- Non, monsieur. Pas comme moi parce que je le suis depuis des siècles. Vous l'êtes comme vous avez été américain : parce que cela vous arrange et que le camp du plus fort vous attire. Quel bon Américain vous étiez pourtant quand vous vîntes à Versailles avec le colonel Laurens pour " solliciter " un nouveau secours financier. Que l'on vous a accordé, d'ailleurs : vous êtes reparti avec deux millions en argent et deux cargaisons de matériel de guerre. Quel respect vous éprouviez alors pour ce roi dont vous avez voté la déchéance et que vous allez sans doute vous arroger le droit de juger !

- L'homme n'est rien. C'est le régime qui est haïssable et qui devait être détruit...

- Allez donc dire cela au roi d'Angleterre et à William Pitt ! Ils vous pendront haut et court, monsieur le renégat anglais ! Et à propos de pendaison, quelle sentence allez-vous préconiser pour le fils de Saint Louis ? La corde ? La guillotine comme pour les voleurs des joyaux de la Couronne ?

- La violence n'est pas mon fait... et nous n'en sommes pas là.

Un élan de fureur jeta Batz contre Paine dont il empoigna les revers pour approcher son visage presque à le toucher :

- Alors quand vous en serez là - car je jurerais que vous allez y venir, vous l'apôtre des Droits de l'homme -, n'oubliez pas ceci : si vous osez voter la mort, moi, Jean de Batz, qui lui ai voué ma vie, je vous tuerai !

Il était fou de rage. Jamais sa voix n'avait tonné à ce point. D'une poussée brutale il envoya le député du Pas-de-Calais dans les jambes de ceux que la dispute avait attirés hors du salon et qui regardaient sans mot dire, effrayés par la violence qui venait de se déchaîner devant eux. On aida Paine à se relever en attendant peut-être une autre explosion, mais soudain Batz se calma. Ses yeux étince-lants regardèrent son adversaire remettre de l'ordre dans sa toilette :

- Cela dit, fit-il en retrouvant son sourire insolent, je suis prêt à vous rendre raison.

- Un duel ? cracha Paine avec un regard venimeux. Je n'ai jamais pratiqué ce genre d'assassinat déguisé ! Et interdit par la loi !

- Et comme la loi c'est vous!... Eh bien, il ne vous reste, mon cher monsieur, qu'à me faire arrêter ! J'ai l'intention de dormir dans cette maison.

Tournant le dos à l'assistance toujours muette, il alla prendre la clef que lui tendait l'hôtelier avec un demi-sourire et s'élança vers l'escalier. Arrivé dans la chambre aux meubles clairs tendus de perse, il contempla le lit comme s'il était surpris de le trouver là. La fureur qui s'était emparée de lui avait chassé la fatigue. Il alla verser de l'eau dans la grande cuvette de faïence à fleurs et y baigna longuement son visage.

Il ne regrettait rien de ce qui venait de se passer, même s'il s 'était fait un ennemi de plus, même s'il devait un jour en payer les conséquences. Il admettait volontiers qu'il avait commis une sottise, mais cette explosion lui avait fait tant de bien ! A présent il allait dormir, et demain il reprendrait le fardeau dont sa fidélité l'avait chargé. Demain? Tout à l'heure le combat recommencerait... à moins que des sectionnaires ne l'attendent à sa sortie de l'hôtel pour le jeter en prison ! Trois minutes plus tard il dormait.

Au Temple, cette nuit-là, personne ne dormit beaucoup, hormis le Roi et le petit Dauphin qui possédaient l'un le sommeil du juste, l'autre celui de l'innocence. Et peut-être moins que les autres encore, Laura et Mme Cléry dans leur rotonde où elles étaient presque aussi captives que la famille royale dans sa tour. L'annonce du décret ordonnant le procès leur était arrivé à sept heures par le canal du " crieur " qui venait chaque soir, près du mur de Paroy, hurler les nouvelles du jour pour tenir les prisonniers au courant de ce qui se passait dans Paris et aux frontières. Les journaux, en effet, ne franchissaient jamais le greffe de la Tour, sauf lorsqu'ils contenaient des articles insultants ou particulièrement injurieux. Le Roi, la Reine ou Madame Elisabeth les trouvaient alors oubliés comme par hasard sur le coin d'un meuble...

Le " crieur " était une trouvaille de Mme Cléry. C'était elle qui payait cet homme, un sympathisant, qui prenait bien soin de ne jamais attaquer le nouveau pouvoir ; les gardiens l'avaient accepté facilement, pensant que la délicate attention s'adressait à eux. On avait appris ainsi la victoire de Dumou-riez à Jemmapes, l'invasion de la Belgique, une autre victoire en Italie du Nord. La jeune armée républicaine semblait invincible...

Les deux femmes furent accablées. Depuis des semaines on parlait de ce procès, mais à mesure que le temps passait, on avait fini par n'y plus trop croire. Le Roi était déchu, emprisonné, n'était-ce pas suffisant? Eh bien, non! ce ne l'était pas. On allait juger et qui dit jugement dit condamnation. Mais à quoi ? C'était cela l'horreur, l'angoisse : à la leur elles mesuraient ce que devait être celle des trois princesses qu'elles apercevaient de plus en plus rarement, le mauvais temps servant d'excuse pour supprimer les promenades dans le jardin. En outre, si l'on jugeait le Roi, qu'allaient devenir la Reine, ses enfants et sa belle-sour ?

Pendant des heures, assises côte à côte près de la fenêtre d'où l'on voyait le mieux le donjon, Laura et Louise écoutèrent les échos de la joie bruyante des gardiens. Leurs cris, leurs chants injurieux traversaient les murs épais, emplissaient la nuit et leurs cours s'alourdissaient. Ces gens qu'elles aimaient sortiraient-ils un jour de ce vieux piège séculaire qui perpétuait l'écho de la malédiction de Jacques de Molay, le dernier grand maître des Templiers, proférée du haut du bûcher ? Et pour aller où ?

Hormis les achats qu'elles faisaient chez les commerçants voisins, les soins du ménage et les lessives au lavoir, la vie des deux femmes se réglait sur celle des prisonniers. Elles savaient que le Roi se levait à six heures du matin, qu'il se rasait lui-même, puis se laissait coiffer et habiller par Cléry. Qu'il passait ensuite dans la petite pièce qui lui servait de cabinet de lecture pour prier et lire jusqu'à neuf heures : le tout sous l'oil impassible du municipal de garde (il y en avait toujours un chez lui, un chez la Reine). Pendant ce temps Cléry s'occupait du Dauphin, faisait les lits, mettait la table pour le déjeuner puis descendait chez la Reine pour la coiffer ainsi que les princesses. A neuf heures, le déjeuner était servi chez le Roi par Cléry et, hélas, les Tison. A dix heures, tout le monde redescendait chez la Reine pour y passer la journée. Le Roi s'occupait de l'éducation de son fils, lui donnait des leçons d'arithmétique et surtout de géographie - Louis XVI était peut-être le meilleur géographe de son royaume! -, lui apprenait Racine, Corneille ainsi que l'histoire de ses ancêtres. La Reine s'occupait de sa fille, puis on brodait, tricotait ou l'on faisait de la tapisserie. A une heure, selon le temps, on descendait pour la promenade sous la garde de quatre municipaux et d'un officier. Cléry avait le droit d'y participer, jouait avec le Dauphin au ballon ou à d'autres jeux qui lui faisaient faire de l'exercice. Le brave homme ne manquait pas, alors, d'adresser un sourire aux fenêtres derrière lesquelles il apercevait la silhouette de sa femme. A deux heures le déjeuner était servi et c'était aussi le moment où le brasseur Santerre, devenu commandant de la Garde nationale, venait visiter les appartements, flanqué de deux " aides de camp ". Après le repas, le Roi et la Reine jouaient au piquet ou au trictrac et, à quatre heures, Louis XVI faisait une courte sieste, entouré par sa famille. Ensuite, il reprenait les leçons de son fils dont le souper avait lieu à huit heures dans la chambre de sa tante. On couchait alors l'enfant, puis la famille à son tour soupait : il était neuf heures. Après, on se séparait. Le Roi rentrait chez lui et lisait jusqu'à minuit...

Tous ces détails étaient arrivés à Louise et Laura par le canal de Lepitre, ce commissaire qui les avait tirées des griffes de Marinot et qui, sous prétexte de surveillance - elles avaient l'interdiction de quitter l'enclos du Temple -, venait leur porter les nouvelles de façon plus sûre que les petits papiers glissés par Cléry, lorsque le jeudi on allait lui porter son linge. Elles avaient lié amitié avec lui après avoir eu l'assurance qu'il était des leurs. Malheureusement, il n'était pas toujours de garde et il fallait aussi subir les visites indiscrètes de Marinot. Celui-là était vraiment détestable. Il venait toujours aux heures, déterminées selon l'horaire des prisonniers, où Mme Cléry jouait de la harpe, ou donnait une leçon à sa " nièce ", l'obligeant à s'interrompre, à répondre à ses questions stupides ou venimeuses. Il poursuivait aussi Laura de ses assiduités et la contraignit à s'en défendre. On frisa même le drame le jour où, pris de boisson, il voulut l'entraîner dans la chambre. N'ayant pas d'autre moyen pour l'arrêter, Mme Cléry saisit un rouleau à pâtisserie et l'assomma proprement.

Devinant ce que serait son réveil, on l'assit dans un fauteuil et, tandis que Laura préparait du café fort, Louise entreprit de le ranimer. Quand il ouvrit des yeux vagues, il eut quelque peine à réaliser ce qui venait de lui arriver. Louise en profita pour lui faire avaler un bol de café puis, comme il voulait se lever, le renvoya dans son fauteuil d'une bourrade :

- Écoute-moi bien, citoyen Marinot! déclara-t-elle. Je ne dirai rien de ce qui vient de se passer ici et je te conseille de l'oublier.

- Oublier ? Tu me paieras ça, citoyenne, et très cher encore ! éructa-t-il bien réveillé.

- Cela m'étonnerait ! Tu devrais savoir que la République est vertueuse, qu'elle n'admet pas que l'on force les filles qui le sont aussi comme cela se pratiquait sous l'Ancien Régime. Si tu recommences, je préviendrai un vieil ami...