- Comment cela ? C'est ici qu'elle devait venir, et sans tarder.

- Essayez de comprendre : elle craignait d'être suivie, de nous mettre tous en danger. Alors elle a eu l'idée de retourner à sa maison de la rue de Bellechasse pour s'y cacher. La chance a voulu que je me sois rendue chez Mme Chaumet, ma couturière de la rue de Bourgogne, pour y faire quelques emplettes. Nous l'avons trouvée dans la rue, adossée à un mur, se soutenant à peine. C'est Biret qui l'a reconnue. Nous l'avons embarquée et nous voici ! A présent, vous en savez assez : allez souper !

Pitou revenait avec Marguerite, la bassinoire et le vin chaud; visiblement il grillait de curiosité. Batz le mit au courant en redescendant :

- Comment a-t-on pu la reconnaître pour Laura Adams alors qu'à l'exception de ceux qui fréquentent cette maison et de ceux qu'elle a rencontrés durant l'équipée de Valmy, elle n'a jamais vu personne ?

- C'est ce que nous saurons tout à l'heure. Du moins il faut l'espérer...

En fait, il s'était passé ceci : Louise étant souffrante le jeudi précédent, c'était seulement ce jour-là qu'avec Laura elle s'était rendue à la Tour pour sa visite à son époux. Or, tandis qu'elles déballaient leurs paniers pour la fouille habituelle dans la salle du Conseil, l'un des municipaux présents était venu regarder Laura sous le nez en s'écriant :

- Mais on s'est déjà vus, citoyenne ! T'es la fille d'Amérique qu' était y a pas longtemps chez l'citoyen Nivernais, pas vrai ?

- Non, citoyen, vous... tu te trompes! Je ne connais pas le citoyen Nivernais.

- Oh, fais pas ta mijaurée! J' sais bien qu' le citoyen Nivernais c'est pas une relation tellement recommandable, mais puisque tu y es pas restée ! Et puis, une fille d'Amérique c't' une amie... Tu t'souviens pas d' moi ?

- Non... non, pas du tout! Excuse-moi!

Les deux femmes avaient brusqué leur départ. Marinot, en effet, arrivait et commençait à parler avec le malencontreux bonhomme. Aussi, au lieu de rentrer à la rotonde et d'accord avec Mme Cléry, Laura s'était enfuie le plus vite qu'elle avait pu, droit devant elle, cherchant seulement à retrouver la Seine comme fil conducteur. Elle n'avait pas le moindre argent sur elle pour prendre un fiacre...

- JJ ne vous est pas venu à l'idée qu'en agissant ainsi vous alliez mettre Mme Cléry en danger? demanda Batz quand elle lui eut appris son aventure.

- Non. Elle m'a d'ailleurs encouragée à fuir en disant qu'elle aurait des réponses toutes prêtes si on l'interrogeait. Sans Marmot, elle m'aurait gardée, mais avec cette brute dans l'enclos, je courais le plus grave danger, m'a-t-elle dit...

- On peut lui faire confiance. Maintenant, expliquez-moi pourquoi vous n'êtes pas venue tout droit ici. Même sans argent vous pouviez prendre une voiture : on aurait payé à l'arrivée !

- Je sais... J'y ai pensé, répondit-elle, osant à peine lever les yeux sur lui, mais j'ai eu tout à coup horreur de moi-même. J'ai pensé que je ne vous apportais que des ennuis et que vous aviez assez fait pour moi. La conscience m'est venue que j'étais pour vous une gêne...

- Qui a pu vous mettre ces idées en tête ? Vous m'avez au contraire beaucoup aidé jusqu'à présent et vous avez toujours fait de votre mieux. Alors, pourquoi cette réaction?

- Je ne sais pas... Tout à coup, j'ai voulu redevenir Anne-Laure, j'ai voulu retourner chez moi...

- Dans une maison vide et sans doute dévastée comme la plupart des hôtels du faubourg Saint-Germain ? Et pour quoi faire ?

- C'est une question que je ne me posais même pas. Je crois que je cherchais l'ombre de ma fille puisque je n'avais même plus le droit d'apercevoir de temps en temps la petite princesse qui me la rappelait et que j'aime. Et puis, l'idée m'est venue que j'arriverais peut-être à retourner à Saint-Malo. J'y ai une mère après tout...

- Elle vous croit morte. J'y ai veillé.

- Oh ! c'est une femme forte ! Ma résurrection ne la ferait pas tomber en pâmoison. Si elle savait tout, elle saurait sans doute quoi faire de moi. Même si elle ne m'a jamais aimée...

Elle baissa la tête et Batz vit des larmes tomber sur ses mains. Il tira son mouchoir, obligea la jeune femme à lui faire face et essuya doucement le petit ruisseau salé. Il comprenait enfin que cette enfant avait passé sa courte vie à quêter un peu d'amour comme une plante fragile cherche le soleil. La vie ne l'avait vraiment pas gâtée en dépit des apparences : une mère indifférente, un époux impitoyable jusqu'au crime, un seul enfant mort avant la deuxième année. Et qui pouvait dire si la petite Madame saurait lui rendre la tendresse spontanée qu'elle lui avait vouée au cas où il leur serait donné de vivre ensemble?... Quand elle rouvrit les yeux elle eut un sourire triste :

- Est-ce assez stupide, n'est-ce pas? J'étais si troublée que je n'ai pas été capable de retrouver la rue de Bellechasse. Je ne connais pas bien Paris et je me suis perdue, j'ai dû prendre un pont trop loin...

Il s'assit sur le bord du lit et enferma dans ses grandes mains chaudes les doigts encore humides :

- Et grâce à Dieu, Marie vous a retrouvée ! Ici vous n'avez que des amis... dévoués! Il faut me croire, Laura...

- Ne m'appelez plus ainsi! Ce n'est qu'une apparence, un faux-semblant...

- Je ne vous appellerai plus jamais autrement parce que je ne veux plus me souvenir de la marquise de Pontallec ! C'était elle l'apparence. Laura, elle, est une femme libre, une autre femme... pas une loque désespérée ne souhaitant rien d'autre que tendre le cou à la hache du bourreau ou au poignard de l'assassin. Elle est mon amie chère... et mon alliée !

- C'est vrai ! Nous avons conclu un pacte.

- Oubliez-le ! Les heures que nous allons vivre sont trop graves pour en tenir compte. Demain le Roi sera devant ceux qui se sont arrogé le droit de le juger, lui sacré par Dieu ! Et c'est vers lui seul que doivent tendre dès à présent tous nos efforts. S'il est condamné à mort, nous avons une bonne chance de ne pas en sortir vivants parce que nous tenterons tout, même l'impossible, pour l'arracher au bourreau ! Allez-vous m'aider ?

- Oui... à condition de combattre à vos côtés ! Je ne veux plus être éloignée de vous !

Comme il l'avait déjà fait une fois, il la regarda au fond des yeux sans rien dire. Ce qu'il y lut l'éblouit et l'effraya tout à la fois ; il ne fut pourtant pas maître de son premier mouvement : se penchant sur elle, il posa ses deux mains sur ses épaules et lui donna, sur la bouche, un baiser, un seul, mais qui la bouleversa.

- Je vous le promets ! Autant qu'il sera possible vous resterez près de moi...

Et il quitta la chambre précipitamment...

La lettre de Le Noir arriva quatre jours après, portée par le valet à mine patibulaire qui avait sa confiance et qui repartit sans accepter autre chose qu'un verre de vin.

" Le chevalier d'Ocariz est rentré chez lui en excellent état, disait-elle. Ainsi que je le pensais, il suffisait d'alerter Chabot qui a jeté feu et flamme avec son manque de discrétion habituel, assiégé Danton, Robespierre et Marat pour que l'on retrouve " l'ambassadeur espagnol " dont la disparition amènerait sûrement l'Espagne à reconsidérer sa neutralité. Il a, en tout cas, fait suffisamment de bruit pour que les ravisseurs prennent peur. Ceux-ci sont - la chose ne vous étonnera guère -des " amis " d'Antraigues et les mêmes qui ont saccagé votre maison de la rue Ménars. Un indicateur bien dressé a donc permis à la police de retrouver l'objet perdu dans l'une des cryptes de l'église Saint-Laurent : elles sont, vous l'ignorez peut-être, très vastes, et communiqueraient avec les anciennes carrières de Montmartre. Triomphe discret de la police, joie de Mme d'Ocariz et satisfaction de Chabot qui empoche la jolie somme de 500 000 livres sur les fonds détenus par le banquier Le Coulteux pour venir en aide au Roi. De toute façon, le procès étant commencé, l'or espagnol ne peut plus servir à obtenir de la Convention qu'elle ne s'arroge pas le droit de juger et les ennemis du Roi peuvent s'estimer satisfaits. Servira-t-il à acheter quelques votes ? C'est ce que je ne sais pas. Le chevalier ruisselle de reconnaissance pour son ami Chabot que, dans sa candeur naïve, il espère amener à sa cause. Moi qui connais bien l'individu, je le suppose prêt à toutes les promesses pour obtenir une nouvelle part du gâteau. A votre place, je n'essaierais pas de revoir l'Espagnol. Vous avez autre chose à faire... Croyez-moi, toujours votre ami dévoué... et n'oubliez pas de brûler cette lettre ! "

Ce qui fut fait dans l'instant; après quoi Batz entra dans une profonde méditation d'où il ne sortit que pour prévenir Marie et sa maisonnée qu'il allait s'absenter quelques jours. Comme la jeune femme s'inquiétait de l'endroit où il comptait se rendre :

- Ne vous tourmentez pas, répondit-il en l'embrassant. Je ne vais pas loin. Simplement, il est temps que le citoyen Agricol reparaisse dans ses cabarets préférés et chez son amie Lalie.

S'enveloppant d'une épaisse houppelande - à cause du froid et surtout parce qu'elle déguisait parfaitement sa silhouette -, il prit sa canne et partit au pas de promenade dans le jour gris de décembre. De sa fenêtre, Marie le regarda s'éloigner. Elle savait où il allait.

En quelques minutes, Batz eut franchi la barrière sans éveiller l'attention des préposés occupés à commenter la gazette en buvant du vin chaud pour se réchauffer. Un peu plus loin, dans la rue de Charonne déserte à cette heure, se dressait, de part et d'autre du chemin, la masse noire de vastes bâtiments conventuels abandonnés comme tous leurs semblables. C'était, sur la droite, le couvent de Notre-Dame-de-Bon-Secours avec, juste en face, ceux des Filles de la Croix et de la Madeleine de Traisnel. Ce fut dans ce dernier que Batz pénétra et gagna, sans le secours de la moindre lanterne, la sacristie, pillée bien entendu et vidée de ses vases sacrés mais dont quelques armoires étaient encore en bon état. C'est là qu'il avait établi ce qu'il appelait sa " loge de théâtre ", l'endroit où il opérait en toute tranquillité ses changements de personnages. S'il avait choisi la Madeleine plutôt que ses voisins plus importants, c'était par une sorte de coquetterie jointe à une marque d'attachement à sa terre natale : l'avant-dernière prieure était de sa paren-tèle. Elle se nommait Luce de Montesquieu d'Arta-gnan et elle avait établi, dans les dépendances de la maison, une distillerie d'eau de lavande dont elle faisait venir les fleurs de son lointain pays d'Armagnac. Les sans-culottes avaient détruit les alambics comme engins de sorcellerie et, pendant longtemps, tout le quartier sentit la lavande brûlée. Il en restait encore un vague parfum qui, curieusement, faisait fuir les éventuels curieux. Le couvent passait, en effet, pour hanté. Des esprits craintifs juraient y avoir aperçu des fantômes de dames, celui de la reine Anne d'Autriche, la fondatrice, et celui de sa plus fidèle suivante, Marie de Haute-fort, duchesse de Schoenberg, morte à la Madeleine où elle s'était retirée et où elle avait été enterrée. Batz et Marie - elle était la seule à connaître cette cachette où son art de la scène avait rendu de grands services à son amant - avaient fait en sorte d'amplifier ces bruits en y ajoutant un petit supplément de malédiction, qui englobait le voisin immédiat, le couvent des Filles de la Croix, où plusieurs moniales avaient été tuées. Un endroit idéal, en vérité, pour qui voulait se cacher, d'autant plus qu'il était doté de nombreuses issues.