Arrivés à destination il constata que la jeune Fanny exécutait parfaitement sa part du contrat : volets et fenêtres qui semblaient parfaitement fermés s'ouvrirent sans peine. Michelle se hissa sur l'entablement de la fenêtre avec une aisance dénonçant une longue habitude. Il la retint au moment où elle allait entrer :

- Il est bien entendu que vous ne retournerez plus rue Ménars ?

- Et vous ?

- Dieu que vous êtes agaçante! Bien sûr j'y retournerai; demain, en plein jour et pour juger des dégâts mais, cela fait, il sera inutile d'aller m'y attendre car je ne suis pas près d'y revenir...

- Quand vous verrai-je alors ?

- Lorsque j'irai rendre visite à vos parents et vous vous comporterez comme une bonne petite fille bien sage...

- Je ne suis plus une petite fille ! protesta-t-elle.

- Eh bien, faites comme si vous l'étiez encore ! Et rentrez! Une patrouille approche! Ces gens-là grâce à Dieu ont le pas lourd et des souliers ferrés, mais je n'ai aucune envie de répondre à leurs questions. Je suis votre serviteur, mademoiselle Thilo-rier!

Et il s'enfuit en courant, tournant le coin de la rue Feydeau et de la rue Montmartre au moment précis où la patrouille de nuit apparaissait à l'autre bout. Il ne s'arrêta de courir qu'une fois arrivé sous les arbres du boulevard qui perdaient leurs dernières feuilles et, là, s'assit sur un banc pour réfléchir et se reposer un peu. Il se sentait fatigué et ne savait plus où aller finir la nuit. A cette heure, il n'y avait plus de fiacres et les diverses demeures qu'ils s'était ménagées dans Paris - rue des Deux Ponts, rue Saint-Jacques, rue de la Pelleterie chez Ange Pitou, rue des Lions-Saint-Paul où gîtait le citoyen Agricol -, tout cela était trop loin.

Où aller ? A présent qu'il était immobile, il sentit le froid tomber sur ses épaules, un froid humide et pénétrant auquel Batz, né dans un pays de soleil, s'avouait sensible. C'était l'une de ses faiblesses. Il se leva fit, quelques pas pour se réchauffer en tournant en rond. Autour de lui, le boulevard avec ses cinq rangées d'arbres et ses rares bâtiments était vide, désert... une autre planète! Il ne pouvait pas rester là. Non par crainte d'une patrouille ou des malandrins qui, la nuit, descendaient des faubourgs pour chercher pâture dans la grande ville. Il avait sur lui de quoi se défendre; c'étaient plutôt les forces qui risquaient de lui manquer. Il lui fallait à tout prix dormir ! Deux ou trois heures suffiraient, mais il fallait que ce soit à l'abri du froid.

Il caressa l'idée de rentrer rue Ménars. Sachant qu'il leur avait échappé, ceux qui avaient envahi sa maison étaient peut-être partis; il était possible aussi qu'on l'y attende et que la charmante demeure où toutes choses portaient l'empreinte de Marie soit devenue un piège...

Marie ! Son image s'imposa à lui soudain, douce, rassurante. L'amour qu'elle lui donnait sans compter était pour lui comme un manteau protecteur dans lequel il se sentait bien. Elle lui était infiniment chère et elle l'attendait peut-être encore dans la maison de Charonne... au bout de la terre ! Il l'imagina dans le joli salon ovale qu'elle parait toujours de fleurs ou de feuillages, pelotonnée au coin du feu dans la bergère de satin aurore qu'elle affectionnait, guettant les bruits de l'extérieur tout en répondant avec grâce aux propos de Devaux ou de l'ambassadeur américain qui lui vouait une véritable admiration... aussi éloigné de lui que si l'Atlantique les séparait!

Chose étrange, ce fut l'évocation de l'homme à la jambe de bois qui lui apporta le moyen de sortir du marasme où il se trouvait. L'hôtel White bien sûr! La confortable, voire luxueuse auberge du passage des (ci-devant!) Petits-Pères, qui servait de relais, de club aux Américains de Paris, et aussi aux Anglais. Tous ceux qui débarquaient à Paris arrivaient droit dans cette demeure où ils retrouvaient un peu l'atmosphère du pays et où Jonathan White savait accueillir chacun comme il convenait. Batz y était allé souvent déjeuner avec Morris, Blackden ou un autre de ses amis d'outre-océan et, s'il n'y avait jamais couché, il était certain que, même si l'hôtel était plein, l'aimable hôtelier lui trouverait un coin pour dormir! En outre, ce n'était vraiment pas loin! Juste derrière la place des Victoires ! Comment n'y avait-il pas pensé plus tôt?

Il ne lui fallut que peu de minutes pour atteindre l'oasis espérée et il poussa un soupir de soulagement en voyant qu'en dépit de l'heure tardive les salles du rez-de-chaussée étaient encore éclairées. Il y avait du monde autour des tables où l'on discutait ferme. Face à la masse noire, quasi sépulcrale, du couvent des Augustins vidé et de leur grande église pillée et désertée [xvi], l'hôtel White lui fit l'effet d'une lanterne allumée au cour de la nuit...

Insensible au bruit qui régnait dans sa maison, White, assis à un petit bureau dans le grand vestibule, faisait ses comptes. Il se leva aussitôt pour accueillir l'arrivant, sans d'ailleurs montrer la moindre surprise de sa venue.

- Monsieur le baron, c'est un plaisir de vous recevoir, dit-il courtoisement, employant les anciennes formules de politesse pour bien montrer que les décrets révolutionnaires n'avaient pas cours chez lui. Mais si vous venez souper, je crains qu'il ne soit trop tard. Les fourneaux sont éteints...

- C'est sans importance... quoiqu'un verre de vin et une tranche de pâté, ou simplement de pain, ne me déplairaient pas. Je voudrais une chambre pour la nuit. En rentrant tout à l'heure chez moi, rue Ménars j'ai eu la désagréable surprise de trouver mon logis pillé de fond en comble. Impossible d'y dormir. Alors j'ai pensé à vous... Pour cette nuit seulement, bien sûr!

- Soyez tranquille, j'ai ce qu'il vous faut. Mais quant à dormir, j'espère que vous y arriverez... avec ce bruit ! Le décret pris aujourd'hui par la Convention agite tous les esprits ! Ces messieurs discutent depuis des heures. Certains sont pour, d'autres contre...

- Et la majorité ?

- Est plutôt pour. Vous le savez sans doute, les citoyens de la libre Amérique regardent, depuis son début, la Révolution française avec une certaine et bien naturelle sympathie...

Comme pour lui donner raison, un homme sortit de la salle et s'arrêta un instant au seuil pour achever sa phrase :

- ... et souvenez-vous que, dès le retour de Varennes, j'ai publié une " Adresse aux Français " pour les inciter à en finir avec le régime des rois. Elle a été placardée sur les portes de l'Assemblée dès le 1er juillet de cette année...

Puis, se détournant :

- Il nous faut encore quelques pintes de bière,

Mr. White ! Batz devenu soudain très pâle se plaça entre lui et l'hôtelier :

- Avez-vous vraiment besoin de cela, monsieur le député du Pas-de-Calais, pour convaincre votre auditoire que toute raison vient de vous ? Mettre le Roi en jugement, hein ? Est-ce ainsi que l'Amérique entend lui payer la dette de reconnaissance qu'elle a envers lui ?

L'homme qu'il apostrophait ainsi avait environ cinquante-cinq ans et il était sans doute le seul Américain que Batz détestât franchement. Peut-être parce qu'il ne l'était pas vraiment. C'était, en effet, peu de temps avant la révolte des " colons " d'Amérique contre l'Angleterre que Thomas Paine, alors âgé de trente-huit ans et originaire du Norfolk où il avait reçu une éducation quaker, avait fui sa terre natale et découvert l'Amérique. Il était devenu l'un des brandons de la révolution en gestation. Il avait alors offert ses services à l'armée, mais le Conseil de sécurité de Philadelphie avait préféré le nommer secrétaire de la commission des Affaires étrangères. A ce titre, il effectua plusieurs voyages en France pour obtenir l'aide financière et militaire de Versailles. Il s'y fit des amis et suivit avec passion les débuts de la Révolution dont il s'était fait l'ardent propagandiste, allant même jusqu'à retourner à Londres à ses risques et périls pour y mener campagne en faveur de la nouvelle France. Il put fuir juste à temps pour échapper à la police et assister, en France, au drame du 10 août. L'un des derniers actes de la Législative avait été de lui conférer la nationalité française après quoi quatre départements - l'Oise, l'Aisne, le Puy-de-Dôme et le Pas-de-Calais - souhaitèrent être représentés par lui à la Convention. Il avait choisi le dernier et, depuis, sa parole enflammée faisait merveille.

Au physique, c'était un homme de taille moyenne, maigre avec un long visage osseux, un long nez pointu, un front large et haut autour duquel flottait une chevelure grise " sans poudre et sans rouleaux ", des yeux enfoncés dont le regard semblait toujours plus ou moins sur la défensive. Immuablement vêtu de noir à peine éclairé d'une sorte de jabot blanc et court - il restait fidèle au style quaker de sa jeunesse -, il représentait un type d'homme que Batz détestait : une espèce d'apatride répétant volontiers que le monde était son pays, ce qui lui permettait de se mêler sans cesse des affaires des autres. En général pour y souffler la tempête. Gouverneur Morris, à qui il reprochait avec aigreur ses habitudes mondaines, son goût du faste et des jolies femmes, ne l'aimait pas beaucoup plus...

Le rencontrer à l'issue de la journée et de la soirée qu'il venait de vivre, c'était pour Batz la goutte d'eau faisant déborder le vase. Avoir devant lui l'un de ces conventionnels qui s'apprêtaient à traiter le roi de France comme un vulgaire gibier de potence et que celui-là fût étranger était plus qu'il n'en pouvait supporter. Jamais il n'avait éprouvé cette envie de meurtre qui faisait trembler ses poings crispés. L'autre, cependant, avait reçu l'algarade avec un calme parfait :

- Les dettes de l'Amérique ne me regardent plus, citoyen... Batz! Peut-être n'avez-vous pas encore compris que je suis français... comme vous !