- Il a gardé - tout comme Monsieur - de nombreuses accointances parmi les hommes en place. Dans sa tanière du bout du monde, il apprend bien des événements et quelque chose me dit qu'il vient à la curée. Il sait déjà, soyez-en sûr, que la Convention s'apprête à juger le Roi.
- Elle n'en a pas le droit. Qu'elle ait voté le décret ordonnant le jugement est une chose, mais le Roi ne peut être traduit que devant les Parlements ou alors l'Appel au peuple !
- Elle se moque de tout ça. Soyez-en sûr, elle va s'arroger ce droit-là. Comme elle s'arroge tous les autres. Reste à savoir si elle aura l'audace de l'envoyer à la mort. Je suis certain qu'Antraigues est là pour l'y aider et si je pense que sa présence a quelque chose à voir avec vous, c'est parce qu'il sait que vous ferez l'impossible pour sauver votre maître... et qu'il compte faire d'une pierre deux coups. Ainsi, mon ami, gardez-vous bien! fit en conclusion l'ancien lieutenant de police en posant une main sur l'épaule de son visiteur.
- Je n'y manquerai pas, sourit celui-ci. Mais... que faisons-nous pour Ocariz?
- Vous, rien. Vous avez d'autres chats à fouetter. Quant à moi, je vais simplement faire prévenir Chabot de l'événement. Ou je me trompe fort, ou il va faire un bruit de tous les diables parce que lui aussi les deux millions l'intéressent. Les ravisseurs, qui pourraient bien être des hommes d'Antraigues, prendront peur et je jurerais qu'on lui rendra son ami en bon état.
- Son ami ? gronda Batz avec dégoût. Vous êtes sûr de cela?
- Tout à fait. En se servant des femmes on obtient de curieux résultats, mais il est évident que notre Espagnol ne se vante pas de cette amitié-là. Il en a peut-être même un peu honte... et cela ne l'empêche pas d'être votre ami de tout son cour... et de vouloir sauver le Roi. Sur ce point d'ailleurs, il n'a pas le choix : c'est un ordre de son souverain à lui!
- Eh bien, je m'en remets à vous ! soupira Batz en se levant.
A cet instant, le serviteur entra et vint dire un mot à l'oreille de son patron qui releva les sourcils :
- Le père Bonaventure ? Il est là ?
- C'est bien lui, monsieur. Il a dit son nom.
- Alors fais-le monter. Et prépare du vin chaud!... Et quelque chose à manger. Il en a toujours plus ou moins besoin... surtout quand il fait froid ! Restez encore un moment, baron ! ajouta-t-il pour son visiteur.
- Mais vous attendez quelqu'un?
- Sans doute, cependant Bonaventure Guyon vaut la peine d'être vu. C'est un ancien religieux. Il était même, avant les troubles, prieur de l'abbaye Saint-Pierre de Lagny et il a reçu le don de voyance.
J'ai entendu parler de lui pour la première fois par le cardinal de Rohan durant l'instruction du fameux procès. Celui-ci déplorait de ne pas l'avoir écouté...
- Il l'avait donc consulté ? Cagliostro ne lui suffisait plus ?
- C'était avant Cagliostro. Louis XV vivait encore et Guyon avait prédit sa mort prochaine ainsi qu'un règne tragique pour son successeur. Rohan a voulu en savoir plus et un soir il est allé à Lagny. Discrètement bien sûr. Or, non seulement le prieur a confirmé ses prédictions, mais il lui a conseillé de ne jamais s'approcher de bijoux en diamants qui pourraient être la cause de sa ruine.
- Et comme Cagliostro est arrivé entre-temps, il a oublié la prédiction...
- Vous voyez bien que non puisqu'il m'en a parlé, mais il s'en est souvenu trop tard. La comtesse de La Motte l'avait envoûté avec le mirage d'une réconciliation... intime avec la Reine. Et il a acheté le collier de Boehmer et Bassange, pensant lui plaire.
Le Noir s'interrompit pour aller au-devant du vieillard que son valet accompagnait. Il le reçut avec plus d'égards sans doute que s'il eût été grand seigneur, et cela en dépit de son apparence minable. Vêtu d'un surtout vert olive passablement élimé, d'un gilet noir et d'une culotte en satin marron, Bonaventure Guyon avait environ soixante-dix ans. Il avait de longs cheveux blancs sous un vieux tricorne noir cachant la tonsure, des joues pâles et ravinées par les rides; sous l'ombre du chapeau brillaient des yeux d'un bleu extraordinairement clair et lumineux. Des yeux qui avaient toujours l'air de voir au-delà de ceux sur qui ils se posaient. Et ce fut sur Batz qu'ils se posèrent tandis qu'on l'aidait à s'asseoir dans le fauteuil que le baron venait d'abandonner. Il y avait dans leur profondeur une surprise qui en quelques secondes se changea en angoisse. Il eut même, de sa main maigre aux doigts écartés, un geste de refus.
- Eh bien qu'y a-t-il ? dit Le Noir avec un rien d'agacement.
- Je ne sais pas, répondit le vieil homme sans quitter Batz des yeux, il y a, sur ce gentilhomme, une auréole bleue... d'un bleu admirable... rayonnant, et pourtant il s'agit de quelque chose de terriblement maléfique!... Monsieur, vous devez vous préparer à de grandes épreuves mais, à cause de cette lueur bleue, je ne saurais vous dire de quoi il s'agit... Pardonnez-moi, je pourrai peut-être vous en apprendre davantage un autre jour. Si vous voulez venir me voir, bien sûr! J'habite à la Contrescarpe... rue de l'Estrapade, numéro 13...
- Je n'y manquerai pas, dit Batz en le saluant avec un respect souriant, mais ne soyez pas en souci pour moi! J'ai l'habitude de regarder les épreuves en face...
Le valet revenait avec un plateau chargé qu'il posa devant le père Guyon après avoir fait un peu de place sur le bureau encombré.
- Je vous raccompagne ! dit Le Noir en prenant Batz par le bras.
Lorsqu'ils furent dans le vestibule, il dit encore :
- Votre ami Pitou fait preuve d'un beau courage mais il est imprudent. Avec ses amis Nicolle, Ladevèze, Cassât et Leriche, il vient de lancer une nouvelle gazette, le Journal historique et politique, qui rencontre du succès parce qu'il est hostile à la Convention. Et en plus ils en préparent un autre, le Journal français, qui est pire encore si cela se peut...
- Il ne m'en a rien dit et j'avoue ne pas avoir lu les gazettes ces derniers temps : elles me rendent malade. Comment se fait-il qu'il m'ait caché cela ?
- Il pense sans doute que votre part de soucis est suffisamment importante quelle que soit la largeur de vos épaules et il entend combattre à sa manière. Ce que lui et ses amis cherchent à obtenir, c'est un retournement d'opinion en faveur du Roi. Seulement, à ce jeu ils risquent leur tête...
- Ils le savent, n'en doutez pas. Et je ne peux qu'approuver leur idée. Si l'on ose mettre le Roi en jugement, nous allons avoir besoin de toutes les consciences, de toutes les révoltes.
- Mais oseront-elles s'exprimer ? La peur est un terrible agent dissuasif. Elle peut fermer bien des bouches, retenir bien des bras... Quoi qu'il en soit, je vous aurai prévenu. Faites à votre guise... avec mon entière bénédiction, mais prenez garde à vous ! Au moment de partir, Batz revint sur ses pas.
- Avec tout le respect que je vous dois, Monsieur, m'autorisez-vous une question?
- Je vous les autorise toutes.
- Puisque vous me bénissez si généreusement, c'est que vous voulez aider le Roi. Cependant, mon ami, vous êtes franc-maçon?
- Oui... fit Le Noir avec un sourire plein de malice qui donna un charme nouveau à son fin visage. Cela vient de ce que j'ai beaucoup vu et beaucoup vécu. Lorsque l'on est jeune, on est vite séduit par une sorte de fraternité. Et puis il y a les rites secrets et tout le parfum de mystère qui s'en dégage, mais je hais l'excès en tout et ce que nous voyons depuis des mois me désole. De même que me hérissent certaines maximes " secrètes " parce que injustes. " Foulez aux pieds les lys de France ! " Et pourquoi pas l'aigle impériale ? Pourquoi pas les léopards d'Angleterre? Parce qu'ils ont bec et griffes ? Notre pauvre et bon roi n'en a pas, lui, de griffes ! C'est peut-être pour cela que je l'aime. Je vous ai répondu?
- Tout à fait... mais je n'étais pas inquiet. Bonne nuit !
Après avoir vu Batz remonter dans son fiacre, Le Noir referma le vantail découpé dans la grande porte cochère, puis le rouvrit aussitôt, tout juste assez pour offrir à son oil un champ de vision. Son instinct de policier lui soufflait que Batz devait être suivi et, en effet, il vit une seconde voiture passer devant sa porte...
Alerté par ce que venait de lui dire son vieil ami, le baron, qui n'y songeait pas en quittant le Palais-Égalité, s'aperçut vite qu'il était suivi. Il n'hésita qu'un instant et décida de changer de direction. Pas question d'emmener à Charonne ceux qui ne pouvaient lui vouloir que du mal ! Du pommeau de la canne qui ne le quittait jamais lorsqu'il était sous son aspect normal - elle contenait en effet une solide lame d'épée -, il frappa à la vitre le séparant du cocher :
- J'ai changé d'avis, dit-il. Il est trop tard pour franchir la barrière. Conduis-moi rue Ménars, citoyen !
- J'aime mieux ça, approuva l'homme. Mon cheval est fatigué et moi aussi...
Depuis que des troubles graves agitaient Paris, Batz n'allait plus que rarement dans cette jolie maison dont, avant la Révolution, il habitait le rez-de-chaussée alors que Marie Grandmaison habitait à l'étage. C'est là qu'ils s'étaient connus, aimés, et cet endroit leur était cher à tous deux. Batz avait acheté le bâtiment et en avait modifié l'intérieur pour établir une communication directe entre les deux logis. Depuis, ils avaient trouvé Charonne qu'il préféraient l'un comme l'autre, mais ils ne s'étaient jamais défaits de la rue Ménars. Quant aux autres demeures que Batz attribuait aux divers personnages qu'il assumait - l'impasse des Deux-Ponts, la rue du Coq et autres -, Marie en ignorait les adresses tout en sachant qu'elles existaient car il tenait par-dessus tout à lui éviter le plus d'angoisses possible... Pour ce soir, il savait qu'elle s'inquiéterait en ne le voyant pas venir rejoindre Morris et Devaux comme il l'avait annoncé. Ce n'était pas la première fois que cela arrivait et la jeune femme n'en serait pas moins une hôtesse attentive, surtout pour l'Américain qui, par prudence, passerait la nuit là-bas, ce qui permettrait à Batz de le retrouver le lendemain matin.
"Un homme pour le Roi" отзывы
Отзывы читателей о книге "Un homme pour le Roi". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Un homme pour le Roi" друзьям в соцсетях.