vous pensiez en disant cela, n'est-ce pas ? Cet homme qui a tellement compté pour vous, lui aussi fait partie de ceux que nous allons voir ?
– Peut-être.
– Je suis certaine qu'il vous reconnaîtra, et puis je ne suis pas d'accord avec vous, l'amitié et l'amour, ce n'est pas la même chose. Pourquoi ne vous êtes-vous jamais revus ? finit par lâcher Milly.
– Parce que mon île était lointaine, sauvage, brutale et dangereuse, ce n'était pas le meilleur endroit au monde pour s'aimer et fonder une famille.
– Ça ne me dit toujours pas pourquoi vous vous êtes quittés ?
– Qu'est-ce que ça peut bien te faire ?
– Je voudrais comprendre.
– Parce qu'il m'a trompée, répondit Agatha.
– Et vous ne le lui avez jamais pardonné ?
– J'en étais incapable.
– Je croyais qu'à votre époque coucher avec tout le monde était dans l'air du temps.
– Il n'était pas tout le monde et puis je n'ai pas envie de parler de ça.
– Vous êtes restée amoureuse de lui pendant trente ans sans lui pardonner ?
– Et alors, ce n'est pas incompatible, que je sache !
– Si, c'est totalement incompatible, ça n'a même aucun sens.
– Eh bien, ça en avait pour moi.
– Et lui, à part son élégance, qu'est-ce qu'il avait de si différent ?
– Je n'avais pas la moindre idée de la manière dont vivaient les garçons et les filles de mon âge, ce qu'ils aimaient ou détestaient, la façon dont ils travestissaient tout ou partie de leur identité pour appartenir à un groupe. Je n'étais pas une rebelle, juste quelqu'un souffrant de solitude. Je ne cultivais aucune différence, puisque j'ignorais tout de ce qu'était la normalité, de ces jeunes gens déterminés, à l'allure calme, aux gestes assurés, eux qui avaient reçu une éducation bourgeoise. Peut-être même m'arrivait-il de leur ressembler, peut-être leur arrivait-il de se sentir aussi mal que moi dans leur peau, mais comment le savoir au royaume des murmures ? Quand j'étais près de lui, j'avais l'impression de ne plus être invisible, j'existais. Nous n'avons jamais formé un couple ; une fois, rien qu'une seule, nous nous sommes embrassés, mais quel baiser, inoubliable ! Tu sais, il suffit parfois d'une étincelle pour embraser une vie. Il n'y a pas d'autre explication, c'est ainsi. Je savais que c'était lui et personne d'autre. Le jour où il m'a prise dans ses bras, j'ai vu les portes de mon adolescence se fermer, j'étais une femme.
– Pourquoi ne vous êtes-vous embrassés qu'une fois ?
– La pudeur ? La peur ? On se croisait de temps à autre dans des réunions étudiantes, c'était surtout pour cela que je m'y rendais. Nous ne cessions d'échanger des regards, mais nous gardions nos distances, enfin surtout lui. Est-ce qu'il pensait que j'étais trop jeune, est-ce qu'il redoutait de coucher avec une fille qui n'avait pas encore vingt et un ans ? On pouvait aller en prison pour cela. Avait-il choisi de nous donner le temps de nous connaître vraiment, parce qu'il me respectait ? Je supposais que c'était pour chacune de ces raisons, et je m'en fichais complètement, j'étais prête à patienter le temps qu'il faudrait. Et puis ma sœur a compris le lien qui se tissait entre nous. Elle était mon aînée et mon contraire, moi réservée pour ne pas dire effacée, elle, exubérante, déterminée, combattante et provocante à souhait, une vraie rebelle. D'ailleurs elle s'était vite taillé la part du lion dans le groupe, menant les discussions, décidant des actions. Sa force de conviction me fascinait, je l'admirais pour cela. Elle a tout fait pour le séduire, elle était bien plus belle que moi et avait deux ans de plus. À cet âge, deux ans, c'est beaucoup. Bref, un soir, elle est arrivée à ses fins. Il faut croire que j'étais sotte, je me suis gourée sur toute la ligne. Si la vie s'est donné autant de mal pour nous séparer, c'est que nous ne devions pas être ensemble.
– Leur histoire a duré ?
– Une seule nuit ! Elle ne l'avait mis dans son lit que pour m'emmerder, par jalousie, et aussi pour affirmer son emprise sur moi, son pouvoir.
– Mais quelle salope !
– Je ne te le fais pas dire !
– À quoi ressemblait-il ?
– Prends à gauche, répondit Agatha.
– Nous irions beaucoup plus vite par l'autoroute que nous pourrions rejoindre en tournant à droite.
– Mais on roulerait derrière des camions et tu t'ennuierais au volant. Et si tu nous mettais au grand air ? Il fait doux.
Milly attendit d'être au carrefour pour relever la capote.
– Avec vous, pas besoin de GPS, nota-t-elle en redémarrant, vous semblez connaître la route par cœur.
– Je n'ai aucun mérite, j'ai pris mon temps pour l'étudier.
– J'aimerais bien m'arrêter dans la prochaine ville, je dois téléphoner à Frank.
– Tu ne l'as pas fait hier soir ? J'ai cru t'entendre parler dans ta chambre.
– C'était avec Jo.
– Qu'est-ce qu'il voulait ?
– Rien, prendre de mes nouvelles, répondit Milly. Et votre sœur, vous lui avez pardonné ?
– Ne pas le faire serait revenu à lui avouer les sentiments que je portais à l'homme qu'elle m'avait volé. En me comportant comme si de rien n'était, je lui infligeais la pire des revanches : la priver de sa victoire. Et puis, nous avions pris la route ensemble, je lui devais de m'être émancipée de notre mère, je lui devais ma liberté. Le jour où elle a annoncé qu'elle quittait la maison, je l'ai suppliée de m'emmener. Notre mère hurlait, nous jetait nos affaires à la figure, allant jusqu'à se mettre bras en croix devant la porte pour nous empêcher de partir. Ma grande sœur m'a prise par la main, elle a repoussé maman et m'a entraînée avec elle. Je dois t'avouer que j'ai vécu en sa compagnie des années magnifiques, elle m'a fait découvrir des choses que je n'aurais même pas pu concevoir si elle m'avait abandonnée derrière elle. Sur ces chemins de vagabonds que nous parcourions ensemble, nous étions soudées, enfin, comme deux sœurs. C'était un sacré numéro, je n'ai jamais vraiment compris ce qui lui passait par la tête. Pouvait-on être idéaliste à ce point ? Elle ne rêvait que de fraternité, se battait contre la pauvreté, les discriminations raciales, luttait pour les droits des femmes, et tout cela à une époque où agir comme nous le faisions était souvent dangereux.
Agatha se mit à rire toute seule.
– Qu'est-ce qu'il y a de drôle ? demanda Milly.
– Rien, je viens de me souvenir d'une de ses âneries. Au collège, l'un de ses professeurs avait fait une remarque raciste en cours, je ne sais plus laquelle, une plaisanterie d'aussi mauvais goût qu'il était lâche. Nous vivions dans un patelin du Sud et il n'y avait aucun élève noir dans notre école, le prof ne courrait pas beaucoup de risques. Ma sœur n'en fichait pas une, mais elle était douée et avait donc sa place au premier rang. Le lendemain, elle s'était présentée en classe coiffée d'une perruque afro et vêtue d'un tee-shirt où elle avait dessiné le visage de Martin Luther King. Tu imagines la tête du prof quand il est entré dans la salle. Et comme si cela ne suffisait pas, elle s'est mise à fredonner « Summertime ». Ma sœur était une garce, mais une garce géniale, alors comment voulais-tu ne pas lui pardonner ?
– Vous n'aviez pas de père ?
– Oh que si ! C'était un personnage extraordinaire, un menuisier rêveur, que la guerre avait bien esquinté et pourtant, derrière ses cicatrices, il rayonnait de tout son être. Affable, bienveillant, toujours à l'écoute des autres, rendant mille services, il ne se plaignait jamais, et quel artiste ! Tous nos jouets, c'est lui qui les fabriquait de ses mains. Les heures qu'il a passées dans son atelier à nous construire une maison de poupées. Elle était immense ! À chaque anniversaire, chaque Noël, il y ajoutait des petits éléments de mobilier qu'il avait assemblés, des détails d'une justesse inimaginable. Sa femme et ses filles étaient tout pour lui, même si je l'ai souvent soupçonné d'avoir une préférence pour ma sœur, parce qu'elle était l'aînée. Après sa mort, la vie n'a plus jamais été la même. Maman était inconsolable. Ils formaient un couple uni où l'amour n'était pas de façade. Ce qu'ils pouvaient s'aimer, ces deux-là, à ce point que ma sœur et moi nous moquions souvent de leurs roucoulades. Nous étions leur seul sujet de dispute, papa prenait toujours notre défense et cela mettait maman hors d'elle. S'il était resté parmi nous, ma sœur et moi aurions eu un tout autre destin.
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